Par Louis Naud Pierre*
Soumis à AlterPresse le 30 décembre 2006
Le samedi 24 décembre 2005, en revenant de la plage, Ginoue Mondésir, présentatrice vedette de l’émission de variétés, Vidéomax, de la chaîne 5 (Télémax), est battue à mort à une trentaine de kms au Nord de Port-au-Prince par son conjoint qui est sitôt interpellé par les forces de l’ordre. Les traces de coups dénotent l’intensité de la violence dont elle fait l’objet : oeil crevé, visage ensanglanté et autres cicatrices.
Le directeur général de Télémax, Pradel Henriquez, parle de « crime de société » pour qualifier cet assassinat. Camille Loty Malbranche ajoute que « La logique du crime commis par un être humain, en tant que l’homme est réflexement et réflexivement structuré par la société, est toujours sociale quoique liée à des causes mentales, caractérielles et psychologiques conscientes et inconscientes » (Forum Haitian Politics, 28 décembre 2005). Autrement dit, cet acte n’est pas seulement un attentat contre la personne de Ginoue Mondésir, mais la démonstration des effets monstrueux du mode spontané de régulation sociale, politique et économique dans la société haïtienne.
En effet, compte tenu de la neutralisation des normes juridiques depuis l’Indépendance, la violence brutale est l’instrument privilégié de régulation des rapports sociopolitiques et économiques : les cocontractants respectent les termes de leur contrat informel, de peur d’être « zombifés » par la partie s’estimant lésée ; les parents, les enseignants, obtiennent le respect des enfants par le bâton ; le mari y recourt pour s’assurer de la soumission illimitée de sa femme ; l’Etat maintient la tranquillité publique par la terreur.
Dans cette société qui fonctionne essentiellement par la violence, le problème suprême est toujours de déterminer dans quel sens cette violence doit s’exercer légitimement, problème qui présuppose l’inégalité des genres. La réponse à ce problème est donnée non pas dans les lois civiles, mais dans les mœurs identiques à la nature : le « chef » (détenteur du pouvoir) sur tous les citoyens, l’adulte sur l’enfant, l’homme sur la femme, bref, le plus fort sur le plus faible [1].
En somme, cela témoigne de la naturalisation des rapports au sein de cette société. En d’autres termes, les rapports sociaux se développent, en dehors des normes proprement sociales impliquant la solidarité, et de celles de la justice présupposant la reconnaissance de la dignité de l’autre comme quelque chose qui vaut autant que la sienne.
L’étude des mobiles des crimes en Haïti est assez éloquente. Il s’agit souvent, soit des manquements à des obligations, soit des offenses, soit des menaces (réelles ou supposées). La partie s’estimant lésée par une rupture abusive de contrats, la non reconnaissance de dettes, l’abus de confiance, ou se sent atteint dans son honneur par un acte qu’il juge humiliant et infamant se fait elle-même justice, en recourant aux représailles : injures publiques, empoisonnements, envoûtements, coups et blessures entraînant parfois la mort d’autrui [2].
Sur le plan politique, les crimes émanent souvent de la répression brutale des opinions et des actions hostiles. Ainsi, sous les Duvalier, ces crimes sont le prolongement de la violence dont le but est double. Il s’agit, d’une part, de sanctionner les auteurs d’actes séditieux et, d’autre part, de « terroriser la population, afin de dissuader tout opposant éventuel » [3]. Ce procédé est une constante de l’histoire d’Haïti, dans la mesure où quasiment tous les gouvernements y recourent pour « déjouer et réprimer les nombreuses conspirations » auxquelles ils doivent inlassablement faire face » [4]. L’intensité de cette violence criminelle est en relation avec celle de luttes de pouvoir entre les diverses factions de l’oligarchie, qui ne parviennent pas à réaliser un accord de fond sur les règles constitutionnelles régissant le jeu politique.
Cette criminalité se présente en effet comme la conséquence de la valorisation de la violence dans ce système vindicatif et revendicatif, où le principe de légalité est nié.
Dans les transactions anonymes où les individus ont une forte propension à s’affranchir des normes coutumières, notamment celles de parole donnée, d’honnêteté et de loyauté, les risques de conflits assortis de représailles violentes se multiplient. Et la colère pousse souvent l’ « auto-justicier » à faire un usage effréné de sa force ou de son arme, donnant lieu aux crimes. En matière civile, comme sur le plan politique, la criminalité réfléchit l’intensité de ces transactions anonymes et, surtout, leur caractère problématique, c’est-à -dire l’absence de normes de référence dont la validité est reconnue par tous.
Sur le plan privé, l’intensification de la violence est liée au processus d’émancipation de la femme, qui se traduit notamment par une forte demande de reconnaissance de son égale dignité avec l’homme. Un certain nombre de chansons populaires expriment le sentiment de désarroi qu’éprouvent les hommes, pouvant entraîner, comme dans le cas du meurtre de Ginoue Mondésir, ces excès de violence. Parmi ces chansons, on peut citer notamment Se pa sa mwen vle de System band (album Bâton Moïse, n° 7), Child Support et FKD de Zenglen (album 5 étoiles, n° 3 et 4).
En résumé, la généralisation de la criminalité inhérente à ces excès de violence dans les sphères tant publiques que privées est liée à plusieurs facteurs : intensification des rapports anonymes et impersonnels, diffusion des normes démocratiques, émancipation de la femme. En l’absence de bonne foi, les cocontractants qui ne se connaissent pas doivent s’appuyer sur l’intimidation réciproque pour garantir l’exécution des contrats en bonne et due forme ; l’appropriation privée de l’Etat par un groupe est de plus en plus insupportable pour les autres groupes sociaux qui recourent à des actions brutales ou au boycott pour en finir ; l’égalité des genres vers laquelle on marche désoriente l’homme qui utilise intensivement la violence comme moyen pour communiquer et agir sur la femme. Autrement dit, comme les crimes politiques en nombre croissant au cours de ces dernières années, ce crime pose le problème de l’apprentissage de l’ensemble des acteurs sociaux en Haïti aux valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité qui président au fonctionnement des sociétés et des Etats modernes, et qui sont consacrées par l’ordre légal.
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* Louis Naud PIERRE, Sociologue, Coordonnateur du Réseau d’études sur Haïti (RES-HAà TI), Laboratoire d’analyse des problèmes sociaux et de l’action collective, (LAPSAC), Université Bordeaux 2,
Contact naudpierre@yahoo.fr
http://www.lapsac.u-bordeaux2.fr/frenchpresentation/reshaiti/2accueilhaiti.htm
[1] Pierre, Louis Naud, 2002, La réforme du Droit et de la Justice en Haïti, 1994-2002. Les difficultés de la construction d’un Etat de droit démocratique (Thèse de Doctorat), Université Victor Segalen Bordeaux 2, p. 61.
[2] Programme des Nations Unies pour le Développement, « Justices en Haïti », 1999, Port-au-Prince ; Pierre, Louis Naud, 2005, « La réforme du Droit et de la Justice en Haïti, 1994-2002 », in Lerat, Christian (dir.) Le Monde caraïbe : défis et dynamiques, Actes du colloque international, Bordeaux, 3-7 juin 2003, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, Tome 2, pp. 289-303.
[3] Charles, Etzer, 1994, Le pouvoir politique en Haïti, de 1957 à nos jours, Paris, Karthala, p. 282.
[4] Moral, Paul (1961), 1978, Le paysan haïtien. Etude sur la vie rurale en Haïti, Port-au-Prince, Les Editions Fardin, p. 48.