Par Louis Naud Pierre [1]
Soumis à AlterPresse le 18 mars 2006
La société haïtienne contemporaine est affectée par un double phénomène. D’une part, la destruction quasi-totale du système productif et la rareté des ressources qui en découle renforcent les vieux conflits qui opposent traditionnellement les groupes sociaux les uns aux autres. D’autre part, la tendance à l’affrontement des diverses élites en lutte pour le pouvoir (élites descendant des Affranchis et des Généraux de la révolution, noires et mulâtres, et élites d’origine rurale et populaire émergées à la tête des mouvements contestataires des années 1980-1990 et/ou issues du système universitaire national et international) aboutit à une véritable impasse politique. La combinaison de ces deux phénomènes influence très fortement la nouvelle configuration de la société haïtienne, qui est caractérisée par l’effondrement de toutes les institutions (famille, entreprise, religion, Etat) et par un état où « tous les coups sont permis ». En privilégiant les institutions étatiques, les politiques de « développement institutionnel » mises en œuvre depuis 1994 s’avèrent inefficaces. En témoigne le basculement de la société dans un chaos total, dont le trait principal est la banalisation des crimes (tels que homicides, enlèvements et séquestrations, viols et tortures). Il conviendra d’explorer les nouveaux outils de sortie de ce chaos et de construction de l’Etat. Nous faisons l’hypothèse de la continuité des divers niveaux de régulation : politique, juridique et sociale. Autrement dit, dans ce domaine, l’Etat et ses organes seront d’autant plus efficaces que les institutions sociales (familles, entreprises, partis politiques, mouvements associatifs, syndicaux et religieux, etc.) seront fonctionnelles et efficientes.
Les politiques de « développement institutionnel » mises en œuvre depuis 1994
Les solutions préconisées par les experts nationaux et transnationaux pour sortir du chaos sociopolitique caractérisant la société haïtienne en Haïti reposent sur un postulat central : toute institution comporte en soi une volonté et une puissance qui sont traduites dans des règles servant des buts objectifs - à savoir l’ordre, la sécurité, le bien-être individuel et collectif - découverts par la « raison juridique ». Ainsi, le problème d’inefficacité voire de dysfonction de l’Etat chargé de réaliser ces buts est ramené soit à la défaillance personnelle et professionnelle des agents, soit à l’incohérence et à l’archaïsme des règles, soit à ces deux facteurs à la fois. Dès lors, pour remédier à ces problèmes, ces experts recommandent : (1) le renforcement des organes étatiques par le biais du recrutement, de la formation et de la valorisation des salaires des agents publics et assimilés (la réforme de la justice et de l’administration publique) ; (2) la refondation des anciennes règles et l’instauration de nouvelles (la réforme du droit) [2]. Le résultat mitigé de ces politiques mises en œuvre depuis 1994 renforce la tendance à associer la dénonciation de ces échecs à un diagnostic désabusé quant à l’aptitude des « ex-colonisés » à se soumettre volontairement à des règles institutionnelles fondées sur les valeurs modernes. Influencé par les postulats de l’institutionnalisme sociologique qui met les facteurs historico-culturels au cœur de l’analyse politique, un certain nombre de chercheurs déplacent l’interrogation vers le passé esclavagiste colonial constitutif de l’histoire de la nation haïtienne.
Les auteurs reprennent la problématique de la prégnance du « passé » dans la perspective de Jean-Price Mars insistant sur les imaginaires, représentations, réseaux symboliques, institués dans le cadre du système esclavagiste colonial [3]. Toutefois, cette question est le plus souvent traitée avec moins de subtilité par certains d’entre eux qui voient dans la persistance du syndrome esclavagiste l’impossibilité de mettre en place des institutions modernes en Haïti [4]. De l’identification du « passé » comme blocage au développement des ces types d’institutions en Haïti, ces derniers passent souvent sans transition à la dénonciation de l’ « égoïsme » et de la « corruption » des élites [5].
L’intérêt de ces auteurs est d’aller au-delà de la vision des experts qui ne conçoivent les institutions que comme des corpus de normes coercitives qui doivent s’imposer impérativement aux individus, et donc ramènent l’ineffectivité de celles-ci à la seule défaillance des organes chargés de garantir leur application. Or, qu’elles soient imposées par une puissance externe ou produites par des dynamiques endogènes, les normes restent extérieures aux acteurs et ne peuvent les assujettir de façon mécanique. Les mobiles qui incitent à leur respect ou à leur mépris relèvent de quelque chose qui dépend en définitive des raisons propres. Ainsi, en ce qui concerne l’individu, la volonté ou non de coexister pacifiquement avec les autres le rend sensible ou non aux réactions, diffuses ou organisées, d’approbation ou de réprobation de ses actes [6] ; s’agissant de l’Etat, la sensibilité ou non des groupes qui le contrôlent aux demandes sociales en matière d’ordre, de sécurité, de protection et de bien-être conduit à des choix politiques centrés sur ces préoccupations ou non. Dans ces conditions, la démarche qui se propose de déterminer comment la contrainte puisse s’exercer avec le maximum d’intensité pour que les activités des acteurs publics et privés demeurent conformes aux normes officielles est inapte à cerner tout ce qui se joue dans le conformité ou la non-conformité aux règles établies. Mais en mettant l’accent sur un monde immémorial établi par l’ « esclavagisme » et le « colonialisme » tenu pour la cause matérielle, formelle, efficiente et finale des institutions préexistantes, ce cadre d’analyse ne peut en aucun cas concevoir la possibilité d’évolution ou de transformation de celles-ci.
Les nouvelles dynamiques institutionnelles
Les institutions, sociales et étatiques, peuvent être comprises à la fois comme des lieux de réalisation des buts collectifs et comme des instances de contrôle ou de socialisation des individus. A ce titre, elles sont des mécanismes de pouvoir et de domination et, partant, des instruments de « gouvernance » qui assure l’articulation des intérêts. Autrement dit, elles apparaissent comme des modalités d’exercice du pouvoir civil et politique. à€ travers le chaos sur lequel les analyses évoquées ci-dessus focalisent l’attention apparaissent de nouvelles dynamiques d’institutionnalisation. Celles-ci consistent notamment dans des formes de direction opérées par les organismes supranationaux et dans l’instauration de nouveaux circuits politiques devant structurer les intérêts et assurer la médiation entre les divers secteurs sociaux.
On assiste en effet à une double dynamique. La première est l’harmonisation progressive des institutions juridiques nationales avec les institutions juridiques internationales en matière de droits de l’homme, protection de l’environnement, échanges socioéconomiques et financiers. C’est l’objectif que poursuivent les entreprises de réformes du droit, de la Justice et de l’administration publique, de modernisation de l’économie et de la finance. La deuxième est le renforcement des instances de socialisation des individus et d’articulation des intérêts, qui passe par le soutien matériel, financier et humain, aux organisations de la société civile (ONG, médias, universités, églises, écoles, etc.) et aux organes politiques (Etat, collectivités territoriales, partis politiques, mécanismes électoraux, etc.). Dans cette perspective, on peut citer deux programmes à titre d’exemple : le programme de développement local à Marmelade dans la région de l’Artibonite ; le programme d’Appui au mouvement coopératif haïtien.
1. Le programme de développement local à Marmelade (une commune rurale, département de l’Artibonite) est financé par le Canada. Il s’articule autour de trois axes : aide aux agriculteurs dans les domaines de la formation et d’acquisition des outils nécessaires pour assurer un développement agricole durable ; mis en place d’un cadre de participation des habitants dans les processus décisionnels locaux ; renforcement de la gouvernance locale. Il s’agit à la fois de sensibiliser les acteurs intéressés aux problèmes de développement durable impliquant une gestion efficace des ressources disponibles (ressources naturelles et financières, faune, flore, etc.) et de les responsabiliser.
Les dynamiques d’institutionnalisation contenues dans ce programme résident dans les engagements réciproques des parties en présence. De son côté, par le biais de l’Agence canadienne de développement international (ACDI), le Canada s’engage pleinement auprès de la population locale : elle fournit les ressources financières nécessaire à la réalisation du projet, établit les règles en matière de gestion et de respect de l’environnement, met en place un système de contrôle bureaucratique (rapports, justification des dépenses, etc.). En retour, la population se doit d’obtenir des résultats en terme d’amélioration de la gouvernance locale et de « capacité de chacun à mieux prendre en main sa destinée individuelle et collective ». Un tel programme est susceptible de contribuer à la construction d’un nouveau cadre référentiel de l’action publique à l’échelle locale (espace de débat public, système de coopération articulé sur la conscience des intérêts communs, réciprocité des échanges). Il pourra ainsi concourir à l’éradication du problème qui fait obstacle au processus développement national depuis l’Indépendance : la fragmentation de la société et l’absence de prise de conscience des intérêts communs (au-delà du cercle familial et amical) qui en découle.
2. Le programme d’Appui au mouvement coopératif haïtien, regroupant une soixantaine de caisses, consiste à accroître l’accès des couches défavorisées au crédit et à la micro-finance. Le but est non seulement de lutter contre la pauvreté extrême qui touche plus de 2/3 de la population, mais encore de redynamiser les tissus économiques du pays ravagés par plus de vingt années d’instabilité politique. La politique de recrutement, de formation et de distribution d’un niveau de salaire raisonnable au personnel des caisses mise en œuvre est susceptible d’avoir à terme des effets positifs sur le développement sociopolitique et culturel local. En effet, étant dotées d’une solide formation et d’une expérience éprouvée en matière de gestions modernes, ces nouvelles élites socialement enracinées pourront influer positivement sur l’orientation des politiques publiques dans tous les domaines locaux.
Il faut noter l’existence de milliers de programmes de financement visant des structures très diverses : des organisations féministes aux organisations paysannes en passant par des syndicats, des partis politiques, des médias communautaires, des établissements d’enseignement, etc.... L’originalité de ces politiques de « développement institutionnel » réside dans le fait que ce n’est plus uniquement l’Etat et ses organes qui sont visés, mais aussi les divers groupes ou réseaux sociaux qui constituent, d’une part, des lieux de construction et de poursuite de buts collectifs et, d’autre part, des instances de socialisation et d’intégration des individus. Le processus d’instauration de ces mécanismes de domination produisant de la « CENTRALITE » semble irréversible, en dépit des logiques centrifuges : résistances de certaines factions des élites attachées à leurs privilèges hérités ou acquis ou tout simplement au chaos dont dépendent leurs intérêts.
La problématique de l’institutionnalisation
En effet, la problématique de l’institutionnalisation doit s’inscrire dans la perspective globale - jusque-là écartée - de reconstruction des liens sociaux et d’identité commune, qui implique l’instauration de cadre d’interaction centré tant sur la satisfaction des besoins individuels que sur l’intérêt général. Il s’agit donc de créer les conditions d’acculturation de nouvelles normes et règles du jeu socio-économique et politico-administratif.
En mettant l’accent, d’une part, sur les aspects relationnels, participatifs et socialisateurs des projets et, d’autre part, sur le renforcement des capacités d’autogestion des populations locales, la nouvelle orientation des politiques de « développement institutionnel » paraît plus dynamique : elles associent normes contraignantes de gestions modernes et consentement des bénéficiaires, définition contextuelle des choix d’acteurs et cadres de prédéfinition des comportements. Les deux programmes cités en exemple, si les résultats obtenus concrètement sont concluants, pourraient servir de « laboratoire institutionnel » pour élaborer des modèles applicables à l’échelle d’Haïti et même à d’autres pays en voie de développement.
[1] Louis Naud PIERRE, Sociologue, Coordonnateur du Réseau d’études sur Haïti (RES-HAà TI), Laboratoire d’analyse des problèmes sociaux et de l’action collective, (LAPSAC), Université Bordeaux 2,
Contact naudpierre@yahoo.fr
http://www.lapsac.u-bordeaux2.fr/frenchpresentation/reshaiti/2accueilhaiti.htm.
[2] Voir : Groupe d’études et de réflexion [GER] (2000), Etat de Droit, Rapport final, Domaine de Gouvernance ; Commission Préparatoire à la Réforme du Droit et de la Justice [CPRDJ] 1997, Document de Politique générale, Port-au-Prince, Ministère de la Justice ; Mission Civile Internationale en Haïti [MICIVIH] (1996), Le système judiciaire en Haïti : Analyse des aspects pénaux et de procédure pénale, Port-au-Prince.
[3] PRICE-MARS, Jean [1ère éd. 1919] (2001), La Vocation de l’Elite, Port-au-Prince, Presses Nationales d’Haïti.
[4] PEAN, Leslie J. R. (2000), Economie politique de la Corruption (De Saint-Domingue à Haïti, 1791-1870), Port-au-Prince, Editions Mémoire, Tome I, p. 98.
[5] BARTHELEMY, Gérard (2004), « Affranchis mulâtres et noirs libres en compétition pour le contrôle de la société post coloniale (Saint-Domingue-Haïti) », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, l’association Les Anneaux de la Mémoire de Nantes, Nantes ; ETIENNE, Sauveur Pierre (2005), Elites politiques, Etats, et rapports transnationaux de pouvoir en Haïti ( 1697-2004), (Thèse de Doctorat en science politique), Université de Montréal ; PIERRE, Luc-Joseph (1997), Haïti : Les origines du Chaos, Port-au-Prince, Henri Deschamps.
[6] DUBET, François (1994), Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, p. 1994.