Par Rachelle Charlier Doucet
Soumis à AlterPresse le 19 janvier 2006
A l’initiative de l’Eglise Catholique romaine en Haïti, ce matin (18 janvier 2006), à l’Eglise du Sacré Coeur de Turgeau, a été célébrée une messe pour le repos de l’âme de nos compatriotes morts dans des conditions affreuses en République dominicaine, la semaine dernière, dans les parages de Navarrete.
Je voudrais m’associer à la peine de leurs familles, mais voilà , ils n’ont pas de famille. Je voudrais recommander leur âme à Dieu, mais voilà , ils n’ont pas d’âme. Pas d’âme, pas de nom, pas de papiers, pas de pays, pas de gouvernement. Chyen san mèt. Citoyens de nulle part, honteusement abandonnés à leur sort par la société et les autorités haïtiennes.
Indignation, colère, honte, tristesse, désarroi, culpabilité. Ces morts m’interpellent, mais, je ne suis pas poète, et je ne sais comment habiller de mots ces sentiments qui s’agitent en moi. Comment ont-ils pu, ces trafiquants ? Et comment avons-nous pu, par notre indifférence collective, nous faire complices de cette traite négrière ? Le gouvernment dominicain s’est empressé de présenter ses condoléances. Mais le gouvernement haïtien, comment ose-t-il se réfugier dans le silence ? Un silence tout simplement inqualifiable. N’aurait-il pas de devoirs envers les citoyens de ce pays ? Messieurs, vous n’avez pas encore remis votre tablier, que je sache.
Ces corps alignés sur le sol, la plupart jeunes et robustes, figés dans des postures témoignant des affres de leur agonie, sont un appel à chacun de nous. Un appel et une accusation. Comment, en tant que société, pouvons-nous accepter que que nos concitoyens soient maltraités, méprisés, que leur droits soient violés, jour après jour ? Bien sûr, nous versons des larmes et nous réagissons chaque fois que les nouvelles font écho des mauvais traitements dont sont victimes nos compatriotes en terre étrangère. Très bien. Mais en tant que société, nous ne pouvons plus longtemps fermer les yeux sur les causes structurelles profondes de ces tragédies. Nous ne pouvons plus longtemps faire la sourde oreille aux cris de ces migrants, réfugiés, rapatriés, et ignorer les appels des organisations, haïtiennes et étrangères, qui oeuvrent en leur faveur.
Mon propos n’est pas de faire une analyse froide et objective de la situation. D’autres, activistes et spécialistes de ces questions s’en chargeront. Je voudrais plutôt présenter un hommage à ces victimes anonymes et exprimer mes sincères condoléances à leurs familles non identifiées.
Victimes anonymes. Pas tout à fait pour moi. Je me souviens de toi, Joseph Gérilus. Mon Dieu, j’espère que tu ne fais pas partie de la pile de cadavres. Je t’ai rencontré en juin dernier, sur cette même route de Navarrete, -la “lànea noroeste†- comme ils disent là -bas, les Dominicains. Je me rendais sur le terrain, à Hatillo Palma, pour essayer de comprendre les circonstances et les raisons profondes de la récente vague de violence qui avait embrasé cette localité et donné lieu à des déportations massives d’Haïtiens. Toi, tu venais de San Franciso de Macoris et tu te rendais à Jaibón. Le taptap dominicain était bondé, pourtant, une place était boudée par les passagers : le siège à côté de toi, Joseph Gérilus. Parce qu’il suffisait d’un regard pour t’identifier comme travaileur agricole haïtien. Tu étais noir, donc laid et sot, haitiano negro y feo y tonto, et l’odeur des champs et du fumier imprégnait tes vêtements misérables. Je me suis assise à tes côtés, Joseph Gérilus, et au bout de quelques minutes, j’ai pu prendre la mesure du drame que toi et tes camarades, vous vivez au quotidien en terrre dominicaine. Tu venais de Maïssade. Tu avais laissé femme et enfants en Haïti. Tu n’avais que quatre mois “nan panyòl†. Et pourtant, par auto-défense, tu as préféré me parler dans un espagnol “haitianado†qui trahissait tes origines dès le premier mot. Pour survivre, il te fallait aller d’une “finca†à une autre. Maintenant, la glace était rompue, nous parlions en créole. Mais tout en répondant, tu étais tendu, les yeux rivés sur la route, paupières à demi fermées, comme pour mieux voir. Et j’ai compris l’énormité des défis que tu devais relever pour survivre. Un début de cataracte voilait tes yeux, il est vrai, mais le plus grave, c’est que tu ne savais pas lire. Alors comment t’orienter, ne connaissant pas l’espagnol, ne sachant pas lire, sans repères, sans appui, dans un pays nouveau, différent, souvent hostile ? Comment arriver à gagner dignement ton pain quotidien ? Joseph Gérilus, en quelques minutes, tu m’as appris beaucoup de choses et tu m’as expliqué par ton exemple ce que veut dire l’expression “l’énergie du désespoir†. Joseph Gérilus, j’espère de tout coeur que tu ne fais pas partie de la pile de cadavres.
Vous non plus, Donatien, Edris, Pierre, David, Joel, Guito, Boni, Francique, Cléophat, j’espère que vous ne faites pas partie des victimes des violences contre les Haïtiens qui ont eu lieu au cours de l’année 2005, là -bas, en Dominicanie. Vous, vous étiez des travailleurs de la construction. Vous aviez entre 22 et 26 ans, vous veniez de Bainet, Pignon, Ranquitte. Vous avez fait le voyage parce que “lakay pa bon†mais vous rêviez tous de retourner chez vous, avec un petit quelque chose pour fonder une famille. Vous vous souvenez, c’était un dimanche d’avril, vous avez accepté de répondre à mes questions et de partager avec moi des pans de votre vie, faite de sacrifice, de courage, d’humiliations, d’endurance, mais aussi, parfois, de solidarité et très rarement, de joie.
Vous non, plus, Edmond et Jean, qui avez brièvement partagé vos tribulations d’étudiants avec moi, j’espère que vous ne faites pas partie des victimes des récents actes de violence, là -bas, en Dominicanie. Vous vous souvenez, combien vous et moi, nous nous sentions indignés et impuissants, face aux images dégradantes d’Haïti présentées à Santo Domingo, dans cette fameuse exposition “La Terre Vue du Ciel†.
Je sais. Il n’est pas convenable de continuer la liste. Demain, je parlerai le langage du politiquement correct, le langage du rapprochement entre les deux peuples de cette île sans nom. Mais aujourd’hui, c’est jour de deuil. Je veux crier ma peine et ma révolte. Je veux avouer ma honte. Je veux réclamer justice pour les victimes et exiger que les coupables soient sévèrement punis. Et surtout, je veux rappeler au gouvernement et à l’Etat haïtiens leurs obligations constitutionnelles de veiller au respect des droits et de la dignité de tous les citoyens de la République d’Haïti.
Que ces infortunés compatriotes reposent en paix. Et que justice leur soit rendue.