Par Jean-Claude Bajeux, Directeur Exécutif du Centre œcuménique des Droits Humains
Ainsi donc, la voix de Jean-Léopold Dominique, à 7 heures du matin, expression d’une vie qui avait conquis son unité par ce micro qui la répercutait à travers tout le pays, dont il aimait bien citer les noms des localités les plus reculées et les plus folkloriques, cette voix s’est tue. Radio Haiti-Inter est rentré dans le silence. Ce que le sinistre Papa Doc n’avait pas fait, ce que les sbires de Jean-Claude Duvalier n’avaient pas fait, ce que les équipes de militaires post-duvaliéristes n’avaient pas fait, s’est réalisé sous nos yeux incrédules, dans une tragédie frappant l’homme, sa femme, son œuvre.
En ce vendredi 21 février 2003, s’achève le cycle qui a vu se perpétrer ce triple drame : l’exécution de Jean Dominique dans la cour de sa station de radio, au pied de son travail, l’arrêt, après près de trois ans d’efforts, de cette tâche de substitution assumée, en plein deuil et chagrin par sa femme, Michèle Montas, et enfin, l’assassinat de la station elle-même, "Radio Haïti Inter, sur Haïti tout entière".
Nul ne pourra dire quelle a été l’ultime pensée de Jean quand il a vu l’arme, le bras et le visage de l’assassin. Nul ne pourra dire, excepté elle-même, l’agonie quotidienne, depuis ce 3 avril 2001 de Michèle Montas. Et l’on pouvait suivre, au fil des jours, l’effort surhumain pour faire fonctionner la station, une impossible performance, au cœur de conflits lancinants, de fidélités contradictoires et surtout, finalement, de menaces qui n’étaient pas de simples mots..
Même de loin, on pouvait deviner et suivre son chemin de croix quotidien et deviner ce que pouvait coûter un affrontement permanent avec cauchemars, souvenirs et doutes, et avec aussi les mensonges, les menaces, les manœuvres, au-dessus desquels trônait le visage lumineux et souriant de son mari, jusqu’à ce jour où cette entreprise, ce témoignage, cette post-existence impossible, a dû s’étouffer sous le poids des réalités et des contradictions.
Les coups de feu qui ont achevé le 25 décembre dernier, Maxime Séide, frappaient les trois coups d’une autre agonie, l’entrée en silence de Radio Haïti Inter et de Michèle Montas Dominique. Mais comme nous le savons douloureusement bien, les cauchemars ne cesseront pas, ni les questions, ni l’accusation, ni les honteuses complicités, ni la tragédie nationale de cette mort et son message . Car le cadavre de Jean Dominique n’est pas lourd à porter seulement pour sa femme, sa famille, ses collaborateurs. Le V de la victoire et ce sourire inimitable continueront à forcer les portes du silence et à hanter le sommeil de ceux qui savent, et n’en finissent pas de se laver les mains de ce sang et de ces pleurs,.comme ont commencé à nous hanter la mort récente de Eric Pierre, des trois jeunes gens de Viola et de tant d’autres.
Nous revoyons à nouveau les masques de peur, d’angoisse et d’affolement qu’on croyait avoir disparu après le départ des dictateurs. Nous revoyons des étudiants, des journalistes, des jeunes médecins, des familles déplacées, dans des allées et venues anxieuses, traqués par la peur. La mise en hivernage de Radio Haiti-Inter intervient à un moment où la presse subit une répression qui a deja envoyé en exil plus d’uns quarantaine de journalistes, venus d’Haïti tout entière. Elle intervient la même semaine où Radio Métropole dénonce les menaces et agressions subies par près d’une dizaine de ses collaborateurs pendant que l’affaire Brignol Lindor est renvoyée à huitaine à la Cour d’Appel.
Ainsi se termine, pour le moment, un cycle qui a emporte le vie de Jean Léopold Dominique et qui impose maintenant le silence, à travers sa femme et la station de radio elle-même, à cette voix dont le timbre était connu de tous : : "Il est sept heures", disait-elle chaque matin annonçant inlassablement la saison qui verrait un peuple haïtien libre, sous l’éclatante bannière de la vérité.
Jean-Claude Bajeux.
21 février 2003