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Haiti : Aménageons le nouvel espace public

Par Camille Loty Malebranche

Soumis à AlterPresse le 17 janvier 2006

Disons d’emblée que l’espace public est celui de l’intervention plurielle de chaque secteur de la société dans ce qui concerne la communication, la structuration et les modalités du vivre ensemble. Selon la tradition biblique, de Babel au Cénacle, le parcours mystico-religieux de l’espèce humaine est scellé par la communication. L’état et le devenir humains semblent illustrés à travers les turbulences de la spiritualité et de la mystique qui se communiquent par le langage que suivent l’action et la révolution ontologique (c’est-à -dire existentielle de l’être humain)... La Pentecôte, en effet, célèbre la communication retrouvée au Cénacle d’où Pierre, possédé par le Paraclet de Dieu parla à tous ceux qui l’entendirent ce jour-là dans leur propre langue. Revanche de Dieu sur l’incommunication entretenue par les intérêts confus des hommes de Babel. Revanche de la communication. Comme si la bonne communication n’existe que dans les projets salvateurs et vivifiants où les hommes forgent en harmonie leur destin et planifient leur réussite collective sans basculer dans la mégalomanie manipulatrice que dicte l’orgueil. On peut aisément imaginer qu’à cette tour primitive devenue Babel par malédiction ainsi que nous le rapporte la mythologie de la Genèse, les tribus et ethnies croyaient s’utiliser les unes les autres pour qu’enfin l’une emportât le pari hypothétique de la conquête du vide sidéral confondu au ciel. Mais le vrai ciel, c’est-à -dire l’accomplissement d’un homme ou d’une nation ne peut-être acquis ou conquis que si cet homme ou cette nation se fonde un objet précis et sensé où sa réussite ne constitue point ni l’échec ni l’utilisation du semblable fût-il étranger, qui le côtoie.

Si je fais cette digression vers le mythe et le dogme religieux pour évoquer la place éminente de la communication dans la réalité humaine et sociale, c’est pour marquer l’importance fondatrice et déterminante de la communication dans toute entreprise sociale et étatico-nationale. L’espace social, espace public par excellence, espace du vivre ensemble, ce qui dépasse à mon sens par son injonction et son devoir de collaboration pour la subsistance le simple « mitsein » (ce vivre avec) qui définit toute communauté humaine et qui est présenté comme une sorte de fatalité due à la socialité voire à la grégarité des humains. L’espace public est avant tout une communauté de droits et de devoirs ponctuant la communauté supérieure d’essence et de destin social et national. Il s’agit de construire la citoyenneté ; et puis, de créer les différentes institutions culturelles, éducationnelles, juridico-légales tant matérielles qu’immatérielles qui favorisent la communication publique, l’échange citoyen où le nanti de toutes sortes participe à l’enrichissement collectif. Il chaut donc de réformer la structure même du mode d’existence sociale de l’individu et des secteurs d’intérêts. Avoir, l’ouverture et les institutions garantes des droits mais aussi disposer de toutes les structures de la répression juste pour forcer les antisociaux de toutes espèces à contribuer au bien collectif. Les visions bornées et mesquines des élites économique et politique bêtes qui, jusque là , ne voient que leur petits intérêts immédiats en oubliant que le pays, pérenne, doit primer dans leur choix de génération, doivent être impitoyablement réprimées par la loi pénale. Ainsi donc, c’est encore la nouvelle culture d’élite libératrice qui doit aujourd’hui prévaloir, en tant qu’une nouvelle élite avant-gardiste, active qui prend l’initiative sans se contenter simplement de réagir (car en fait l’homme réagit beaucoup plus qu’il n’agisse), pour réengendrer le modus vivandi collectif. Réforme du penser et de l’agir, réforme de l’imaginaire et des mythes négatifs. Car parmi nos mythes, il en est de purs défaitistes. Le mythe de Boukman, par exemple, en insistant d’abord sur le caractère surnaturel et le délire de toute-puissance du chef, a, sinon altéré, mais tout au moins, traduit la conception du pouvoir haïtien comme si le sang du porc coulait dans les veines de certains secteurs forts des « élites » hiératiques du pouvoir économique et politique pour « cochoniser » la société prise au lasso de leurs monstruosités, eux qui ne colligent que leurs cochonneries évidentes dans l’espace public dénaturé par leurs méfaits. Car certains éléments mythiques, un peu comme des totems, sont à ce point tellement indicateurs de la projection du choix social des élites, que telle élite choisissant l’aigle, conquiert ; telle autre optant pour l’étoile, brille ; alors que la nôtre acceptant le porc bascule comme par réflexe dans une histoire semblable à une porcherie, une cloaque infernale.

Trois manichéismes contraires à la communication citoyenne à un espace public sain

Aujourd’hui, par delà le nacissisme de ceux qui cherchent le plébiscite des niais et des flatteurs, par-delà le tribalisme dont les signes bicentenaires sont ceux du collorisme mulatriste ou noiriste, par-delà le sectarisme qui s’exprime dans les préjugés minables, les orgueils sots, les jalousies et méchancetés interpersonnelles de ceux qui croient que dévaloriser ce que l’autre fait de bon, les grandit ; les vrais amis d’Haïti, haïtiens ou étrangers embrassant sincèrement la cause haïtienne, doivent entreprendre la nouvelle croisade des mentalités et comportement en élaborant une autre axiologie (échelle des valeurs) pour redéfinir Haïti loin de ces ostracismes manichéens voire idéologiques, générateurs des polarisations groupusculaires violentes qui consument le pays.

Du complexe d’abandon improprement appelé « complexe de Caïn » par Piaget - (car Caïn avait tort de se plaindre d’une prétendue défection ou déréliction ontologique puisqu’il fut l’abandonnant qui violait les principes de la relation avec Dieu et du rendez-vous avec le destin) - nous devons comprendre que nous sommes sinon les seuls, mais les premiers à pouvoir faire quelque chose de nous et pour nous. Si nous nous abandonnons nous-mêmes fatalement à la défaite par indignité et impéritie, ne nous étonnons pas que l’univers entier nous abandonne ! Ce n’est certainement pas une civilisation occidentale prédatrice, impérialiste, raciste et ploutocrate, protagoniste de l’échec haïtien en tant que corrupteur des secteurs du pouvoir traditionnel qu’elle a toujours téléguidés, qui nous viendra au secours.

Réinitialiser la communication dans son élément de base qu’est le dialogue serein entre les nouveaux clercs et de ceux-ci avec le pouvoir et le peuple pour rejeter les vices et pièges et dépasser la claustration d’une mentalité réduisant le discours public en idiolectes clientélistes et politiciens, voilà notre mission nouvelle d’haïtiens. Nous ne voulons pas de pontifes proclamant ex cathedra, urbi et orbi, les pires inepties en accusant sans cesse autrui de mésinterpréter leur répétition maladroite, véritable psittacisme grotesque de théories de la sociologie des administrations, théories inapplicables dans le contexte haïtien actuel. Car, il nous faut des créateurs, des imaginatifs au pouvoir et au timon des communications de masse pour refonder le monde haïtien. L’échec en Haïti des technocrates pétris de la culture administrative et excellents exécutants dans des structures fonctionnelles à l’étranger, prouve qu’il nous faille penser la refondation de l’Etat et remodeler la société pour briser cette croix de la défaite où le destin haïtien semble cloué.

L’espace public n’a de sens que s’il demeure le lieu du discours citoyen dépassant l’émotion des paroles partisanes pour regarder objectivement afin de pouvoir les aplanir ou les combler, les pierres et aspérités maudites où le projet social et la constitution d’Etat-Nation haïtiens ne cessent d’achopper.

L’espace public haïtien doit être un lieu d’échanges pluriels pour les nouveaux compromis sociaux permettant aux différents composants de la société haïtienne actuellement en miettes, de se remettre ensemble selon une modalité viable et gagnante.

Contourner la « coprolâtrie » (ce culte et promotion de la salissure de toutes sortes) propre à certains secteurs dirigeants malsains et briser l’incommunication voire la misologie, (cette haine de la raison et du discours critique qu’elle enfante), pour repenser nos bases axiologiques (c’est-à -dire les valeurs régissant notre société) : telle est notre vocation, nous de cette génération qui avons hérité de l’échec cumulatif sévissant aujourd’hui au pays.

Seuls les rêves forts et volontaristes forcent les murs pour entrer dans le monde et le changer. Seuls les rêveurs agissants avec la volonté forte qui excède de loin les velléités et volitions individualistes étriquées, peuvent aller au-delà du réel et d’eux-mêmes pour engendrer la nouvelle réalité.

Le mot d’ordre nouveau et salvateur ne peut être que celui-ci : Aménageons le nouvel espace public de pensée, d’action et de vrais échanges, sans faux débat, pour révolutionner le substratum socio-étatico-national haïtien.

Montréal, le 14 janvier 2006