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Pour l’admission ouverte à l’Université d’État d’Haïti

Par Jn Anil LOUIS-JUSTE, Professeur à la Faculté des Sciences Humaines

Mars 2003

Chaque année, plus de 30.000 bacheliers frappent à la porte de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) ; ils sont à peu près 1500 à pouvoir accéder à l’éducation universitaire publique, soit environ 5% des postulants potentiels ou réels. La société haïtienne a opéré ce tri à partir de l’institutionnalisation du Concours d’Admission, comme mode de sélection des futures élites dirigeantes du pays. L’excellence académique semble régner en dehors des contextes théorique et pratique d’éducation scolaire et d’administration d’examen. Pourtant, la pression pour la démocratisation de la société [1], a ciblé le démantèlement de ce mécanisme de reproduction de l’aristocratie intellectuelle. L’admission ouverte devait être une revendication implicite de la FENEH.

Comment peut-on aborder la question de l’admission ouverte à l’UEH quand la capacité d’accueil n’excède pas 15.000 étudiants ? Comment la qualité de l’enseignement supérieur ne sera-t-elle pas affectée par la quantité d’étudiants qui y auront accès ?

Dans cet article, nous envisageons mettre l’accent sur l’injustice caractérisée de l’administration des épreuves aux Concours d’Admission, compte tenu de la massification relative de l’éducation scolaire et de la qualification moyenne des élèves. La relation sera médiée par la production matérielle de l’Ecole Bernard, entendue comme le produit de la Réforme scolaire 1979-1980. Il s’agit de fonder la demande de l’admission ouverte sur la nécessité de justice sociale, car depuis deux siècles, les secteurs majoritaires de la population sont systématiquement victimes des inégalités économique, politique et culturelle reproduites à travers la gestion oligarchique du pouvoir ; depuis plus de deux décennies, les élèves issus des classes populaires ont vu se renforcer l’inégalité culturelle, par la réforme Bernard qui leur interdit l’accès aux connaissances culturellement significatives [2] pour leur participation à la gestion démocratique de la société.

Massification relative de l’éducation scolaire et qualification moyenne des élèves

L’enquête budget-consommation des ménages (EBCM 1999-2000) de l’IHSI a révélé que 61,5% des personnes de 10 ans et plus, ont déclaré savoir lire et écrire [3]. Une progression sensible peut être observée par rapport à 1982 où le taux d’alphabétisation était de 36%. Le relèvement du taux d’alphabétisme est à corréler avec la progression des taux de scolarisation : « 27,5% de la population de 6 ans et plus déclarent n’être jamais allés à l’école » (p. 72), ce qui indique que le taux de scolarisation a augmenté. Selon l’EBCM, sur l’ensemble de la population de six sans et plus, près de la moitié (49,4%) ont réussi au moins une année du cycle primaire, et 20% environ ont achevé avec succès au moins, une année du cycle secondaire. Par contre, la proportion des individus ayant atteint un niveau d’études supérieures est marginale : 1,5% (p. 77).

De la population scolarisable, comprise entre 6 et 24 ans, 70,4% sont, au moment de l’enquête, à l’école (72,9% dans l’Aire Métropolitaine, 79, 7% dans les autres villes et 67,2% en milieu rural). Là encore, la progression par rapport à 1986-1987, est patente : au cours de cette année académique, un jeune sur deux (50,9) fréquentait l’école.

La massification relative de l’éducation scolaire, l’est à cause de l’abandon scolaire. Ceux qui ont laissé l’école, sont en général âgés de 15 ans au moins (p. 85). Compte tenu du fait que le Système National d’Education fixe à 20 ans, l’âge optimum de fin d’études classiques, il est clair que l’absence d’intégration massive dans le système universitaire, ne saurait expliquer l’abandon scolaire. Si 50,7% des jeunes de 19 et 24 ans abandonnent l’école, le phénomène est à comprendre selon l’organisation de celle-ci. L’organisation scolaire est pensée à l’intention des classes aisées de la population ; les élèves issus des classes populaires ne sont pas motivés à poursuivre leurs études. L’école parle un langage abstrait qui nie leurs expériences particulières de la faim, du taudis, de la maladie, etc. L’école parle exclusivement du passé, tandis que le contexte pratique d’apprentissage se rencontre dans le quotidien et est l’une des conditions fondamentales de réussite scolaire. L’école de la vie, c’est-à -dire le milieu familial, les conditions socio-économiques de la famille, l’habitat, l’accès à des moyens de communication, conditionne le succès à la vie scolaire. Tandis que les enfants des classes populaires sont généralement solidaires dans leur pratique de résolution des problèmes quotidiens, l’organisation de l’école ne stimule pas la solidarité, l’aide mutuelle entre les élèves ou le travail en équipe. La formule « chacun pour soi, Dieu pour tous » est la règle d’or qui s’applique dans les salles de classe. De plus, les exercices scolaires sont constitués de problèmes qui n’existent pas dans la vie réelle ; l’école n’aide pas à résoudre des problèmes concrets, c’est-à -dire des problèmes qu’ils comprennent réellement et auxquels ils seraient intéressés à trouver une solution. Or, c’est en cherchant à résoudre des problèmes concrets, c’est-à -dire en testant et en vérifiant les résultats obtenus que les individus apprennent des choses utiles et sont convaincus qu’ils peuvent apprendre encore plus. L’école enseigne, mais n’aide pas l’élève à apprendre à apprendre. Elle n’enseigne pas quoi faire pour reconnaître l’existence d’un problème, comment chercher des solutions possibles, choisir et tester la solution qui paraît être la meilleure, et vérifier le résultat auquel ont est parvenu.

On peut encore ajouter que les enfants issus des classes populaires travaillent et que les horaires et calendriers scolaires ne sont pas adaptés à leur situation particulière. Le rendement scolaire en pâtit. Donc, l’organisation scolaire ne tient pas compte de l’organisation sociale de la vie des élèves issus des classes populaires. Ils n’y sont pas stimulés, compris et récompensés pour leurs efforts ; ils ne se sentent pas appuyés et aidés pour prouver leur capacité d’apprendre. Le mouvement affectif et émotionnel ne suit pas toujours le rapport intellectuel qu’ils partagent avec leurs maîtres.

Par ailleurs, la massification scolaire relative n’est pas accompagnée de l’excellence académique. La non-valorisation de la profession d’enseignant conditionne la qualification moyenne des élèves. La société sait que les professeurs détiennent un ensemble de connaissances spécifiques dont la production et la diffusion constituent un service public de première importance, mais la rémunération laisse à désirer. Selon le professeur Serge Petit-Frère, les enseignants du secondaire ne sont pas objectivement motivés du fait que « le système de rémunération en vigueur dans le sous-secteur enseignement secondaire, les conditions de travail et de vie des enseignants devraient logiquement conduire les éducateurs, chaque fois que les possibilités s’offraient à eux, à abandonner l’enseignement pour occuper des postes mieux rétribués [4] . » (p. 14) Heureusement, la majorité d’entre eux affirmait : « (…), l’école était devenue pour eux un lieu d’accomplissement et de réalisation de soi. 89,18% affirmaient qu’enseigner leur offrait l’occasion d’actualiser leurs connaissances, de développer leurs différentes compétences et aptitudes sur le plan intellectuel et humain. » (p. 16)

Mais, l’enquête réalisée auprès de 111 enseignants du sous-secteur en question, a révélé le manque de préparation de ces professeurs : « 57,65% des enseignants ne détenaient aucune qualification légale en pédagogie (…), 72,9% n’avaient aucun titre universitaire. » (p. 11)

Le manque de compétence technique ne saurait justifier le non-engagement de l’Etat dans la valorisation de la profession. A l’Etat incombe la tâche de former des enseignants pour la promotion et l’universalisation de l’éducation scolaire dans la société. De plus, le traitement salarial reste une source de motivation profonde pour la qualification professionnelle. D’un côté comme de l’autre, l’Etat est responsable de la qualification moyenne des élèves. Aux concours d’admission à l’UEH, la majorité des postulants se montre incapable de structurer leur pensée ; leurs idées sont éparses et dénuées de toute logique. Ils ne maîtrisent pas la grammaire française et sont ignorants de la créole. Du créolisme pullule dans leur dissertation. Aussi la moyenne des notes est-elle de 34.08 sur 100 [5]. Dans l’épreuve de la culture générale, ils dénotent des connaissances à peu près moyennes (43,21 sur 100). Ils ne connaissent pas les données historiques et géographiques du pays ; ils ne détiennent pas aussi de solides connaissances sur le monde. La capacité d’abstraction des postulants est encore faible, eu égard à la moyenne obtenue à l’épreuve de la mathématique : 30.97 sur 100. La faible maîtrise de cette matière peut être due à l’initiation du passage du concret à l’abstrait. Etant donné que les exercices scolaires réfèrent très peu aux conditions de vie réelle des élèves, le langage abstrait des mathématiques est mal approprié. Aussi les élèves se fient-ils davantage à leur mémoire qu’à leur capacité de raisonnement par abstraction. Quand les solutions de problèmes de mathématique ne sont pas connues d’avance, c’est la chance qui guide le choix des réponses. Or, l’on sait que, dans le domaine de l’évaluation scolaire, la maîtrise de connaissance est un puissant facteur psychologique de réussite. Quand on est amené à choisir des réponses au hasard, c’est que la compétence technique fait défaut. C’est tout le critérium de la progression scolaire haïtienne, qui peut être mis en cause.

L’école en question, est celle modifiée par la Réforme Bernard. Elle a été un produit de la dynamique sociale engendrée par l’appropriation privée des terres agricoles par l’oligarchie montante, née de la guerre de l’Indépendance. Elle a pris une autre signification au cours de la première occupation américaine [6] (1915-1934), parce que, avec les écoles vocationnelles et les fermes-écoles des bourgs ruraux, l’occupant voulait préparer de la force de travail qualifiée pour son projet d’exploitation capitaliste de la terre en Haïti. La résistance des petits paysans, surtout avec la guerre des Cacos de Charlemagne Péralte et Benoit Batraville, et la révolte des cultivateurs du Sud (Marchaterre, 1929), a fait échouer le projet américain d’expansion du capital dans l’agriculture haïtienne. La forme historique d’organisation sociale des hommes imprime donc son profil à l’école. C’est ainsi qu’on ne peut pas comprendre ni l’échec des postulants au Concours d’Admission, ni la réforme Bernard, en dehors du projet de taïwanisation d’Haïti. En effet, la base d’accumulation sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, se fondait sur l’expansion des entreprises de sous-traitance [7]. Entre 1971 et 1984, la productivité par ouvrier dans les industries d’assemblage, s’estimait à 1.740 dollars US ; en 1984, les 35.197 ouvriers du sous-secteur ont produit une valeur ajoutée estimée à 61.300.000 dollars US [8]. La force de travail qualifiée et à bon marché servait de propagande à l’extérieur pour attirer des investisseurs. La qualité de travail fourni, jointe à la répression systématique du mouvement syndical, par la dictature, avait contribué à l’essor de ce sous-secteur totalement déconnecté de l’économie haïtienne.

L’Initiative pour le Bassin des Caraïbes, plus connue sous le nom de CBI (1980), projetait de transformer la région en une vaste zone franche et en importatrice nette de produits alimentaires. C’est dans cette perspective que le cheptel porcin fut décimé sous prétexte de lutte contre la peste porcine africaine. D’un côté, on s’attendait à l’exode massif des paysans qui viendraient grossir l’armée de réserve dans les villes, et de l’autre, les terres vacantes seraient exploitées à des fins de production de fleurs, de fruits et de légumes hors saison. Comme la réforme éducative de l’Occupant avait voulu produire des cadres et techniciens pour le projet d’agriculture capitaliste, la Réforme Bernard entendait former des élèves compétents pour l’expansion des industries d’assemblage. L’Initiation aux Techniques qui domine l’éducation fondamentale, n’a pas d’autre signification.

Mais, le projet de taïwanisation de la société haïtienne ne pouvait pas prévoir la crise politique de 1985, née de la crise agricole qui frappait de plein fouet, la petite paysannerie depuis la fin des années 70, et aggravée par la tuerie des porcs créoles haïtiens. La chute du dictateur le 7 février 1986, a porté un rude coup à l’expansion des industries d’assemblage. Ainsi des élèves sont-ils victimes de ce projet de réorganisation sociale. Si, aujourd’hui, leur niveau éducatif évalué aux paramètres de l’école humanistique traditionnelle, est assez bas, on ne doit pas leur imputer principalement la faute.

Cette brève analyse du processus de production matérielle de l’école Bernard fondée sur le Manuel Didactique Technologique comme instrument d’organisation du travail pédagogique, dispense l’école fondamentale de livre classique qui aurait pu contribuer au développement du bagage culturel des élèves par le dialogue avec les auteurs. La simplification du travail didactique par le Manuel conçu sur l’organisation du travail industriel sous-traitant, a diminué l’importance des professeurs dans les salles de classe ; le Manuel entrave le processus de diffusion de connaissances culturellement significatives parmi la population scolarisable.

Cependant, cette synthèse de la situation culturelle des élèves ne doit pas être considérée comme un plaidoyer en faveur de la médiocrité. Au contraire, au moment de l’expansion globalisée du capital qui feint de promouvoir la concurrence sous couvert de situation quasi-monopolistique des entreprises transnationales, la compétence doit être mise à l’agenda de tout processus de réforme éducative en Haïti. L’UEH a intérêt à institutionnaliser une année de mise à niveau dans toutes ses entités, de manière à créer des conditions d’apprentissage de nouvelles connaissances liées tant à la compréhension du monde d’aujourd’hui qu’à celle de problématiques sociale et technologique proprement haïtiennes. Quand nous disons donc que l’admission ouverte à l’UEH, c’est l’expression de l’université pour tous et que l’organisation des concours doit s’adapter aux contextes théorique et pratique de la formation de nos bacheliers, nous exprimons seulement la nécessité d’admettre librement les postulants, mais dans la perspective d’élever leur niveau culturel pour la poursuite d’études véritablement supérieures.

Il faut repenser l’école haïtienne. C’est vrai que l’école doit encourager la maîtrise des langues parlées en Haïti, et le raisonnement abstrait, en valorisant les grammaires et la mathématique, mais il faut y apporter des leçons que le peuple a apprises et enseignées à l’école de la vie. La pédagogie est la seule ressource éducative susceptible de synthétiser le concret et l’abstrait dans le processus d’enseignement-apprentissage. La pédagogie active du travail peut substituer valablement la pédagogie métaphysique qui a causé tant d’échecs scolaires. Il s’agit de combiner les nouvelles méthodes actives qui découlent de la pratique de recherche de solution dans le quotidien, avec la pratique des ateliers de production de biens et services utiles à la communauté où est insérée l’école. L’esprit d’invention des élèves sera développé ; ils ne seront pas délocalisés et auront conscience de leur place dans le processus de développement de la société. Car l’école ne sera pas en mesure de détruire le germe de solidarité qui éveille très tôt chez eux dans la pratique quotidienne, puisque le travail productif est l’expression suprême de la coopération humaine en vue de satisfaire des besoins ressentis collectivement. De plus, la pédagogie active du travail permettra de réunir le concret et l’abstrait que l’école a rompus dans son organisation actuelle, en introduisant les élèves dans un monde qui n’a rien à voir avec leur quotidien fait de privations matérielles et spirituelles.

Mais, la pratique de la pédagogie active du travail exige la disponibilité de professeurs compétents qui puissent s’engager dans la stimulation des efforts des élèves. La valorisation de la profession d’enseignants devient alors une condition nécessaire au relèvement du niveau de qualification des élèves. Seulement en ce sens, la massification relative de l’éducation scolaire peut s’accompagner d’une compétence significative des élèves. En attendant l matérialisation du couple massification/compétence, il s’avère impérieux de relater l’injustice caractérisée dans l’administration des épreuves aux concours d’admission, en vue de l’insérer dans l’agenda de la réforme universitaire.

Injustice caractérisée dans l’administration des épreuves au Concours d’Admission

Le succès des élèves provenant des écoles congréganistes ne fait pas de doute. Au Concours d’Admission à la Faculté des Sciences Humaines, la majorité des admis se recrute dans cette population. La coïncidence n’est pas due au hasard ; il s’agit plutôt d’une incidence due à la réaction des directions de ces écoles face à la réforme qui entendait perpétuer en quelque sorte, le processus de formation des élites dirigeantes et intellectuelles du pays.

Le 15 février 1982, est publié le premier document écrit pour informer sur la réforme du système éducatif haïtien. Le texte a relié l’éducation à la logique du marché :

« Le Ministère de l’Education Nationale (…) souhaite qu’ils [éducateurs, parents et autres] se pénètrent des idées-forces qui ont dicté les démarches entreprises afin que, désormais, l’Education soit chez nous, un monde à façonner non plus des chômeurs ou des dépaysés, mais des Haïtiens conscients attachés à leur pays, capables d’en assurer le développement socio-économique et de participer valablement à son rayonnement. » (p. 5)

Il y a lieu de remarquer que l’école ne forme pas des chômeurs ou des dépaysés, mais bien le processus global qui oriente la production matérielle de l’école.

Le développementisme aurait pris la place de l’humanisme radical ; c’est le pragmatisme qui semble inspirer cette orientation de l’éducation nationale,

« (…) grâce à une formation plus pratique, plus complète et plus adaptée de l’enfant de chez nous ; grâce, enfin, à une philosophie de l’éducation basée essentiellement sur une connaissance réelle des problèmes du milieu haïtien et de l’homme haïtien. » (p.6)

le niveau de l’enseignement connaîtra un sensible relèvement qualitatif. Car, « adapter l’enseignement à nos besoins spécifiques et aux réalités du monde contemporain en pleine mutation » (p. 9), c’est combattre l’élitisme et la négligence qui s’expriment dans « le refus de préparer des cadres secondaires et des ouvriers qualifiés. » (p.12) « Le Certificat d’Etudes Primaires, après un cycle d’études de 6 ans auquel n’accède qu’une infirme proportion d’élèves » laisse « la majorité des enfants sans une formation fonctionnelle qu’ils puissent utiliser dans la vie pratique. » (p.12) Donc, « l’éducation doit être un investissement planifié, orienté et rentable, un instrument du développement national. » (p. 16)

La réforme Bernard « envisage de donner une orientation plus pragmatique, un caractère plus rentable aux objectifs que doit atteindre l’enseignement chez nous. Elle facilite aussi l’ouverture de fenêtres sur la vie et sur le marché du travail de manière à permettre, de la fin du cycle primaire à l’Université, de préparer nos jeunes en fonction des besoins des projets en exécution et des tâches qui les attendent. » (p. 18) La flexibilité et la rentabilité du nouveau programme sont fondées sur le fait que « tous les enfants haïtiens » ne peuvent pas « au même rythme assimiler les mêmes contenus d’un programme donné. » (p. 18) L’école fondamentale est alors conçue de manière à ce que toute classe assimilée à « l’initiation aux techniques » qui facilite l’entrée des étudiants dans le cycle productif. Les caractéristiques flexibles (possibilités de bifurcation vers des formations pré-professionnelles ou professionnelles ou de se réinsérer au début de chaque cycle) et rentables (« acquisition de connaissances et compétences utiles dans la vie à la fin de chaque cycle » (p. 27), ne plaident pas en faveur du dépassement du dualisme qui caractérise l’éducation humaniste traditionnelle. Au contraire, elles dissimulent les inégalités économiques et culturelles entre les enfants qui n’accusent pas réellement un même rythme d’assimilation des contenus d’un même programme scolaire donné, d’autant plus que cette assimilation différentiée est construite à partir de l’organisation de la société globale.

La pédagogie pragmatiste de Bernard reconnaît la nécessité pour l’éducation scolaire de se lier au monde du travail et à la pratique sociale, mais la relation ne s’opère pas suivant une approche critique. Il ne s’agit pas de former des jeunes en vue de leur participation consciente dans la modernisation progressiste de la société, mai plutôt de les doter de connaissances et compétences qui peuvent être vendues sur le marché. Aussi la dimension pédagogique de l’ensemble des processus qui se développent dans tous les aspects de la vie sociale et productive, tels l’exploitation des travailleurs, l’économie politique oligarchique des ressources naturelles, l’intégration subordonnée du pays à la division internationale du travail, etc., n’est-elle pas incorporée à la proposition Bernard. Ce projet n’a pas été aussi démocratique qu’il avait voulu le paraître, puisque l’affirmation de la différentiation entre les enfants, fait en sorte qu’il poursuit la perpétuation du privilège d’exercice des fonctions intellectuelles et dirigeantes, monopolisé par les classes dominantes depuis 1804. En ce sens, il rejoint l’école humanistique traditionnelle dont le principe éducatif est fondé sur l’étude des littératures et des histoires politiques, et qui tend à développer chez les futurs dirigeants, une culture générale qui leur fournisse la nécessaire capacité de penser, de décider, de se comporter socialement, à leur faire comprendre les déterminants les plus généraux de la société et assimiler le passé culturel de la civilisation, tandis que les enfants de travailleurs ont droit seulement à une éducation professionnelle.

Acacia zeneida kuenzer, dans “ a questas do ensino medio no Brasil a difà­cil superaçà o da dualidade cultural †a mis en évidence ce dualisme dans sa réflexion critique sur le système d’enseignement professionnel de son pays :

« (…), les activités pratiques tendent à créer des écoles propres à former leurs professionnels, du travailleur au spécialiste, en se développant en un réseau parallèle d’écoles techniques de différents niveaux, tournées vers la formation professionnelle spécialisée, caractérisée par leur particularité. »

« Cette répartition en écoles propédeutiques et professionnelles était assez rationnelle, en suivant la logique de la division sociale et technique du travail, éducation professionnelle pour les travailleurs qui vont remplir les fonctions instrumentales dans la hiérarchie du travailleur collectif, et éducation humanistique pour les dirigeants et intellectuels » (p116). Elle pense que le mouvement du réel doit être pris comme le véritable point de départ pour l’organisation de l’école, car d’ailleurs : « A mesure que le développement contemporain ne permet plus de séparer la fonction intellectuelle de la fonction technique, il s’avère plus que nécessaire une formation qui unifie science et travail, travail intellectuel et travail instrumental » (p 118). L’école gramscienne fondée sur l’éducation basique unitaire, est la proposition la plus adéquate dans la contemporanité [9].

« Cette forme d’organiser l’école et le système d’enseignement a pour finalité, à travers l’unification entre la culture et le travail, la formation d’hommes développés multilatéralement qui additionnent à leur capacité instrumentale, les capacités de penser, d’étudier, de créer, de diriger ou d’établir des contrôles sur les dirigeants » (p 120). La vision critiqueimprègne les réflexions de Kuenzer, car la culture générale unique pour tous qu’elle a prônée, doit comprendre des catégories dont la maîtrise encourage des changements comportementaux dans la perception de la réalité chez les élèves. Selon Kuenzer, au niveau élémentaire, le Système National d’Education fournira l’acquisition des instruments basiques nécessaires à la compréhension et à la participation des élèves dans la vie sociale et productive. Au niveau moyen qui correspond à la phase fondamentale où le jeune devra réunir des conditions pour la formation de l’auto-discipline intellectuelle et de l’autonomie morale qui sont des comportements indispensables à l’homme omnilatéral et une base nécessaire à la spécialisation postérieure, l’école permettra l’acquisition :

- Des principes scientifiques généraux sur lesquels se fonde le processus productif ;
- Des habiletés instrumentales basiques, des formes différenciées de langage propre aux différentes activités sociales et productives ;
- Des catégories d’analyse qui fournissent la compréhension historico-critique de la société et des formes d’action de l’homme en tant que citoyen et travailleur, sujet et objet de l’histoire. (pp. 119 –120)

Le citoyen travailleur de Bernard est plutôt produit au moule techniciste de la pédagogie libérale, qui tend à modeler le comportement humain pour le travail, tandis que celui de Kuenzer est formé de manière critique à travers des contenus, pour la transformation de la société. Le citoyen-travailleur de Kuenzer participe donc du processus de dépassement du dualisme que caractérise l’école traditionnelle.

La réforme Bernard a certes introduit une nouveauté significative dans la pratique d’enseignement en Haïti : l’apprentissage du français à partir du créole, mais il semble que la pédagogie n’a pas produit les résultats escomptés, car ils sont peu nombreux, les postulants qui savent identifier les lettres inexistantes dans l’alphabet du créole haïtiens [10]. Autrement dit, la Réforme ne semble pas améliorer la qualité de l’éducation nationale.

A l’université, les bacheliers qui ont réussi à passer les filets de sélection de l’école moderne conservatrice haïtienne, subissent une injustice caractérisée aux concours d’Admission. La très grande majorité des professeurs qui composent le jury d’examens n’ont pas connu l’école Bernard. Ils ont été élevés à l’école humanistique traditionnelle. Le choix des textes évaluatifs est conditionné par une éducation élitiste. La littérature, l’art et l’histoire politique dominent les énoncés de problèmes. La formation technico-professionnelle qui a inspiré la Réforme Bernard, est quasi-absente dans les épreuves de dissertation et de culture générale. Or, l’Etat haïtien n’investit pas aussi dans les filières professionnelles, qu’il a promues par la réforme Bernard, ce qui aurait une objection de taille à la thèse de l’injustice faite aux bacheliers. De plus, les conditions matérielles d’existence de la grande majorité des parents, sont telles que les universités et les écoles professionnelles supérieures privées sont inaccessibles à leurs enfants. La démocratisation de l’enseignement supérieur signifie donc, à côté de l’école unitaire, le libre accès à l’université d’Etat d’Haïti. La capacité d’accueil doit s’élever à la demande des 30000 bacheliers qui veulent atteindre le niveau supérieur de l’éducation. Le budget de la République doit supporter les frais exigés par l’admission ouverte.
Le libre accès à l’UEH, à son corollaire la permanence compétente. Dans les différents Centres et Facultés, des salles seront aménagées et équipées de manière à faciliter l’enseignement au niveau préparatoire ; des professeurs- assistants travaillent avec des groupes d’étudiants en vue de parfaire l’assimilation des contenus enseignés. L’évaluation de groupe complètera l’évaluation individuelle.

L’admission ouverte est donc une réponse intelligente à la pression pour la démocratisation des relations sociales dans le pays. Elle éliminera la pratique du clientélisme universitaire qui fait dépendre les étudiants d’un piston académique et bloquer le développement de l’esprit inventif chez nos universitaires ; elle permettra de matérialiser les conquêtes démocratiques du statut indépendant et autonome de l’UEH, par la formation d’étudiants autonomes dans leur pratique d’apprentissage. Ce seront des citoyens conscients de leur participation dans le dépassement de la dépendance caractérisée de notre pays vis-à -vis des pays qui prônent l’intégration subordonnée dans la mondialisation du capital.

Somme toute, il ressort que la massification relative de l’éducation scolaire n’a pas accompagné l’excellence académique ; que la Réforme Bernard semble diminuer l’acquisition de connaissances culturellement significatives par nos bacheliers et que le choix des examens au concours d’Admission est opéré par des professeurs qui ont seulement connu l’école humaniste traditionnelle. L’injustice que subit la majorité des postulants, devient une construction de la société tout entière. L’admission ouverte semble être la solution convenable, mais elle ne peut être effectuée qu’à moyen terme. Son effectivité exige l’allocation d’au moins 10% du Budget de la République à l’Administration centrale de l’UEH. Dans l’intervalle, cette dernière doit mettre sur pied une Commission Permanente d’Examens, chargée d’étudier l’actuel programme des études classiques et de composer des textes d’examens qui soient à la portée des postulants. Ce sera une forme de traitement provisoire de l’injustice caractérisée dans les concours d’Admission. Mais tout cela ne sera effectif que dans la mesure où un mouvement d’élèves s’organise autour des revendications pour la démocratisation de l’éducation en Haïti.

Prof. ALJ, Fort-Jacques, le 4 mars 2003


[1Les luttes de la Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH) et des Organisations Populaires de 1986, n’avaient pas d’autre signification.

[2Les connaissances culturellement significatives sont celles qui aident à la matérialisation de revendications sociales populaires et nationales.

[3Le taux d’alphabétisation est calculé suivant l’âge d’entrée au cycle primaire, qui est de 6 ans, et selon que l’enfant a passé 5 années de promotion dans ce cycle. Il est de 83,7% dans l’Aire Métropolitaine, de 73,7% dans les autres villes et de 48% en milieu rural (p. 69).

[4Serge Petit-Frère. Les enseignants du Secondaire et l’Ecole haïtienne, Edition CERCSE, P-au-Pce, 1998.

[5Le dépouillement a été opéré sur 100 copies choisies au hazard sur les 799.

[6La seconde a eu lieu sous couvert de l’ONU, le 19 septembre 1994, avec la benediction du president Jean Bertrand Aristide, alors en exil.

[7C’est d’ailleurs la composante majeure du projet de révolutionner l’économie, par la liberalization : “Mon père a fait la révolution politique, moi, je ferai, dit J.C. Duvalier, la révolution économique.â€

[8In Justice Economique, journal de la PAPDA, no. 5, 1998, p. 5

[9Trabalho e educacáo, 2ième edition. Papirus, Sáo Paulo, 1994

[10Ils sont très peu nombreux, les postulants qui, au concours d’admission de février 2003 (FASCH), savent identifier deux lettres inexistantes dans l’alphabet créole.