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Haiti - Elections : Lettre ouverte au président René Préval

" Vouloir diriger Haïti doit relever d’un acte de sacerdoce "

Par Camille Loty Malebranche

Document soumis à AlterPresse le 20 février 2006

Monsieur le président, je n’ai que des souhaits de succès au nouveau pouvoir auquel vous venez démocratiquement d’accéder par les urnes. Votre réussite sera celle de tous les haïtiens, celle d’Haïti elle-même. Il y va de l’ultime possibilité de redressement d’un pays pris au lasso de l’intransigeance politicienne des uns et du désintérêt dédaigneux des autres pour l’homme haïtien. Au stade d’effondrement pluriel de la société, le nouveau mot d’ordre doit être l’intégration républicaine de tous les secteurs de la vie nationale. Considérant le drame tragique du devenir haïtien, vouloir diriger Haïti doit relever d’un acte de sacerdoce ou tout au moins d’une volonté déterminée de servir plutôt que de la quête fébrile d’un quelconque couronnement personnel. L’assumation de la présidence haïtienne implique une disponibilité particulière à gérer la conjoncture délicate et difficile pour le destin déjà fortement distordu et dévié de ce pays.

Dieu seul sait combien diriger en général, et à fortiori, diriger Haïti, disloquée telle qu’elle est aujourd’hui, exige un dépouillement voire un sacrifice de soi en vue d’introduire les vraies structures du changement. Structures matérielles mais aussi et surtout, structures axiologiques et éthiques de la gouvernance. Ces structures du changement doivent viser :

a) à€ rétablir la sécurité publique.

b) à€ intervenir ponctuellement contre l’infrahumaine misère des couches défavorisées c’est-à -dire le lumpen prolétariat des bidonvilles et les paysans sans terre qui viennent gonfler ces bidonvilles ou renforcer les rangs des boat people.

c) Au réaménagement du territoire pour sévir, grâce à une police écologique, contre les abus mortels infligés à l’environnement par la coupe déréglée et catastrophique des arbres tout en reboisant les bassins versants et stopper l’exploitation abusive de certaines mines comme la fameuse carrière de sable de Laboule.

d) à€ favoriser des investissements en agriculture, agro-industrie pour apporter la sécurité alimentaire et aménager des sites touristiques en vue d’une reprise ultérieure du tourisme.

e) à€ mener une campagne de planning familial pour limiter l’explosion démographique et ses retombées désastreuses tout en travaillant à la prévention des M.S.T., tout en rétablissant les louables coopérations avec des pays amis comme Cuba qui nous a déjà tant fourni dans le domaine médical.

Les éléments susdits ne peuvent être éludés dans aucune action politique d’un président haïtien élu par le peuple et voulant répondre à l’espoir placé en lui. Voici, pour conclure ci-dessous, dans l’humilité de ma vision citoyenne, ce que j’entrevois comme étant les quatre vertus cardinales que je suggère au président de tous les haïtiens pour faire échec à l’effondrement et réussir notre pays plongé actuellement dans le chaos généralisé :

1) L’iconoclastie, première vertu cardinale pour le futur président

Tout fondateur est un raseur qui bâtit le nouveau sur les ruines du statu quo ante. Il faut rompre les vieilles manières paternalistes et imposer un règne légaliste au pays. L’haïtien, parce qu’il n’est pas un « extraterrestre » mais un humain socialisé, doit apprendre que la vie dans l’Etat et la société ne peut se vautrer dans le chaos anarchique dont plusieurs profitent sans connaître aucun contrôle de l’Etat sur leur port maritime et commercial privé, leur piste aéroportuaire personnel, leur invasion d’espaces publics à des fins personnelles, leur exonération de fait face à un Etat complaisant qui ne réclame jamais son dû. Ces monstruosités anarchisantes ne peuvent être dans un Etat moderne pas plus que la tyrannie autocratique des dictateurs de notre histoire. Que la présidence haïtienne rompe avec les forces piégeuses du passé rétrograde, passé redondant omniprésent, responsable de tous les maux d’Haïti, parce que altérant les rapports du pouvoir au pays, de l’Etat à la nation, des élites aux masses. Car la faillite de l’Etat haïtien est avant tout celle des élites économiques et politiques dans leur rapport pervers et antipatriotique au pays et à la société. Des politiciens traditionnels, des opposants antihaïtiens rêvant abjectement de pouvoir personnel ne peuvent qu’entériner la déchirure sociale et la dénaturation de l’Etat qu’ils ont conduit au stade de quasi disparition actuelle. L’Etat a trop longtemps été pris pour une sorte d’industrie par des politiciens traditionnels et un entrepôt de trafic de toutes sortes par des commerçants. Ces monstruosités de fonctionnement que j’appelle « ferments tératogènes de la société haïtienne » doivent disparaître sinon c’est Haïti qui disparaîtra. C’est dans ce sens que votre pouvoir, Monsieur le Président, doit être celui d’un iconoclaste qui rompt avec ces ombres du mal qui hantent la gouvernance en affermissant les institutions comme une sorte de Thémis pour frapper les yeux bandés tout ennemi des principes.

2) La créativité, 2ème vertu cardinale du président

Pouvoir imaginer et introduire avec son équipe une lecture dynamique de la chose publique haïtienne afin d’appréhender, au-delà des théories classiques et de la culture livresque et académique dont il s’enrichit, les détails et les subtilités propres à la problématique essentiellement humaine c’est-à -dire mentale et culturelle de l’échec bicentenaire haïtien pour échafauder une stratégie cathartique et salvateur de l’Etat. Car il n’y pas une formule préfabriquée du redressement d’un pays dont la crise est avant tout d’une part, la conséquence des multiples déchirements intestins de la société haïtienne dans ses rapports de « classes » et d’autre part, du dysfonctionnement structurel tant politique qu’administratif des modalités de gouvernance.
Il faut repenser le faire politique par des lois et des structures tant matérielles qu’intellectuelles pour réinventer la weltanschauung sociale, c’est à dire la vision collective haïtienne dans la nature des rapports sociaux et dans l’essence de l’interaction socio-étatique pour que le pays puisse subsister. Bref, il faut réengendrer sur d’autres bases axiologiques c’est-à -dire de nouvelles valeurs, le rapport de l’haïtien à soi, à son concitoyen, à l’Etat et à l’étranger.
Là où les oligarques rétrogrades, les intellos malades de gigantisme et les faux bourgeois, eux-mêmes bêtes, ont abêti la société, il faudra l’humaniser par une éducation humano-citoyenne.

3) Capacité d’écoute et réceptivité, 3ème vertu cardinale du président

Savoir faire appel à des penseurs, des spécialistes et des hommes de terrain expérimentés au-delà de tout clientélisme politique. Pouvoir enrayer l’exclusion politique avec sa horde d’opportunistes clientélistes, ne voilà -t-il pas l’une des qualités essentielles qui saura prémunir la politique et l’administration de l’Etat des dénaturations dues au népotisme. Nous devons en finir avec l’exclusion et propulser le blason du mérite en Haïti qui en a perdu jusqu’au sens.

4) àŠtre un humain et non un loa incarné, 4ème vertu cardinale du président

Contre le délire essentialiste de toute-puissance lié au titre de chef d’Etat chez nous, le nouveau président doit être un homme d’Etat qui manifeste la volonté forte d’influencer la réalité, volonté non seulement de faire l’histoire mais surtout de la rendre à son sens, de la changer en la soustrayant aux dei ex machina et aux discordes et dispersions intestines qui dénaturent et asservissent la vie sociale de la première république antiesclavagiste du monde. Cela, il le fera grâce aux ressources évoquées dans les trois premières vertus énumérées dans ce texte, mais aussi en s’appuyant sur une équipe franchement patriotique, compétente, dynamique et sans manquements éthiques car l’éthique (surtout l’amour du pays avec l’honnêteté, la conscience civique, la clairvoyance exécutrice et décisionnelle alerte) semble, chez les hauts fonctionnaires traditionnels de l’Etat haïtien, constituer une denrée aussi rare que la pierre philosophale. Ce qui naturellement a toujours dénaturé voire corrompu la gouvernance par le passé.

Que Dieu vous inspire, vous guide et vous soutienne, Monsieur le Président, pour qu’au-delà de la politique, vous refondiez l’histoire en refondant dans sa globalité politique et sociale la weltanschauung haïtienne ! Car qu’est-ce que la politique sinon que de faire entrer par l’action étatique une vision, un projet assez fort pour transformer le destin collectif d’un peuple !
Dans l’espoir que cette adresse au premier mandataire de mon pays, que dis-je, notre pays, m’aura permis de contribuer à une mise en commun de la pensée positive qui doit transformer pour le meilleur la chose publique haïtienne, je ne peux que vous exprimer mes félicitations respectueuses et mes vœux de succès continu pour votre quinquennat présidentiel.

Sincèrement et civiquement, Bonne chance René !

Montréal, ce 16 février, 2006

Camille Loty Malebranche
aecmill@yahoo.fr