Lettre ouverte au Président René Garcia Préval, suivie de la proposition de Pacte pour la réforme de la justice
Documentation soumise à AlterPresse le 15 mars 2006
Lettre ouverte au Président René Garcia Préval
Port-au-Prince, 2 mars 2006
Monsieur René Garcia Préval,
Président élu de la République d’Haïti
Excellence,
Le Comité Coordonnateur du Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice vous présente ses félicitations et ses souhaits de succès en ce début d’un nouveau mandat comme Président du pays, qui suscite tant d’espoirs et d’attentes chez le peuple haïtien.
Avec beaucoup d’intérêt le Forum Citoyen a pris acte de votre intention de renforcer les institutions du pays, notamment les institutions judiciaires. Il se souvient toujours de certaines initiatives prises par vous en faveur de la réforme judiciaire au cours de votre premier mandat. Les problèmes affrontés par la justice vous sont bien connus : sa forte dépendance par rapport au Pouvoir exécutif ; les enquêtes judiciaires qui n’aboutissent presque jamais ; l’absence d’assistance judiciaire au bénéfice des simples citoyens ; le manque de proximité de la justice et, en dernier lieu, la corruption qui gangrène le système de sorte qu’il n’y a pas de sécurité judiciaire.
Le Comité Coordonnateur du Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice a l’avantage de vous soumettre son expérience dans la réflexion systématique sur la réforme de la justice en Haïti, à partir de la participation citoyenne. Au cours des 4 dernières années, 7 Forums nationaux ont été organisés ; 300 rencontres multisectorielles à travers les 10 départements du pays ; au moins 14.000 citoyens et citoyennes y ont participés, membres de quelque 3000 organisations de base.
Le processus de la réforme de la justice ne peut se concentrer exclusivement sur des réformes partielles, à partir du Ministère de la Justice, par voie de décrets. La réforme de la justice participe à la réforme de l’Etat et à la transformation sociale par l’établissement de nouvelles pratiques démocratiques et institutionnelles. Dans ce sens, le Comité Coordinateur du Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice attire votre attention sur un ensemble de décrets pris par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique pour entamer une réforme. De notre avis, à coté des questions sur le contenu, il manque aux décrets une réflexion participative qui puisse garantir leur légitimité et leur application dans la société haïtienne et dans le système judiciaire en particulier.
Le Comité Coordonnateur du Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice a donc l’honneur de vous présenter, Monsieur le Président, son expérience et les conclusions de ses recherches en ce moment. Les orientations fondamentales sont décrites dans un projet de « Pacte pour la Réforme de la Justice », que le Comité Coordonnateur a fait parvenir aux différents partis politiques bien avant les élections du 7 février 2006. En outre, à l’occasion de la rentrée parlementaire, le Forum Citoyen projette d’organiser une rencontre du Forum pour communiquer aux nouveaux élus la démarche et les conclusions du Forum Citoyen ; dans le cadre des initiatives futures envisagées, nous proposerons de nouvelles initiatives.
Assurés que ces points ne vous laisseront pas indifférent, veuillez agréer, Monsieur le Président, l’hommage de notre respect.
Pour le Comité Coordonnateur du Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice Pénale,
Chérubin Tragélus, membre
Proposition de
Pacte pour la Réforme de la Justice
Préambule
Considérant que la Nation haïtienne s’est engagée dans un processus de transition démocratique depuis 1986 en dénonçant l’impunité et les violations des libertés et droits fondamentaux et en exigeant la réforme de l’Etat et de la justice ;
Considérant que les conditions d’accès à la justice ne se sont toujours pas améliorées et que la réforme de la justice tarde à se réaliser ;
Considérant que Démocratie et Justice sont liées ;
Considérant que l’Etat de droit démocratique est celui dans lequel les libertés et les droits fondamentaux de chacun sont effectivement garantis, notamment par un système judiciaire impartial et indépendant ;
Considérant que le processus de réforme de la justice ne peut se concentrer exclusivement sur des réformes partielles, à partir du Ministère de la Justice uniquement ;
Considérant que la réforme de la justice doit contribuer à la réforme de l’Etat et à la transformation sociale par l’établissement des pratiques et des institutions démocratiques ;
Considérant que l’expérience menée par le Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice et d’autres organisations de la société civile, en faveur de l’institutionnalisation de nouvelles pratiques démocratiques d’élaboration des politiques publiques, doit être prise en compte par l’Etat ;
Considérant qu’en vertu du principe de la continuité de l’Etat, le prochain gouvernement ainsi que le Parlement à venir devront inscrire à leur agenda politique la réforme de la justice et la réforme de l’Etat, de ses pratiques ;
Nous, organisations de la société civile, nous nous lions par ce Pacte pour la réforme de la justice, aux fins d’établir un agenda de la réforme du système judiciaire qui participe à la construction de l’Etat de droit démocratique, de l’Etat de justice.
Article I
De la réforme de la justice comme réforme de l’Etat
L’Etat de droit démocratique garantit le respect de la dignité de la personne humaine. La réforme de la justice, en tant que réforme de l’Etat, vise à la construction de :
• Une justice qui protège et garantit les droits et la dignité de la personne humaine :
Une justice respectueuse des personnes ;
Une justice impartiale ;
Une justice indépendante.
• Une justice accessible à tous :
Une justice qui accueille tous les citoyens dans l’exercice de leurs droits, y compris les plus pauvres ;
Une justice proche des citoyens ;
Une justice compréhensible par tous.
• Une justice transparente et efficace :
Une justice qui résout les conflits dans un délai raisonnable ;
Une justice qui recherche la meilleure voie pour résoudre les conflits ;
Une justice qui repose sur la compétence des acteurs judiciaires.
Article II
Du diagnostic de la justice comme diagnostic des pratiques de l’Etat
Les dysfonctionnements de la justice, en lien avec les caractéristiques de l’Etat, se systématisent dans les cinq problèmes clé suivants :
• Le pouvoir judiciaire est dépendant des autres pouvoirs ;
• L’enquête dans la plupart des cas est déficiente et n’aboutit à aucun résultat ;
• L’Etat n’assure pas l’accès à l’aide juridique ;
• Il n’y a pas de sécurité juridique. La justice est corrompue ;
• La justice n’est pas proche des citoyens. Elle est incompréhensible.
Problème 1 : Le pouvoir judiciaire est dépendant des autres pouvoirs
Le pouvoir judiciaire se trouve sous la domination de l’Exécutif, du Législatif et des collectivités territoriales : l’accès à la justice, l’impartialité et l’indépendance des juges ne sont pas garantis.
Problème 2 : L’enquête est souvent déficiente et n’aboutit à aucun résultat
Dans la majorité des cas, les enquêtes criminelles se poursuivent sans aboutir à d’autres résultats que l’impunité et la violation des libertés et des droits fondamentaux des individus en procès, victime et personne accusée.
Problème 3 : L’Etat ne garantit pas au citoyen l’accès à l’aide juridique
L’inexistence d’une politique publique en matière d’aide juridique est caractéristique de l’Etat prédateur des libertés et des droits fondamentaux. L’inefficacité d’une telle aide conduit, pour les catégories sociales vulnérables, à l’incapacité de faire respecter leurs droits à l’occasion d’un conflit.
Dans le cadre de la justice pénale, l’inexistence d’une aide juridique est souvent à l’origine d’une détention provisoire prolongée illégalement et constitue l’une des principales causes de l’impunité et d’autres violations de droits humains.
Problème 4 : La justice est corrompue. Il n’y a pas de sécurité juridique
La corruption se caractérise notamment par la confusion entre patrimoine public et patrimoines privés, la négation de l’intérêt général, l’utilisation des services publics à des fins strictement personnelles. Dans le système judiciaire, elle aboutit à l’impossibilité d’appliquer la loi, via des décisions judiciaires impartiales. Elle engendre la délégitimation et la perversion des fondements de la démocratie et de l’Etat de droit. Elle détruit le lien social.
Problème 5 : La justice n’est pas proche des citoyens. Elle est incompréhensible
La langue utilisée par les acteurs judiciaires ainsi que le formalisme du langage judiciaire, sont des obstacles à la compréhension de la justice. Pour la majorité des citoyennes et des citoyens, la justice est incompréhensible et n’est qu’un instrument d’exclusion et de répression.
Article III
Des axes prioritaires de la réforme de la justice
1. Séparation de l’Exécutif d’avec le Pouvoir judiciaire
a. Redéfinition du rôle et du fonctionnement du Ministère de la Justice et de la Sécurité publique
b. Indépendance du pouvoir judiciaire
i. Organisation du pouvoir judiciaire
ii. Conseil Supérieur de la Magistrature
iii. Statuts de la Magistrature
iv. Règlements intérieurs des Cours et Tribunaux
v. Ecole de la Magistrature
2. Mise en place d’un système d’aide juridique efficace et respectueuse de la dignité humaine
a. Définition du rôle des barreaux, des organisations de la société civile dans la mise en œuvre d’une politique publique en matière d’aide juridique
b. Définition du rôle du Ministère de la Justice dans la mise en œuvre de cette politique publique
3. Réforme de la procédure criminelle (Code d’instruction criminelle)
a. Définition les objectifs de la réforme de la procédure criminelle
b. Diagnostic du système judiciaire pénal
c. Etablissement des mécanismes et de l’agenda de la réforme de la procédure criminelle
4. Adoption de mesures pour rendre la justice plus proche des citoyens
a. Actualisation de la carte judiciaire et de la distribution des cours et des tribunaux
b. Traduction de tous les textes de loi en créole
c. Promotion des modes alternatifs de résolution des conflits
5. Prise de mesures de lutte contre la corruption dans le système judiciaire afin d’assurer la sécurité juridique
a. Réforme des mécanismes de contrôle et d’observation du fonctionnement de la justice
b. Participation des organisations de la société civile à l’observation du fonctionnement de la justice.
Article IV
Des acteurs de la réforme
Au cœur de la réforme, se trouvent les citoyennes et les citoyens, qui y participent par des mécanismes complémentaires.
Premièrement, ils prennent part au débat public sur la réforme via leurs représentants au sein des différents pouvoirs de l’Etat, en particulier, le Parlement - les sénateurs et les députés - et l’Exécutif - le Président de la République, le Premier Ministre et le cabinet ministériel.
Deuxièmement, les citoyens et les citoyennes participent à la réforme directement, individuellement collectivement, via des organisations de la société civile, telles que :
• Les organisations de droits humains ;
• Les organisations de femmes ;
• Les syndicats et les organisations paysannes ;
• Les organisations de magistrats, d’avocats et les autres professions juridiques ;
• La presse, les artistes et les intellectuels ;
• Les associations patronales ;
• Les partis politiques.
Sont acteurs de la réforme aussi bien les organisations de la société civile que les représentants de l’Etat.
Article V
La méthodologie de la réforme
La réforme de la justice, en tant que réforme de l’Etat et de ses pratiques, doit être structurelle.
Elle doit viser à la réforme de l’Etat et de ses pratiques, à l’élaboration de nouvelles politiques publiques en matière judiciaire, à leur mise en œuvre et à leur contrôle dans un contexte démocratique.
La réforme, en tant que réforme de l’Etat de droit démocratique, doit être participative.
Elle doit viser à établir les espaces publics nécessaires à l’expression de la volonté citoyenne, pour l’émergence de nouvelles valeurs et pratiques et aboutir à une nouvelle vision de l’Etat et de la justice, de leur mission et de leur fonctionnement.
Cette méthodologie passe par l’élaboration d’un pacte - entre organisations de la société civile - et la mise en place d’un agenda public - par les autorités politiques - fixant les objectifs et le processus de la réforme de la justice - comme manifestation de la volonté politique et comme processus itératif entre les représentants de l’Etat et les citoyens dans l’élaboration des politiques publiques.
Article VI
De l’agenda de la réforme
La réforme de la justice en tant que stratégie de la réforme de l’Etat - de la société - doit être cristallisée dans un agenda qui, à court, à moyen et à long terme, l’organise en articulant les objectifs et les moyens sociaux, politiques et financiers nécessaires à la réforme. Reflet d’un consensus entre les principaux acteurs de la réforme de la justice, l’agenda doit être concerté et connu de tous.