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Crises et gestion des crises dans un Etat irresponsable

A la recherche d’un nouveau départ pour HAITI ?

Débat

Par Pascal Pecos Lundy*

Soumis à AlterPresse le 1er fevrier 2006

En Haïti, l’Etat et la société sont confrontés une crise d’ordre générale qui relève de multiples dimensions. Cette CRISE résulte de la conjonction d’autres crises - grandes ou petites - qui n’ont pas été résolues ou de nouvelles qui se sont greffées sur les anciennes pour les renforcer ou les dénaturer. La tendance est de parler, dépendant de l’époque et des manifestations de crise politique, ou économique, ou sociale, ou électorale, et plus récemment de crise de gouvernance. Cette catégorisation s’inscrit dans la recherche d’une certaine simplicité pour aborder la CRISE. Elle est une vue simpliste qui résulte d’une vision partielle et tronquée. Ce qui a influé sur les éléments de solutions qui ont été proposés ou qui sont encore proposés pour résoudre la composante que l’on veut privilégier.

Parmi les leçons à tirer de ces tentatives de résolution, c’est le fait que ces différentes crises semblent être très profondes et ne se prêtent pas à des solutions sectorielles simplistes, comme il est question ces dernières années, sur les plans économique et politique (Programme d’ajustement structurel, Opération Restaurer la démocratie, etc..). Les crises par leurs manifestations se ressemblent sans toutefois se confondre. Il ressort de cette situation complexe où les éléments sont tellement imbriqués qu’il devient extrêmement difficile de distinguer les causes des conséquences de la crise. Un véritable cercle vicieux s’est donc formé. Incapacité de le rompre. Derrière ces crises classiques se cachent encore d’autres crises.

Dans une autre perspective de lecture, l’on peut essayer d’isoler les grands traits de la CRISE auxquels se rattachent d’autres éléments [1]. On parlera de :

-  Crise de légitimité de l’Etat - de son administration et du service public (HUEH et les hôpitaux régionaux ; les lycées et écoles nationales ; des services d’assurances (ONA) ; de la perception des impôts (DGI), Service de contrôle de la migration (interne/externe) ; le service de la circulation des véhicules ; service d’information/formation (Radio/Television nationale) ; l’ODVA ; le BCA ; l’office des migrations, etc..) - qui s’est montré incapable à gérer /produire le changement ;

-  Crise de prise de décision à cause de la centralisation excessive du pouvoir de décision, entraînant des obstacles bureaucratiques, de la lenteur et des rigidités des procédures administratives ;

-  Crise de confiance qui constitue le germe de véritables crises multidimensionnelles dont souffre la société entière. Il en découle une méfiance totale, le manque de crédibilité, l’irresponsabilité, la non-transparence dans la gestion de la chose publique, le flou, la contestation sous plusieurs formes du système politique et surtout la recherche permanent d’un tuteur étranger. Les exemples son nombreux : la réalisation et la gestion des élections ; les échecs répétés des médiations post-électorales (2001-2004) ;

-  Crise de responsabilité, qui est l’un des problèmes majeurs que nous rencontrons particulièrement dans ce contexte bouleversé. La tendance est à la déresponsabilisation. Tendance qui se manifeste aussi bien chez les dirigeants, les preneurs de décisions que chez les gouvernés.

A cette grille on peut ajouter d’autres éléments, qui peuvent être considérés à la fois comme facteurs ou comme caractéristiques de cette CRISE, dont :

(a) l’instabilité politique par le renversement des régimes ou par le changement brutal des gouvernements ;

(b) l’absence de pouvoir de contrôle efficace aux niveaux politique, juridique, administratif et financier. Ce qui forcément conduit à des malversations, à des détournements et à l’incertitude dans la prise de décision vu que l’on ne rend pas de compte ;

(c) les déséquilibres internes et externes entraînant et alimentant

(d) la dépendance vis-à -vis de l’extérieur à la fois sur le plan politique, économique, commerciale et diplomatique, etc.. Ces différents aspects témoignent de la complexité de la situation.

... chercher les solutions

Le pays fait face à des crises - pour ne pas dire une multitude de crises - dont les origines sont à étaler dans le temps. Si certaines d’entre elles datent de ces quinze dernières années, pour d’autres il faut remonter à des décennies voire depuis la fondation de cet Etat comme celle qui affecte le secteur agro-foncier, et qui reste encore non résolue. Leurs effets à différents niveaux ne sont plus à démontrer. [2] Il suffit de jeter un regard sur des indicateurs se referant à la production nationale - agricole, industrielle, intellectuelle et autre ; aux infrastructures et à la gestion de l’environnement et, aussi et surtout à ceux qui concernent les flux migratoires. Ces derniers dans une certaine mesure révèlent l’état d’esprit d’un pan entier de la société face à la conjoncture et au manque d’horizons. Au phénomène du « Boat People » de la fin des années soixante-dix, qui concernait la main d’œuvre non-qualifiée : paysans et travailleurs agricoles, s’est succédé depuis un certain temps celui du « Plane People » qui entraîne dans son sillage les derniers professionnels du pays (universitaires et techniciens) et les jeunes diplômés en quête de milieu clément pour rebondir et tenter leur chance, selon l’expression consacrée. Une véritable fuite de cerveaux quand on se réfère aux statistiques disponibles.

Pourtant ce phénomène de fuite n’a rien de nouveau dans la mesure où il répond à une certaine nécessité voire à une stratégie aussi bien individuelle qu’à l’échelle du/des pays receveurs et aussi des organisations internationales. Dans un cadre global, cela fait bien longtemps que l’on assiste au transfert de la matière grise du Sud vers le Nord. C’est d’autant plus facile ces jours-ci, avec la mondialisation économique qui accouche un monde à vitesses multiples où le besoin en main d’œuvre qualifiée à faible prix se fait ressentir de plus en plus. L’une des solutions n’est-elle pas de favoriser la migration de travailleurs qualifiés des pays en développement ? N’entend-t-on pas souvent que dans les années soixante le pays a fourni ses enseignants, ses médecins, ses infirmières au Québec, des agronomes et autres techniciens par le biais notamment de la FAO à certains pays d’Afrique qui venaient d’accéder à l’indépendance [3] ? Résultat : Aujourd’hui l’Amérique du Nord n’a-t-elle pas plus de médecins haïtiens qu’Haïti elle-même ?

Ce qui semble nouveau, c’est le sauve-qui-peut général (naje pou w soti) savamment entretenu par les dirigeants qui poussent non seulement les citoyens à ne plus croire aux solutions collectives, mais aussi, et c’est le plus grave, que les solutions aux problèmes du pays se trouvent ailleurs. Les gouvernants attendent les dictées politique et économique de Washington (Maison blanche, Département d’Etat américain, FMI, Banque mondiale, USAID) ; les gouvernés attendent leur départ pour les Etats-Unis et le Canada. D’où une quête permanente pour le lòt bò dlo [4] et de tout ce qui vient de là . Un pays qui ne vit que pour et grâce à l’extérieur. Ce qui est nouveau c’est le filtrage qui se fait dans le choix des potentiels migrés. On n’en veut plus des « cueilleurs » de tomates qui, du fait de leur illettrisme, sont plus difficiles à être recyclés en ouvriers de la technologie. Les candidats à l’émigration se retrouvent dans toutes les catégories sociales pourvu qu’ils aient des qualifications et une possibilité de financement. Ce qui est nouveau c’est ce désir de migrer qui affecte même les professionnels déjà établis. Ce qui est nouveau, c’est le fait que la matière grise est devenue au fil des années la seule denrée exportable du pays.

De 1999 à 2003, environ 8000 haïtiens sont admis comme immigrants au Québec - ce qui fait du pays le sixième fournisseur de cette province du Canada. Une véritable saignée si l’on se réfère à la qualité de ces admis et que l’on fait l’hypothèse qu’entre 50 et 75% détiennent au moins un diplôme [5]. Quel déséquilibre ! Alors que c’est le moment où le pays en difficulté a le plus grand besoin de ces jeunes diplômés et cadres, que doit-on déduire du peu d’intérêt de nos gouvernants et politiciens face à ce phénomène qui se banalise de plus en plus et dont les effets se font déjà ressentir ? Peut/doit-on continuer à favoriser l’exportation des ressources humaines pour qui le pays a consenti d’énormes sacrifices ?

Incompétence ? Incapacité ? Myopie (ou faire semblant de ne rien voir) ? Choix stratégique des dirigeants (en vue d’un écartement en douceur des éventuels concurrents par le maintien d’un sentiment de dégoût à la chose publique) ? Ce silence ‘‘complice’’ des autorités étatiques n’est-il pas une forme d’incitations tacites au départ ? Autant d’éléments de réponses qui peuvent être avancés pour expliquer ce manque d’intérêt d’une situation qui relève de la politique publique. Ce manquement à leurs préoccupations ne vient que confirmer voire accentuer toute la distance qui sépare l’Etat des citoyens [6]. En plus d’être distant, c’est un Etat décrié comme étant faible, prédateur, autoritaire, corrompu et inefficace. [7] C’est un Etat absent, irresponsable, en panne d’autorité, souffrant de déficit de légitimité et qui n’arrive pas à remplir ses fonctions premières. Il s’est donc retrouvé en difficulté à s’adapter aux réalités d’un monde en complètes mutations. En difficulté de trouver des portes de sorties, l’Etat se retrouve enfermé dans un piège à crises. L’Etat a donc échoué.

Repartir de zéro

Aujourd’hui l’on ne saurait nier les besoins et les demandes de changements de l’Etat et de son administration. Ces demandes de changement proviennent aussi bien des différentes composantes de la société haïtienne - citoyens, administrés, élites économiques et autres voire au sein même des sphères du pouvoir - que des bailleurs internationaux : agences multilatérales de financement, coopération bilatérale. Demandes très pressantes, car contrairement aux pays industrialisés du monde occidental ou émergents de l’Asie où l’Etat a joué un grand rôle dans leur développement économique, politique et social, l’Etat haïtien, loin de prendre ses responsabilités vis-à -vis des citoyens en terme de besoin sociaux et économiques, a toujours été une source de rente pour les gouvernants et les politiciens qui cherchent toujours à l’accaparer. Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, l’Etat haïtien est de l’avis de F. Doura « la principale source d’insécurité et d’appauvrissement pour la société ... » [8]. Ne fait-il pas l’objet de contestation et de remise en cause continuelle ?

Que doit faire l’Etat face à ces crises ? Comment le rapprocher des citoyens ? Les réponses qui ont été jusqu’ici avancées peuvent se résumer à ces formules ou slogans électoraux : « Changer l’Etat ! » [9] lançaient une formation politique dans un slogan électoral durant les années quatre-vingt dix. Pour d’autres, il faut entamer des reformes en d’autres mots le moderniser. Tout un programme de modernisation de l’administration publique soutenu par les bailleurs internationaux n’a-t-il pas été mis en œuvre ?

Ce qu’il faut retenir est que la crise (comprise sous un angle général : crise systémique) de l’Etat n’a rien de spécifique à Haïti. C’est une crise universelle. Toutefois, en dépit de quelques similitudes avec d’autres pays, la solution ou les solutions ne sauraient être universelles. Ce qui semble plus qu’évident aujourd’hui est que chaque pays doit pouvoir répondre à cette crise universelle de l’Etat d’abord avec ses moyens propres, en fonction de ses contraintes, de ses ressources et de ses capacités particulières tout en gardant de vue l’environnement mondial et celui de sa région. Aussi est-il important de tenir compte des spécificités d’une société haïtienne qui traîne derrière elle un passé vieux de plus de deux siècles d’existence car les solutions simplistes ne peuvent faire long feu comme l’ont témoigné à maintes reprises les nombreuses initiatives internationales parachutées ces dernières années.

La solution ne serait-elle pas de repartir sur de nouvelles bases donc de REFORMER cet Etat ?

Vers un Etat au service de la société

Il faut repenser l’Etat étant donné que le monde change, et avec lui la conception du rôle de l’Etat nous signale la Banque mondiale dans un de ses rapports. Ce dernier est donc appelé, notamment en Haïti, à jouer un rôle-clé dans l’élaboration de politiques appropriées pour assurer une bonne gestion du changement. En plus de la question d’efficacité qui est mise en avant aujourd’hui par les institutions de Bretton Woods, (Voir le rapport sur le développement dans le monde, 1997 : L’Etat dans un monde en mutations), il me semble qu’il faut au préalable beaucoup insister sur les rapports entre cet Etat dans ses nouvelles attributions et la société haïtienne de manière à ce que cette dernière obtienne les services nécessaires et soit véritablement aidée par une bonne définition et gestion des politiques publiques. Cependant, par rapport à cette nouvelle donne, diverses questions relatives à l’Etat en Haïti restent encore entières. Compte tenu de l’environnement actuel quel doit être le profil de cet Etat ? Comment et qui doit définir ce profil ? Comment intégrer ces diverses demandes de changements qui émanent des divers acteurs et d’horizons différents ? Quelles sont les marges de manœuvre dont dispose l’Etat ? Comment les utiliser de manière efficace ? Etc.

A quand un Etat responsable vis-à -vis de l’ensemble des citoyens, avec des dirigeants responsables -non des clandestins de service en quête de position favorable d’enrichissement personnel- qui se soucient de l’intérêt général et qui sont en mesure de prévoir, d’anticiper et de gérer, enfin, d’abolir la distance qui sépare cet Etat et la société ? Il est bon de rappeler que la crise en soi n’est pas une mauvaise chose. Ce qui importe c’est sa gestion et la capacité de pouvoir rebondir et de tirer les leçons qu’il convient. Disons après Anna Gunter que « la crise ne signifie pas la fin. Elle est une période durant laquelle une entité ou système social, économique et politique malade ne peut continuer à vivre comme avant et doit, sous peine de mort, entreprendre des transformations qui lui permettent d’entamer un nouveau cycle de vie ». L’occasion nous est encore offerte de travailler à mettre en place un Etat au service de la société haïtienne. Il n’est pas trop tard.

Agro-economiste de formation. DEA en Etudes du Développement
Contact : pascallundy@hotmail.com


[1Grille adaptée de A. Sedjari (dir.) Quel Etat pour le 21ème siècle, l’Harmattan, paris 2003.

[2Pour une analyse des conséquences sociales et économiques de la crise systémique haïtienne, voir Charles Cadet, in Situation économique et sociale d’Haïti en 2002, PNUD-Haiti, 2002, chapitre I et aussi, Crise, paupérisation et marginalisation dans l’Haïti l’Haïti contemporaine, Unicef, Port-au-Prince, 1996.

[3Je doute fort que ceci entrait dans le cadre d’une politique volontariste de la part de l’Etat haïtien comme il en a été question ces dernières années avec les médecins cubains.

[4NDLR : De l’autre coté de la frontière

[5Pour 2002 et 2003, la moyenne des émigrants étaient de l’ordre de 1500. Comment renouveler le départ de 750 à 1200 diplômés par année ? Tout le monde semble s’en foutre !

[6Mats Lundahl compare l’Etat haïtien à une « entité distante »

[7Voir A. Corten, L’Etat faible : Haïti et la République Dominicaine, Montréal : les Ed. du CIDIHCA, 1989.

[8Op. cit. p.41.

[9« Changer la vie, changer l’Etat ». Slogan électoral assez significatif en termes d’attentes générales et qui témoigne des retombées que l’on attend de ces changements. Ce qui n’est pas surprenant quand on sait la lecture fusionnelle qui est fait de cet entité que l’on appelle l’Etat : Leta se nou, nou se leta.