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Affaire Agnant : De quel côté se situe le bon droit ?

Analyse de la décision d’un juge de libérer un présumé narco-trafiquant pour insuffisance de preuves et des dispositions d’un Ministre de la Justice d’assigner à résidence et de mettre en disponibilité le Magistrat en question.

Par Robenson Louis, finissant en Droit et journaliste

AlterPresse, 19 février 2003

Le nommé Jean Salim Barthony a été appréhendé en juillet 2002 par la police en possession de 58 kilos de cocaïne selon les sources policières. Déféré par-devant la juridiction compétente, il a été libéré pour cause d’insuffisance de preuves de sa culpabilité. Cette décision a été rendue en date du 23 janvier 2003 par Me Pierre Josiard Agnant faisant office de Président de la cour d’assises.

Saisi du dossier, le Ministère de la Justice, n’étant pas satisfait du jugement, a pris, en date du 6 février 2003, une mesure de mise en disponibilité contre le juge en question et enclenché du même coup une procédure au niveau du Conseil Supérieur de la Magistrature qui devrait statuer sur le comportement du Magistrat jugé alors répréhensible, aux dires des membres de l’Association Nationale des Magistrats Haïtiens (ANAMHA), nouvellement créée et dont Me Agnant est le Président. Le Ministre de la Justice, Me Calixte Delatour, a également assigné le juge à résidence. Cette mesure a été révoquée quelques heures plus tard.

Mais, les Magistrats des quinze juridictions du pays ont décidé d’observer un arrêt travail à partir du 17 février 2003 en vue de protester contre les décisions prises par Me Delatour à l’encontre du juge Agnant et d’exiger leur retrait.

B. Bien fondé du jugement du juge Agnant dans le dossier Barthony

Il importe d’analyser le jugement rendu par le Magistrat du point de vue du droit et de celui de la pratique, tout en considérant les faiblesses qui caractérisent le fonctionnement de l’appareil judiciaire en Haïti.

a) Du point de vue du droit

Me Pierre Josiard Agnant affirme avoir libéré le sieur Jean Salim Barthony en raison du fait que le Ministère public ne pouvait pas, à l’audience, faire la preuve de culpabilité de l’accusé en question. Si tel fut le cas, le bon droit est du côté du juge car, en principe, l’accusation droit apporter la preuve de l’existence de l’infraction et de la culpabilité de la personne poursuivie. Quand dans un procès criminel avec ou sans assistance de jury il y a manque de preuves pour condamner l’accusé, celui-ci doit bénéficier ipso facto de la présomption d’innocence et donc être libéré : in dubio pro reo. En principe « tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable »

b) Du point de vue de la pratique

Si l’on considère la décision du juge du point de vue de la pratique, il convient de relever dans son comportement une sorte de légèreté. Car, comment prétendre et soutenir légalement juste d’élargir un présumé narco-trafiquant trouver en possession de 58 kilos de cocaïne testés positifs sur base d’insuffisance de preuves. A quelles preuves veut-il faire référence ? Quand on sait que le corpus delicti existe et que, le juge de paix compétent a dressé son procès verbal de constat et ceci, en présence du prévenu, des agents de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) et la Drug Enforcement Agency (DEA), est-il normal, j’ai bien dit normal, d’ordonner la libération de l’accusé sans se poser aucune question ? D’ailleurs, la force de preuve légale absolue est attachée aux déclarations des agents de la force publique : elles font foi jusqu’à preuve contraire ou inscription en faux. Celles-ci doivent être d’autant plus prises en compte, que la criminalistique, cette science qui se situe à mi-chemin de la police et de la justice, est à ses premiers balbutiements.

C. Ou est-ce que le bât blesse ?

A bien analyser la décision rendue par le juge Josiard Agnant, il apparaît qu’il n’a pas usé du pouvoir discrétionnaire consacré par l’aricle 189 du Code d’Instruction Criminelle (CIC) pour découvrir la vérité dans l’affaire Barthony. A mon sens, il n’a pas manifesté son intime conviction à bon escient dans la recherche des preuves et dans l’appréciation de la force probante des éléments de preuve à l’aide des moyens d’investigation que la loi lui fournit. L’article 190 du CIC, accorde en effet au doyen du tribunal criminel le pouvoir « d’appeler dans les cours des débats, même par mandat d’amener, et d’entendre toutes personnes ou se faire apporter toutes nouvelles pièces qui lui paraîtraient, d’après les nouveaux développements donnés à l’audience, soit par les accusés, soit par les témoins, pouvoir répandre un jour utile sur le fait contesté ».

D. Un pouvoir en cassation contre la décision du juge pourrait-il résoudre le problème ?

Des juristes avisés estiment malheureusement, que les autorités judiciaires compétentes auraient dû se pourvoir en Cassation contre le jugement du juge Josiard Agnant. à‡’aurait été un coup d’épée dans l’eau. Admettons que le Ministère Public par exemple ait décidé d’exerce un pourvoi dans le délai de trois jours à partir du prononcé du jugement contre la décision du juge Agnant qui est celle d’innocenter Jean Salim Barthony. Deux inconvénients majeurs se présentent. Tout d’abord, ce pourvoi aurait été déclaré irrecevable par la cour car celle-ci ne saurait être ici juge du fait mais seulement du droit. En d’autres termes, la cour de Cassation ne se serait pas prononcé sur une question de culpabilité ou de peine par exemple, mais sur la violation de la loi comme l’irrégularité dans la composition de la juridiction, l’incompétence ou l’excès de pouvoir de cette juridiction, l’inobservation des formes prescrites à peine de nullité... Deuxièmement, dans tous les cas, l’accusé acquitté devrait être libéré tout bonnement car il est de principe que les arrêts d’acquittement de la cour d’Assises ne peuvent être attaqués que par un pourvoi dans l’intérêt de la loi, qui ne pourra nuire à l’accusé acquitté. Donc, le juge aurait dû gérer son dossier prudemment.

E. Quid de la décision du Ministre

L’analyse de la décision du Ministre Delatour doit se faire sous plusieurs angles. Cette décision, de par sa promptitude, se veut être une décision beaucoup plus politique que légale, comme pour signifier aux autorités américaines la volonté du Gouvernement de sévir contre les narco-trafiquants, quelques jours après que ces autorités ont accusé des hauts responsables de l’Etat d’implication dans le commerce de la drogue en Haïti. En fait, je serais tenté de rechercher et d’analyser le fondement légal de la décision du Ministre à l’encontre du juge, mais en vain. Qu’il s’agisse du décret du 22 août 1995 portant organisation et fonctionnement de l’appareil judiciaire, lequel décret est inconstitutionnel ; qu’il s’agisse de la loi du 18 septembre 1985 sur la justice ou encore la constitution de 1987 ; aucun de ces textes légaux n’accorde de pouvoir au Ministre de la Justice d’assigner à résidence un juge, ou mieux encore de le suspendre de ses fonctions. Cette décision tiendrait par contre sa légalité dans le décret portant organisation du Ministère de la Justice. Ce décret, je dois dire, in limine litis, est inconstitutionnel.

En effet, le décret du 30 mars 1984 sur l’organisation du Ministère de la Justice permet audit Ministère de formuler et d’appliquer la politique du Gouvernement dans le domaine de l’administration de la justice, d’organiser l’institution judiciaire, de contrôler les activités des cours, tribunaux, parquets, et le fonctionnement des Offices Ministériels, de veiller à la bonne administration de la Justice et à l’exécution des lois. En vertu de ce décret, le Ministre de la Justice peut donner aux chefs de juridiction et aux chefs de Parquets toutes instructions relatives à la bonne marche des institutions judiciaires et à la discipline du personnel des Cours, Tribunaux et Parquets. Il a en quelque sorte un droit de surveillance sur les Magistrats de l’ordre judiciaire. On notera, comme nous l’avons ci-dessus mentionné, une certaine antinomie entre ce décret et la constitution. La doctrine a résolu ce problème lorsqu’elle a consacré la suprématie de la loi nouvelle sur la loi ancienne ainsi que la constitution qui abroge toute partie des codes de lois ou manuels de justice, des lois et décrets-loi, décret et arrêtés qui lui sont contraires. (art. 296)

Conclusion

Le juge Pierre Josiard Agnant a rendu sa décision au nom de la République avec tout ce que cela implique certes, mais il résulte de sa démarche une anomalie qui peut être liée à la négligence ou aux faiblesses de l’appareil judiciaire. Quant aux décisions du Ministère, elles n’ont aucun fondement légal, sauf qu’elles peuvent être légitimées dans la mesure où Me. Calixte Delatour se fait bien comprendre. De toute façon, la gestion qu’il fait du dossier Agnant participe, à n’en pas douter, de la logique de l’irrespect du principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire, sous la forme de l’empiétement du pouvoir Exécutif sur les compétences du Judiciaire. Au sujet de la grève des Magistrats, en lieu et place de ce mouvement, je pense qu’il serait plus approprié d’attaquer la décision du Ministre par-devant qui de droit. Ce qui en définitive profiterait au système judiciaire.

D’aucun soutiennent enfin que le dossier ne serait pas exclusivement juridique. Ils en veulent pour preuve la célérité peu coutumière avec laquelle le Parquet a délivré l’exequatur autorisant l’élargissement de l’accusé. Il est clair que la question de la légalité de l’exequatur doit être un jour posée. Tel n’est sans doute pas ici le cadre d’un tel débat. Des rumeurs relatives à des pots de vin assez mirobolants alimentent aussi la thèse du caractère très peu juridique du dossier à l’étude. Il s’agit donc d’un domaine d’investigation qui viendrait à coup sûr compléter l’aspect juridique du dit dossier.