Par Jn Anil Louis-Juste [1]
Soumis à AlterPresse le février 2006
D’abord, nous devons souligner l’origine de notre intérêt dans cet article. De retour au pays, nous avons pris connaissance d’un texte du groupe KSIL [2], où ce dernier assimile sa propre position à notre tentative de relecture de l’histoire du pays [3], mais nous n’avons pas estimé opportun de relever tout de suite, les points de différence essentielle entre les deux positions. Toutefois, l’écoute du “manifeste du 8 février 2006†[4]sur les ondes de la Radio Quisqueya et l’interview de Yanick Guiteau Dandin qui s’ensuivit immédiatement, nous ont montré l’urgence d’une réponse. Ainsi avons-nous dû nous procurer le texte majeur du groupe.
Le Groupe en question a fait sortir son manifeste intitulé : “Nan inite istorik tout pèp la, an nou repran chemen liberasyon pou nou konstwi nasyon an [5]†(sans date de publication !). Ce manifeste a précédé le texte lu à la Radio Quisqueya, au lendemain des élections présidentielles et législatives du 7 février 2006. Ces deux documents expriment clairement la position politique du groupe, que nous allons tenter ici d’identifier, à partir d’une lecture socio-historique de la réalité qu’il veut transformer. Pour cela, nous pensons discuter de la question théorique et de la solution pratique de la (re)fondation de la nation haïtienne. Ainsi estimons-nous nécessaire de dégager la vision du monde qui a inspiré les rédacteurs de ces deux textes.
Notre lecture partira de la présentation objective des “manifestes†sous étude pour arriver à l’efficace politique du groupe. Et l’histoire nationale nous servira de médiation à la rencontre de la théorie et de la pratique au cours de l’étude de ces documents politico-idéologiques.
Identité et Liberté comme principes philosophiques de base du groupe
Le groupe ouvre sa porte d’entrée politique à la clef du projet de libération de nos ancêtres, les esclaves de Saint-Domingue :
“Si nou vle sòti nan tenèb fè nwa mizè, grangou, malsite, vyolans ak iyorans nou dwe kaba ak vye sistèm sa a, repran chemen liberasyon zansèt yo te trase a pou konstwi yon nasyon ki granmoun tèt li, apre Bondye†( : 1)
La domination coloniale et néo-coloniale serait la cause fondamentale de ces problèmes sociaux :
“(...), manman vant pwoblèm nan, se sòti anba sistèm dominasyon an.†( : 4)
Ce système de domination est conçu comme “un système de colonisation interne qui se met au service d’une domination étrangère†[6] ( : 5) Autrement dit, le groupe identifierait l’†impérialisme†à la structure de domination du “peuple†haïtien.
La “culture†est alors exploitée comme ciment de ce qu’il appelle le peuple et la nation haïtiens : “(...) kèlkilanswa klas sosyal, koulè po nou nou fòme yon pèp patikilye yo rele ayisyen†[7] ( : 2) Par culture, le groupe entend un ensemble de pratiques sociales comme par exemple “(...) tout kè kontan, fason nou danse, nou chante, nou mache, nou manje, nou renmen, fè lanmou, tout yon fason nou wè ak konsevwa lavi a, jan nou wè solèy ak lalin, lajounen ak lanwit, lavi ak lanmò, tè ak syèl, lanmè, larivyè, elt ;†[8] ( : 2).
Ainsi assumé, le principe culturel de l’identité porte le groupe à s’approprier le concept d’ “unité historique de peuple†construit par Marcel Gilbert, dans la tentative du défunt, de proposer à l’agenda politique de l’après-7 février 1986, la collaboration des classes dites nationalistes de la société haïtienne [9]. Dans l’appropriation, le groupe devient peu clair, puisque par-ci par-là , il distingue et dissocie le peuple de la nation. L’ambiguïté est manifeste par exemple, dans l’idée suivante : “Lè nou di ‘pèp’, nou pa wè yon sektè moun, men tout sila yo ki rekonèt yo kòm Ayisyen, “ ( : 1). De cette identification découle la nécessité de la libération selon la route tracée par nos ancêtres. Et la liberté peut être alors comprise comme la promotion de la culture nationale, composée de la manière suivante :
“Mak fabrik sa yo gen arevwa ak kote nou sòti, zansèt nou, istwa nou, lang nou pale, relijyon nou, jan nou wè lavi a, ak tout lòt eleman nan kilti nou ki distenge nou ak lòt pèp†( : 1)
Fondée sur la culture, la liberté selon le groupe, serait du genre ethnologique et dénuée de sens politique et économique. Cette hypothèse est à relier au fait que le groupe ne s’est pas préoccupé à définir concrètement ce qu’il appelle la liberté.
Dans le texte intitulé “Randevou 8 fevriye 2006 pou Ayiti pa peri†, le groupe continue à se positionner pour l’†unité historique de peuple†, puisqu’il déclare sans ambages être distant de “Lavalas†et du†GNB†: “(...), nou di peyi a pa ka retounen na Lavalas ni kontinye nan GNB†( : 1). Ainsi se propose-t-il de “construire une force sociale solidaire en quête d’une entente sur l’objectif d’orientation du pays†[10] ( : 2). La perspective de “(re)fondation†domine alors l’esprit de cette déclaration politique qui éloigne toute possibilité de luttes politiques fondées sur la division sociale réelle de la société : “Wete sosyete a nan afè 2 kan an, pou debloke peyi a nan chache yon solisyon nasyonal†[11] ( : 2) Les rédacteurs appellent donc à un mouvement général pour parvenir à cette (re)fondation de la nation : “Mache kontre sa a, se pou derape yon mouvman pou kanpe yon fòs sosyal solidè pou nou dekrete mobilizasyon nan tout peyi a, sou wout woumble refondasyon an†( : 2)
La vision des groupes signataires identifie donc l’identité du peuple haïtien à la réalisation de la liberté. La matérialisation de cette philosophie passe par la promotion de la culture nationale. Et la collaboration classiste devient la stratégie de mise en oeuvre de ce projet de liberté. Car :
“(...) pèp ayisyen an se youn, men li gen plizyè sektè ki ladan (komèsan, endistriyèl, bankye, elt...) kit divès kouch klas mwayèn (pwofesyonèl, ti komèsan, entelektyèl tout kalite, pwopriyetè mwayen), kit se divès sektè popilè (chomè, peyizan, ouvriye, ti pwopriyetè, ti pwofesyonèl, atizan) tout ansanm rankontre nan sa nou rele pèp ayisyen an. Se pa sitirasyon sosyal ou, pozisyon sosyal, klas sosyal ou ki di si w nan pèp la†[12] ( : 1)
Donc, de l’identité nationale découlerait une solidarité classiste pour la libération du peuple haïtien !
De l’émergence et du développement de la division sociale en Haïti
Lu sur les ondes de la Radio Quisqueya et au Programme “Fanm aktif†, le “manifeste†du 8 février 2006, ne peut ne pas être une position idéologico-politique qui partage la thèse de Marcel Gilbert contre les “brasseurs d’affaires†[13]. Fondé sur la solidarité classiste, le texte a invité les citoyens à oeuvrer dans le sens d’un projet national, en reprenant leur destin selon leur propre culture.
Cependant, l’interview qui a suivi la lecture du texte, laisse un certain vide. Par exemple, à la question de réconciliation des deux composantes sociales fondamentales de la Nation haïtienne, l’interviewée s’est contentée de la réponse de prise de conscience. Devant l’insatisfaction à peine voilée de l’animatrice, nous nous sommes posé la question, à savoir : refonder la nation par la prise de conscience de ces deux ailes antagonistes, est-il une stratégie politiquement viable ? Cette question amène une autre tout aussi importante : poser ainsi un problème politique majeur de notre société, n’est-ce pas nier la valeur théorico-politique de la Cérémonie du Bois Caïman, du Congrès de l’Arcahaie et de l’Assassinat de Jean Jacques Dessalines ? Nous pensons que la compromission pragmatique suggérée par des groupes et signataires du texte, tout en soulignant des problématiques sociales très consistantes, n’exprime pas une compréhension théorico-pratique de même ordre. Car, nous savons tous que la politique est le lieu privilégié de confrontation et de réalisation d’intérêts matériels et immatériels ; la lutte politique oppose donc toujours des acteurs. Dans la perspective de collaboration de classes antagonistes, qu’est-ce qui constituera les oppositions sociales ? Dans l’état actuel des gens et choses d’Haïti, qu’est-ce qui peut constituer le ciment idéologique ? N’est-il pas plus productif de considérer les places et positions des classes et groupes sociaux dans la production de l’Haïti d’aujourd’hui pour mieux arrêter un programme socio-politique ? L’histoire réelle de la société haïtienne reste le terreau le plus fertile dans le cadre de conception d’un nouveau projet de liberté ; l’histoire universelle contemporaine servira seulement de point lumineux pour éclairer l’horizon de ce projet d’émancipation humaine en Haïti.
Nous devons rappeler que le congrès socio-politique, connu sous le nom de Cérémonie du Bois Caïman (14 août 1791), signifie en tout premier lieu, le refus du système esclavagiste basé sur l’exploitation des forces de travail esclave au profit du capital émergent en Europe. La communion religieuse symbolise alors l’unité autour d’un projet de liberté. Et le goût du travail pour soi, expérimenté sur les places à vivres, concédées par des colons à partir de 1688, devient un réflexe conditionné à cette quête de liberté chez la majorité des esclaves de St Domingue. Cette psychologie s’est manifestée dans la Révolte Générale du 21-22 août 1791. Depuis lors, toute la question de liberté en Haïti peut être posée en terme de travail réellement libre. Et l’égalité concrète dans les moyens de production se transforme en leitmotiv des luttes sociales des esclaves, des soldats-cultivateurs, des paysans, des ouvriers, etc., comme en témoignent des comportements hostiles à la grandonarchie [14] instaurée par Toussaint Louverture.
En ce sens, le congrès de l’Arcahaie peut être interprété comme une déviation de ce projet de liberté, car les principaux chefs ainsi réunis contre le spectre du retour à l’esclavage, agité par l’expédition Leclerc en 1802, étaient tous des propriétaires terriens. Et l’alliance s’était tissée contre des chefs de groupes rebelles qui symbolisaient le flambeau de la liberté pleine [15], tels Petit Noà« l Prieur, Lamour Dérance, Charles Bel-Air, etc. Si le cri de Dessalines contre l’appétit des chefs à s’approprier les biens laissés vacants au lendemain de l’Indépendance proclamée en 1804, s’il avait un sens, celui-ci ne saurait se rencontrer que dans la lutte contre la perspective de transformation des soldats-cultivateurs en de simples travailleurs [16].
Toute l’histoire nationale, si l’on excepte quelques régimes politiques comme par exemple celui de Sylvain Salve, est une oeuvre politique peinte avec le sang et la sueur des travailleurs. Le pillage de la production caféière, les concessions anarchiques des réserves forestières, l’institutionnalisation du Code rural, etc., sont autant de lignes et plans composant cette architecture inhumaine.
L’émergence et le développement de la division sociale en Haïti ne sont donc pas des inventions d’intellectuels en mal de paraître. Ce sont des produits d’actions politiques anti-démocratiques posées tout au long du déploiement de notre vie nationale. Si la fondation de la nation haïtienne a posé la question de la liberté pleine, la gestion nationale aura témoigné, par contre, de la déviation de ce projet de liberté au profit des grandons et du grand capital. Aujourd’hui, la permanence de cette situation d’exploitation, de domination et de discrimination a entraîné la bidonvilisation du pays, par suite de l’incapacité matérielle des paysans à reproduire même simplement, leurs conditions de vie. Et la délinquance de jeunes ne saurait être interprétée comme l’effet d’une inadaptation à une vie dite normale.
A Port-au-Prince et dans les principales villes du pays, l’exode rural n’est pas absorbé. Les migrants vivent en marge de la société, par manque d’emplois. Ceux qui sont parvenus à vendre leurs forces de travail, sont systématiquement exploités et discriminés. L’exploitation sociale interne, subordonnée à la domination du grand capital, a tout fait pour empêcher l’irruption des masses populaires haïtiennes sur la scène politique ; le maintien de la grandonarchie est une condition politique de la reproduction du système inhumain en Haïti. Quand un mouvement de masse frappe à la porte de l’Etat grandon, il est vite résorbé et subsumé par cooptation des leaders. Et continuent à pleuvoir des invectives contre le désir de démocratie réelle de ces masses. Donc, le développement de la division sociale en Haïti est à mettre en rapport direct avec l’incapacité subjective et la dépendance objective des grandons bourgeois à faire des concessions socio-économiques susceptibles de leur procurer une certaine hégémonie dans la société haïtienne. Aussi notre tableau politique est-il dessiné de figures violentes et macabres. Poser la question de “réconciliation nationale†sans la relier avec le problème de division réelle de la société, c’est donc, pour le moins, une entreprise inconsciente.
Problème théorique et efficace politique de l’†Unité historique du Peuple Haïtienâ€
Ainsi, la position du groupe KSIL exige un examen minutieux qui interpelle la praxis qui a structuré la réalité qu’il désire ardemment transformer. Cette praxis s’est opérée tant dans la colonisation que dans la néo-colonisation. Aussi devient-il risqué de circonscrire la période de domination entre les deux siècles de colonisation et les 90 années de domination états-unienne, comme l’a fait le groupe ( : 1). Les 111 années de gestion proprement nationale ne sont pas à comptabiliser au registre de libération, car la vie sociale haïtienne n’est pas encore orientée selon la satisfaction des nécessités de tous les citoyens haïtiens ; la permanence de l’extraversion économique reste la preuve la plus convaincante en ce sens.
Comme nous l’avons indiqué tout au début, le manifeste du groupe KSIL est rédigé dans l’idée d’allier l’identité à la liberté. Ce mariage est lié d’un univers conceptuel composé de constellations idéelles telles que : peuple/nation, intérêts populaires/identité nationale, mouvement social/conscience nationale, domination/impérialisme, souveraineté nationale/émancipation populaire, etc. Ces compositions théoriques sont dominées par le projet de réconciliation nationale [17]. Par ainsi, le couple libération individuelle/libération collective qui signifie tout court, l’émancipation humaine, est noyé dans une tentative illusoire de réalisation d’une solidarité classiste.
Si le peuple et la nation sont des construits historiques, ils renvoient par contre, à une nuance substantielle qui interdit toute homologie. Dans la colonie de St Domingue, le peuple était constitué de la masse des esclaves, seule classe sociale à revendications réellement démocratiques. La nation haïtienne s’est (re)fondée [18] contre l’essence de la lutte démocratique déclenchée par le Soulèvement Général des Esclaves, à savoir celle de la liberté pleine. Dans cette perspective, c’est un travail d’alchimiste que de vouloir fondre des intérêts populaires dans un soluté d’identité nationale, en pleine paupérisation des classes moyennes et populaires. La solution politique magique qui en résulterait, ne peut convaincre que des adeptes religieux qui croient encore au miracle. Le projet de mobiliser des secteurs populaires contre la “domination du système†doit rencontrer, au moins, une solide nécessité locale dont la satisfaction immédiate exige la création d’outils organisationnels adéquats. Dans l’état actuel des choses, il est inconséquent de vouloir organiser les masses populaires pour la reconstruction de l’environnement, par exemple, en prétendant les allier aux classes dominantes qui ont su profiter du pillage de nos ressources naturelles. En ce sens, si les intérêts populaires peuvent former avec l’identité nationale, un couple cohérent, ils sont fondamentalement différents de ceux des grandons bourgeois.
De même, étant donné que tout mouvement social est essentiellement politique, il ne peut prétendre à construire une conscience nationale en niant ses propres intérêts, surtout ceux-là qui sont les plus stratégiques. C’est dans les luttes politiques pour la satisfaction des nécessités sociales immédiates que se crée la conscience sociale. Les classes sociales ainsi émergées, sauront réfléchir de manière à mettre en place leur propre mécanisme de construction d’une contre-hégémonie. Si elles vont s’opposer à la domination impérialiste sur leur propre parcours, le déclic ne peut venir que d’une compréhension assez profonde de l’alliance stratégique des grandons bourgeois avec le grand capital. Tout projet de libération sociale (individuelle et collective) deviendra chimérique à vouloir faire l’économie de cette donne combien essentielle dans le façonnement de notre histoire nationale.
C’est sans doute la négation de la production historique de la “question sociale†haïtienne qui a permis au groupe KSIL d’affirmer la thèse de l’Etat comme “instrument de consolidation du peuple [19] †:
“Nou dwe konsolide pèp sa a sou bout tè sa a ak toupatou li ye sou latè pou li manifeste diyite ak fyète. Se sa ki prensipal travay yon leta : se kreye kondisyon pou pèp la viv nan diyite ak fyète nan respè youn pou lòt†( : 2)
On aurait crû que l’organisation politico-militaire de Toussaint Louverture, d’idéologie essentiellement grandonarchique, ne portait pas les germes de l’Etat haïtien. Quand elle s’est développée pour constituer depuis longtemps, l’Etat patrimonialiste, elle le devient tout au long des luttes sociales où elle a ouvertement servi les intérêts des grandons bourgeois. En dehors de cette référence historique, les intérêts populaires n’ont aucun sens. C’est dans ce creuset, d’ailleurs, qu’un quelconque “intérêt supérieur de la nation†puisera sa réalité significativement sociale. L’idée de nier l’importance centrale des contradictions sociales dont l’aiguisement a débouché sur la lutte pour l’Indépendance politique, ne se repose donc pas sur une base historique assez solide. Quand le groupe KSIL a affirmé :
“(...) : si an 1791-1803 se te plis sou kontradiksyon ki te genyen nan mitan divès sektè ki ta pwal fòme pèp ayisyen an nou te chita, nou pa t ap rive nan 1804. Listwa montre nou aklè se nan yon inite istorik pèp ayisyen an ta pwal manifeste volonte l pou konstwi yon nasyon†( : 3),
il a tout simplement nié la réalité du fait historique comme la possibilité réalisée. Autrement dit, il n’y a rien d’inéluctable dans toute histoire. Toujours est-il que des conditions subjectives et objectives se trouvent réunies dans la production de l’histoire. Par ailleurs, la définition générique de peuple haïtien comme la somme des diverses composantes de la nation, oublie que la notion de peuple est historiquement liée à celle de démocratie qui, entre autres, signifie la participation effective des masses dans les décisions politiques. Ainsi les esclaves d’Athènes ne faisaient-ils pas partie du peuple grec. La discrimination contre le travail continue à constituer la base principale de la représentation politique libérale. Et cette discrimination va de pair avec l’exploitation des travailleurs. Dans cette perspective, le peuple serait constitué de tous ceux qui luttent pour la démocratie, entendue bien sûr comme le règne de la satisfaction des besoins et de la participation active dans la gestion des décisions politiques. Tandis que la nation se réfèrerait à un ensemble humain partageant des pratiques culturelles communes.
L’affirmation du groupe KSIL prend seulement en compte l’aspect culturel de la fondation de la nation et néglige la référence à l’organisation inhumaine du travail dans la société esclavagiste de St Domingue. En ce sens, la formation du peuple haïtien ne saurait précéder la fondation de la nation. En fait, il semble que cette lecture vient de la confusion entre “peuple†et “peuple/nation†. Tandis que, historiquement, le demos athénien s’est élargi au cours de la Révolution française, - surtout dans l’opposition radicale du tiers-état à la noblesse et au clergé -, des gouvernants continuent à évoquer le nom de peuple pour caractériser leur nation. Cette opération politique contribue à occulter le sens socio-historique du terme, pour mieux obtenir le consensus nécessaire à la reproduction du système capitaliste, devenu dominant dans le monde moderne.
Dans la réalité de St Domingue, les africains originaires de tribus différentes et mis au travail esclave dans l’économie de plantation, étaient obligés de se forger une langue, d’harmoniser leur culte religieux, de s’assimiler des bribes de la culture des aborigènes et des blancs, etc., bref, de créer un mode de vie pour pouvoir survivre. La culture haïtienne est donc née sur les plantations, avec la nation qui porte le même nom. Or, le demos total haïtien s’est érigé en acteur politique après le congrès du Bois Caïman. La thèse de l’antériorité du peuple par rapport à la nation ignore donc cette donnée socio-historique.
Maintenant, dans la crise de société qui sévit aujourd’hui en Haïti, quelle est l’efficace politique d’une confusion théorique ? En appelant à former le camp populaire à partir d’une opposition à la domination “étrangère†, le groupe ne s’est pas rendu compte qu’il peut aider à renouveler le contrat de domination, comme le Groupe 184 l’a intelligemment proposé dans son « fameux contrat social [20] ». En dépit de la rhétorique de libération qu’il a utilisée dans son manifeste, il a escamoté une question fondamentale : comment et pourquoi le projet de liberté du demos total haïtien a-t-il été dévié ? A l’heure de la mondialisation néo-libérale du capital, les grandons bourgeois ne deviennent-ils encore plus dépendants ? Nous ne prétendons pas ici répondre à de telles interrogations qui, à elles seules, mériteraient des dissertations monographiques, mais nous les posons de manière à attirer l’attention sur le fait que le groupe minimise la signification politique des intérêts sociaux. D’un côté, le groupe met l’accent sur l’importance de l†intérêt supérieur de la nation†qu’il entend harmoniser avec les “intérêts des diverses couches sociales†(: : 3), des “principales revendications†à inscrire dans l’agenda politique pour “construire une société basée sur l’intérêt supérieur de la nation†( : 3), de l’inopportunité de la lutte des classes ( : 5), etc. ; de l’autre, il croit que :
“Listwa montre nasyon an pa ka bati sou eksklizyon, enjistis sosyal, prejije rasyal†. ( : 6)
Nous devons noter deux observations complémentaires : le refus de la lutte des classes et le choix de l’inclusion sociale. Au moins, le groupe est ici très cohérent avec son assimilation de la théorie de l’intégration sociale, très chère à T. Parsons et à K. Merton. Cependant, il a “éclectisé†sa cohérence par la référence implicite à l’émancipation humaine :
“Se nan batay liberasyon pèp la nou ka libere pwòp tèt nou. Se ak konsyans nou dwe travay pou nou libere pwòp tèt nou, n ap kapab patisipe nan liberasyon pèp la. Konsa w ap vin gen konsyans ou menm ak pèp la, nou pa separe†( : 8)
Cette dialectique d’émancipation humaine (libération collective/libération individuelle) contredit foncièrement l’optique fonctionnaliste de l’intégration sociale. La première identifie le travail comme activité centrale d’hominisation, tandis que la seconde méprise les travailleurs et les trompe par la naturalisation de l’exploitation économique, de la domination politique et de la discrimination culturelle. Ainsi donc, l’efficace politique du Manifeste de KSIL est à rechercher dans une certaine modernisation du contrat de domination et non dans une vision de libération ; il s’agit pour lui, de reconstruire l’hégémonie perdue depuis le 7 février 1986, avec la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier. C’est peut-être la raison pour laquelle le groupe n’a pas estimé important d’inclure sa vision de la liberté, tandis que le texte comprend de multiples références théoriques à l’identité et à la solidarité.
Malgré tout, l’effort de KSIL est à encourager, surtout au moment où un vide intellectuel caractérise la vie politique en Haïti. Tandis que le peuple nous donne chaque jour des leçons politico-philosophiques de grande portée, nous sommes incapables de les comprendre. En pleine occupation étrangère, le demos total haïtien a défié le piège électoral de l’impérialisme et forcé le Conseil Electoral Provisoire à reconnaître la victoire de son candidat. Alors, nous devons commencer à réfléchir sur des stratégies à mettre en place pour accompagner le peuple dans sa marche vers la démocratie substantive, c’est-à -dire le dépassement de la contradiction nécessité/liberté.
Un tel accompagnement idéologico-politique exige, certes, un certain ressourcement philosophique, mais une lecture critique de l’histoire y est tout aussi bien indispensable. En ce sens, le projet de liberté de nos ancêtres ne saurait être actualisé sans une profonde compréhension de la construction de la grandonarchie haïtienne, et des actions efficaces visant à construire une autre forme politique où les contenus populaires deviendront hégémoniques. Une telle praxis s’oppose frontalement à la réforme néo-libérale de l’Etat et au pragmatisme rampant des classes dominantes haïtiennes. Si nous ne nous efforçons pas de rejoindre la médiation nécessaire à l’actualisation du projet de liberté de nos ancêtres, nous disparaîtrons comme intellectuels organiques du peuple. Contre cette possibilité de disparition, nous appelons à des débats sereins sur les positions de tous ceux qui prétendent aspirer à la composition du camp populaire.
16 février 2006
[1] Professeur à l’université
[2] NDLR : Kolektif Solidarite Idantite ak Libete
[3] Notre position a été publiée à www.alterpresse.org Ici, nous n’allons pas faire référence à ce texte, puisqu’il ne s’agit pas de comparer la position de KSIL avec la nôtre. Cependant, l’esprit qui l’a inspiré, peut toujours être présent à travers les discussions qui vont suivre.
[4] NDLR : Voir http://www.alterpresse.org/article.php3?id_article=4059.
[5] NDLR : Voir http://www.alterpresse.org/article.php3?id_article=4319.
[6] C’est nous qui traduisons du créole haïtien au français.
[7] Souligné par le groupe, mais l’italique est de nous.
[8] Avant toute analyse, nous devons souligner que le groupe semble bannir l’histoire de la construction de la culture. Autrement dit, la culture serait un ensemble de produits qui auraient permis l’identification d’un peuple.
[9] De là vient peut-être la composante solidarité de la triptyque qui forme la philosophie de KSIL. Cependant, il semblerait que la solidarité recèle une forte dose de spectacle, en ce sens que les masses populaires ne participeraient pas à la formation du camp populaire.
[10] C’est nous qui traduisons du créole au français.
[11] On aurait crû que la division sociale ait été une invention de secteurs sociaux !
[12] KSIL. Nan Inite Istorik tout Pèp la. An nou repran chemen liberasyon pou nou konstwi nasyon an. San dat !
[13] C’est ainsi que le feu Marcel Gilbert avait campé les ennemis de ce qu’il appelait le Peuple Haïtien qui, selon lui, devait s’unir pour lutter pour la reconstruction de la Nation. Ainsi les brasseurs d’affaires seraient-ils des apatrides.
[14] Nous entendons par là , tout régime politique haïtien qui sert les intérêts des grandons bourgeois et du grand capital au détriment de la satisfaction immédiate des nécessités sociales des majorités et de la participation effective de ces dernières dans la gestion politique. Nous devons aussi rappeler qu’en Haïti, il est difficile de rencontrer un bourgeois qui ne soit pas également un grand propriétaire terrien.
[15] La liberté pleine est une conception qui amplifie celle de liberté civile et politique ; elle inclut la satisfaction de besoins sociaux, tels le travail réellement libre, l’éducation, la santé, l’alimentation, le loisir, etc.
[16] Par contre, il est impossible de camper l’empereur en un socialiste, puisqu’il était lui-même propriétaire de diverses habitations. Cependant, puisqu’il n’a pas laissé de testament politique, on peut simplement considérer son comportement comme le témoignage d’une certaine sensibilité populaire.
[17] D’où la coopération classiste déguisée en quête de solidarité !
[18] A notre sens, la fondation date de la prise de conscience de forger un mode d’organisation de la vie et du travail sur les plantations, conformément aux exigences institutionnelles de l’économie de plantation.
[19] C’est là une vision carrément supraclassiste que le groupe s’est partagée, en niant par ainsi, le rapport de forces sociales que l’Etat symbolise dans toute société, de même que les fonctions sociales de ce dernier dans des moments historiques spécifiques.
[20] Voir notre analyse du contrat social du Groupe des 184, sur www.alterpresse.org