Par Pascal Pecos Lundy*
Soumis à AlterPresse le 5 janvier 2006
Cohérence et sources d’incohérence
La notion de cohérence se réfère à une absence de contradictions. Rapportée dans le domaine des pouvoirs publics, cette notion suppose que l’ensemble de ses activités est conduit et orienté vers un ou plusieurs objectifs communs et non-contradictoires. Dans le champ du développement, on peut l’envisager, après Forster et Stokke [1], comme « une politique dont les objectifs, au sein d’un paramètre politique donné, s’accordent aux objectifs poursuivis dans d’autres sphères politiques ».
La recherche de la cohérence des politiques constitue un enjeu important dans le soutien des objectifs de développement compte tenu de l’existence de nombreuses politiques sectorielles qui fort souvent depuis leurs objectifs rentrent en contradictions les unes des autres ; de la diversité des formes d’intervention des pouvoirs publics et de la nature multidimensionnelle de certaines thématiques et des tâches qui leur sont rattachées : développement humain, sécurité alimentaire, pauvreté. La cohérence exige à un certain niveau la présence d’un organe pour donner des impulsions et des directives, coordonner et harmoniser. En Haïti, parmi d’autres raisons, celle-ci a sans nul doute influencé dans la mobilisation pour la création d’une structure de coordination des politiques de sécurité alimentaire. Elle a reçu la charge de contribuer au renforcement de la cohérence et de l’efficacité des multiples interventions visant à l’amélioration de la situation de la sécurité alimentaire nationale. Cette mission confiée à cette dernière découle même d’un constat de morcellement dans la mise en œuvre des politiques ; d’éparpillement des différents efforts ; de solutions ponctuelles, fragmentées et tronquées ; de doublons et de contradictions dans un domaine marqué par la multiplicité des acteurs et des interventions. Ces éléments de constat sont symptomatiques de l’existence de nombreuses sources d’incohérences identifiées dans la littérature. Parmi les plus pertinentes, on a relevé quelques-unes telles que le nombre élevé d’acteurs et d’institutions dans le processus de formulation et mise en œuvre ; le manque d’informations ou de mauvaise information, le faible niveau d’influence politique et de volonté politique et enfin, l’existence d’un cadre institutionnel confus et complexe.
Face à la nouvelle manière d’aborder la sécurité alimentaire et par sa nature transversale, la traditionnelle approche sur base sectorielle pose non seulement problèmes mais a en plus montré ses limites. D’une manière générale, ce constat soulève la grande question de la cohérence ou non des politiques et/ou programmes de développement dans leur ensemble et de manière particulière celle relative à la politique de développement en matière de sécurité alimentaire notamment en ce qui concerne l’identification des principaux freins ‘‘contextuels’’ qui entrave cette mise en cohérence et qui favorise le maintien de la situation d’incohérence.
Persistance de l’incohérence
En 1996 à la suite de sa participation au Sommet mondial organisé par la FAO sur l’alimentation, l’Etat haïtien, s’est engagé à harmoniser et coordonner les politiques et programmes touchant de près ou de loin à la sécurité alimentaire. De par sa définition, la sécurité alimentaire est une question complexe, aux ramifications multiples, qui ne peut être résolue sans la collaboration efficace de l’ensemble des parties prenantes comme les différents ministères et les organisations de la société civile : ONG, associations, patronat, syndicat, etc.. Pour passer de la parole aux actes, le Gouvernement en place s’est doté d’une structure interministérielle, la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA). A près d’une décennie de présence la structure mise en place est loin d’avoir rempli cette mission de renforcement de la cohérence malgré la bonne volonté qui l’anime et ses quelques réalisations - pour le moins nettement insuffisantes au regard de son triple objectifs [2] (voir le site officiel : www.cnsahaiti.org ). Alors comment expliquer l’enlisement dans la conduite de la mission ? Quels sont les facteurs qui ont pu favoriser cet enlisement ? Quelles leçons peut-on dégager à partir de cette situation ?. A cette situation d’échec, il y a lieu d’apporter quelques éléments d’explications moins dans le but de chercher des coupables que d’attirer à nouveau l’attention de plus d’un ; de relancer le débat sur un domaine important et négligé comme la sécurité alimentaire d’autant que le pays dispose déjà - c’est un fait rare - d’un dispositif de coordination en la matière, et surtout de dégager les leçons qui s’imposent.
Freins identifiés
1- Absence de priorité politique
Telle que définie, la notion de cohérence des activités étatiques est associée à l’absence de contradictions et à une orientation commune des interventions. Les objectifs d’une politique publique, programme et/ou projet de développement, sont par nature contradictoires. A coté de ceux explicitement énoncés, figurent les objectifs implicites qui font l’objet d’interprétation diverses par les acteurs de tout bord. L’orientation commune ne peut être déterminée que par l’existence d’une priorité politique définie par les gouvernants dans le cadre d’une stratégie d’ensemble. Ainsi, tous les objectifs devraient-ils découler de cette vision d’ensemble, elle-même émanant d’un consensus politique [3]. Cela n’a pas été, et n’est pas, le cas dans le domaine de la sécurité alimentaire en Haïti. Jusqu’à aujourd’hui, l’existence d’un cadre de stratégies politiques de sécurité alimentaire fait encore défaut - sinon de manière officielle. Cette inexistence relative est le fait que ce domaine ne constitue pas une priorité pour les décideurs politiques. Ce qui peut expliquer en partie la marginalisation de la structure institutionnelle mise en place, laquelle a de moins en moins intéressé les différents gouvernements qui se sont succédés depuis 1997.
2- Structure sectorielle de l’administration
La manière dont est organisé l’appareil politico-administratif complique la résolution des tâches relevant de domaine multidimensionnel tel la sécurité alimentaire. Dans son organisation, cet appareil suit le principe de la division sectorielle (agriculture, santé, commerce, etc..) des tâches pour faciliter la résolution des problèmes complexes. L’avantage est que chaque ministère est responsable des aspects qui se rapportent à son domaine de compétence. Si cette spécialisation a le mérite de décomplexifier et de répartir les problèmes suivant les compétences, elle contribue a une certaine fragmentation des interventions, un éparpillement des efforts dans la mesure où il n’existe pas de cohérence horizontale. ‘‘Chacun dans son coin s’intéresse à son affaire sans se soucier des liens avec d’autres affaires’’. Ce qui limite la résolution des problèmes nécessitant des échanges et une coordination intersectorielle comme la sécurité alimentaire. Les fonctionnaires par habitude ont toujours privilégié la vision sectorielle aussi bien dans leur approche que dans leur méthode de résolution. Il s’ensuit que les prises de positions des ministères participent le plus souvent de cette vision sectorielle, tronquée et limitée. Cette habitude de travail va beaucoup influencer les réflexions et la façon d’approcher la sécurité alimentaire, d’autant que passer du sectoriel à l’intersectoriel constitue un grand bouleversement culturel difficile à franchir. La coordination intersectorielle exige des interlocuteurs une faculté de dialoguer peu commune et l’existence de la confiance mutuelle entre les ministères concernés. Comment y arriver quand chacun pense qu’il est ou que son ministère soit le mieux placé pour assurer cette coordination ?
3- Mise sous tutelle approximative
Il n’existe pas dans le pays une approche nationale en matière de situation de sécurité alimentaire, laquelle pourrait résulter d’un consensus largement accepté. A défaut de cette approche, celle en application découle en droite ligne de la définition mondiale retenue lors du sommet mondial sur l’alimentation en 1996, qui parle de situation dans laquelle à tout moment et en tout lieu, tous les êtres humains ont un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques, nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. De par sa définition étendue, la sécurité alimentaire fait généralement l’objet dans la pratique d’une très large interprétation. Elle inclut la disponibilité et l’accès à une nourriture de qualité, et son utilisation. Sur la base de cette distinction s’est constitué le conseil interministériel de sécurité alimentaire (Cisa). Le choix des cinq ministères-membres a découlé d’une lecture restreinte de la sécurité alimentaire mais aussi et surtout de l’influence au niveau décisionnel des dits ministères (voir tableau en-dessous). [4] Ce que l’on peut appeler les Grands Ministères techniques.
Le poids de la culture de l’approche sectorielle est d’autant plus fort qu’elle laisse ses empreintes à la fois sur les orientations techniques et sur la composition même de la structure de coordination et de son administration. La composante disponibilité (Production) constitue l’axe principal privilégié. Le ministère de l’Agriculture s’est approprié la présidence d’un conseil qui se réfère à une thématique transversale alors qu’il ne constitue pas le ministère le plus transversal. Pourquoi ? Pour la simple raison qu’il a préparé la participation du pays au sommet, et développe des relations privilégiées avec l’organisation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture (FAO). L’initiative du Bureau de coordination leur incombait de facto. On ne peut mieux se servir que par soi-même. Reconnaissons que généralement on se déclare favorable à la coordination, à la condition qu’elle soit confiée au ministère que l’on représente. Le risque est que les règles les plus élémentaires de la coordination intersectorielle restent méconnues du fait que les autres ministères ne sont pas consultés ou ne le sont que trop tard. Tout indique que l’on est dans ce cas de figure. La mise sous tutelle de la structure de coordination par le MARNDR, bien qu’en partie justifiée, demeure tout à fait approximative et loin de l’idéal recherché. Ce qui a eu pour conséquences de compromettre le développement de la CNSA d’autant que ce tuteurage du Marndr a induit une certaine forme de dépendance - qui se nourrit des liens de provenance et de la formation de base des principaux cadres de la CNSA - contraignant la CNSA a limité ses engagements.
4- Légitimité politique et administrative
Si la CNSA a été bien accueillie par certains secteurs lors de sa création, - beaucoup plus par l’international que les acteurs locaux - elle fait encore l’objet de non reconnaissance de ses pairs. Elle ne bénéficie pas encore d’une reconnaissance politique [5] susceptible de lui rendre tous les moyens qu’elle a besoin pour accomplir sa mission. Tant bien que mal, elle s’est fait une place de choix par le peu qu’elle a réalisé avec les maigres moyens à sa disposition particulièrement en initiant la réflexion sur la problématique, en proposant un cadre d’intervention et en formulant d’importantes recommandations opérationnelles (Food for Work, Cantine scolaires). Ce qui reste un travail énorme quand on le compare aux réalisations d’autres institutions de la place. Son origine, ou du moins les conditions qui ont prévalu à sa rapide création témoignent de sa non-acceptation, institutionnelle et administrative, au sein de l’appareil politico-administratif. Contrairement à des institutions/structures comme l’INARA (réformes agraires) ou le BCA (crédit agricole), la CNSA n’émane pas de prescrits constitutionnels ni d’une initiative politique nationale. Donc difficile de la cataloguer dans l’organigramme d’un ministère précis. Elle a été créée moins par nécessité (résultant d’un consensus national) que par opportunisme (celui de bénéficier d’une conjoncture internationale favorable à la problématique de lutte contre l’insécurité alimentaire). Elément qui semble influencer les jugements de valeurs qu’elle suscite. Pour certains, elle est considérée comme un projet du MARNDR, - n’a pas droit à l’autonomie - non comme une structure sous tutelle. Pour d’autres, par sa nature, c’est une structure extra-ministérielle. Par son organisation, sa mission et ses activités, elle apparaît être à la fois interne et externe aux ministères. Situation paradoxale qui alimente les confusions autour de sa véritable position et qui nuit à son auto-développement. Cette acceptation administrative limitée est à lier à l’absence de légitimation politique. Dans quel sens peut-on expliquer la distance de l’Etat vis-à -vis d’un dispositif qu’il s’est offert ? [6] Sa nature trop technique, sur un thème qui charrie peu ou prou de revendications fait qu’elle a procuré de faibles gains politiques, voire insignifiants, aux décideurs. Ce qui n’a pas contribué en sa faveur en la rendant très marginale et dépendante. Aujourd’hui, la CNSA est mieux connue dans les instances internationales qu’au sein même de l’appareil administratif national.
Enseignements dégagés
Telle définie précédemment la notion de cohérence se révèle difficile à atteindre en ce qui à trait aux différents domaines d’activité de l’Etat tant par la diversité de ses formes d’interventions ; les contradictions inhérentes à la formulation et à l’implémentation des politiques publiques (prise en compte des intérêts divergents d’une multitude d’acteurs) que dans l’arrangement politico-administratif. L’Etat est source de contradictions et donc source d’incohérences. Si par cohérence des politiques, on sous-entend une harmonisation des stratégies et des différentes interventions vers un objectif communément partagé, celle-ci est loin d’être le cas dans le domaine de la lutte contre l’insécurité alimentaire dans le pays. Il ressort de notre observation divers freins à la résolution du problème de manque de cohérence, et qui pour bon nombre d’entre eux sont alimentés par le contexte. Un contexte qui influe sur les pouvoirs politiques et les fonctionnaires dans leurs comportements et leurs décisions. Le fonctionnement en couloir des différents ministères est assez révélateur de l’état d’esprit qui prévaut. Le politique et le fonctionnaire ne sont intéressés que par leur secteur d’intervention tout en négligeant les thématiques qui nécessitent une certaine coordination horizontale, moins par culture de travail que par manque de volonté. Dans un tel climat, faut-il insister sur la nécessité de souscrire à la lutte contre l’incohérence des politiques de développement et souligner que la recherche de la cohérence est subordonnée à la formulation d’une vision globale et détermination claire et nette et d’un ordre de priorités politiques. A défaut, cet exercice ne restera qu’à l’état de vœu pieux.
Il est indéniable que la recherche d’une certaine cohérence des activités dans le domaine de la sécurité alimentaire passe aussi par la volonté de coopération et de collaboration entre les différents niveaux et acteurs concernés (Primature, Ministères, Organismes autonomes, Directions départementales et Services déconcentrés, ONG, OI) qui doivent se compléter judicieusement à cet effet et nécessite des mécanismes de décisions, de mise en œuvre et de suivi étroitement coordonnés et légitimés. S’il est difficile d’atteindre une cohérence parfaite des politiques et programmes, leur coordination n’est pas impossible dans la mesure où les dispositifs intersectoriels facilitent la collaboration institutionnelle, préalable à leur harmonisation vers des objectifs communs. Et ces objectifs relèvent du politique. Il en faut une vision globale. Il ne suffit pas de créer des dispositifs de coordination sous de vagues prétextes, on doit pouvoir mobiliser les ressources appropriées et réunir l’ensemble des conditions - politique et technique - leur permettant de remplir les missions qui leur sont assignées. La présence physique du dispositif porteur de ce projet de cohérence demeure une condition essentielle, mais non suffisante pour garantir la réussite. En ce qui nous concerne, bien d’autres éléments manquent encore à l’appel comme la définition des compétences, la répartition des responsabilités, etc..
Beaucoup reste à faire. La CNSA est issue d’une décision que l’on peut qualifier de positive en se référant à sa triple mission et à son actif. Toutefois, elle demeure un instrument insuffisamment développé par rapport à la mission qui lui a été confiée à savoir la recherche de la cohérence, verticale et horizontale, et une réelle coordination des politiques et des interventions qui se font au nom de la sécurité alimentaire. Il est malheureux de constater que le processus de sa mise en place et son fonctionnement a été entravé et demeure inachevé. Aujourd’hui elle s’apparente à un instrument chétif, institutionnellement mal placé, négligé et marginalisé, jouissant de peu de légitimité politique, en manque de moyens et qui ne s’est pas encore revêtu du manteau transversal que lui incombe sa mission et la thématique traitée. Ne faut-il pas s’interroger sur la manière de relancer le processus de manière à rectifier le tir ?.
Le cas de la CNSA illustre assez bien les difficultés et la fragilité qu’impliquent, d’une part, la coordination des politiques publiques et d’autre part, la mise en place des structures de coordination faisant appel à divers secteurs. Il illustre aussi les conséquences du non prise en compte du politico-administratif (sous-estimation ?) et de la tendance à privilégier les solutions techniques au détriment du politique ; le décalage entre l’idée qu’on se fait de la réalité et la réalité elle-même. Il ressort également et surtout les défis qui nous attendent dans le traitement d’autres thématiques multidimensionnelles comme celle de la lutte contre la pauvreté. Cette dernière ressort de cette mode d’action qui oblige pluridisciplinarité, une approche transversale et intersectorielle. Il nous montre aussi la nécessité, aussi bien dans les milieux académique que professionnel et politique, d’accentuer les réflexions, d’évaluer les pratiques quant au renforcement de la cohérence des politiques publiques pour soutenir les objectifs de développement. Ce qui à terme devra être bénéfique.
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* Agro-économiste de formation. Diplomé en Etudes du développement.
Contact : pascallundy@hotmail.com
Juin 2005 (revu en janvier 2006)
Références bibliographiques
[1] Forster J. et O. Stokke. (eds.), Policy Coherence in Developement Co-operation, Franck Cass, London, Portland ; EADI, Geneva, 1999
[2] Entre autres : mission d’appui appui à l’Etat dans la définition d’un cadre global, mission d’aide à l’harmonisation des politiques sectorielles. Cf.www.cnsahaiti.org
[3] Consensus établi sur la base de discussions et d’échanges entre les différents parties prenantes : décideurs politiques et acteurs de la société civile.
[4] On aurait pu y adjoindre le Ministère des Travaux publics (Infrastructures) pour l’accessibilité physique et celui de l’Environnement pour la durabilité de la production, voire celui des Affaires Sociales, qui intervient dans la fixation du salaire minimum, les prix du transport, bref les questions sociales.
[5] Cette reconnaissance n’a rien à voir avec la reconnaissance légale d’autant qu’il existe beaucoup de structures qui sont dans le même cas. La CNSA doit son fonctionnement par un arrêté pris en conseil des ministres. Le conseil interministériel qui le chapeaute s’est réuni plus d’une fois depuis sa création.
[6] En dehors des engagements globaux que l’Etat haïtien avait pris lors du Sommet, il avait promis en plus de créer la structure d’assurer son fonctionnement en lui fournissant des ressources financières, matérielles et humaines. A ce que l’on sache, le manque de personnel technique demeure parmi les nombreuses contraintes de l’institution alors que plus de cinq ministères sont concernés directement par la problématique de la sécurité alimentaire et que chaque année les universités ne cessent de produire des cadres techniques.