Par Day Robertho Isaac
Courtoisie de Sydia International [1]
(Syfia Haïti) Cité Soleil, le plus grand bidonville d’Haïti, échappe toujours au contrôle des autorités. à€ quelques semaines d’élections cruciales pour l’avenir du pays, les bandits y règnent toujours en maîtres. Reportage dans la "cité interdite".
à€ quelques centaines de mètres de l’entrée nord de Cité Soleil, deux chars onusiens sont vissés à la chaussée. Suant sous leur lourd accoutrement, les militaires jordaniens montent la garde, le canon de leurs fusils pointé à hauteur d’homme. D’autres, à pied, ordonnent dans un anglais hésitant aux chauffeurs des rares véhicules qui s’aventurent dans la zone de s’arrêter. Les quelques policiers haïtiens qui les secondent restent, par prudence, collés à leur véhicule. à€ quelques mètres de l’entrée sud, un troisième char stationne en permanence, tourelle fermée, comme s’il s’apprêtait à monter à l’assaut des masures qui s’étalent sur des kilomètres. Seuls les canons qui sortent de ses meurtrières laissent deviner une présence humaine.
C’est que le plus grand bidonville des Antilles, où vivent habituellement quelque 300 000 personnes, est depuis un an sous la coupe de criminels - souvent à peine sortis de l’adolescence - chargés par leurs "chefs" d’empêcher l’entrée d’éventuels ennemis et de rançonner les véhicules qui s’y risquent. Pas même les officiels du gouvernement intérimaire n’osent s’y aventurer depuis l’incendie du commissariat central, l’an dernier. "Notre seul chef, c’est le commandant Amaral", crache l’intrépide Ti Respè, un garçon haut comme trois pommes et dont la réputation de tueur fait frémir Port-au-Prince. Le "commandant" en question, Amaral Duclonat, est un ancien lieutenant du sinistre Dread Wilmé, un chef de gang tué cet été par les forces de l’ordre.
Comment entrer à Cité Soleil ?
Pas facile, pour un journaliste, d’aller dans cette zone de non-droit qu’est devenu le gigantesque bidonville, où le seul pouvoir qui compte est littéralement au bout du fusil. Mieux vaut se faufiler dans la délégation d’une Ong à but humanitaire qui, elle, pourra peut-être obtenir d’Amaral l’autorisation nécessaire pour y pénétrer, après avoir montré patte blanche. Une règle à ne pas violer sous peine de mort. "C’est à nous de donner la permission pour entrer ici, me lance un adolescent armé d’à peine 17 ans, alors que notre délégation entre dans le bidonville. Nous ne prenons d’ordres de personne." Tout près, deux jeunes nous observent, l’œil méchant. L’un cache manifestement un revolver sous son maillot alors que l’autre, qui n’a guère plus de 10 ans, peine à porter un fusil qu’il a enroulé dans un vieux tissu.
Mais une fois à Cité Soleil, on est frappé par le calme des lieux. Seules quelques détonations viennent déchirer le silence qui pèse sur les centaines de venelles boueuses. à‡a et là , de rares riverains vous contemplent, hébétés, leurs cahutes sordides trouées d’impacts de projectiles. De petits marchands étalent encore leurs produits sous le soleil de plomb. Quelques femmes entrent dans l’immeuble lui aussi criblé de balles de la Croix-Rouge, la seule institution invitée à y poursuivre ses activités.
Un peu plus loin pourtant, quelques-uns des 1 500 militaires jordaniens chargés de pacifier Cité Soleil ont pris position derrière des blocs de béton et des sacs de sable. Une maison abandonnée, protégée également par un char, leur tient lieu de quartier général. Imperturbables, des jeunes vont et viennent à bicyclette, à moto ou à pied, prenant un plaisir manifeste à les narguer, leurs armes bien en évidence pendant que des rastaquouères à lunettes noires roulent doucement dans de puissantes voitures, volées en plein jour à la pointe du pistolet dans les rues de Port-au-Prince.
La cité de tous les dangers
Le tronçon urbain de la Nationale 1, qui traverse Cité Soleil, représente un danger mortel pour ses usagers. En juin dernier, Paul Moural, le consul honoraire de France au Cap haïtien, y a été assassiné. En octobre, une bibliothécaire française, atteinte de trois projectiles à la jambe, a échappé de justesse à son agresseur, avant d’être secourue par des Casques bleus. Et deux soldats onusiens y ont été atteints mortellement par des balles de civils armés...
Les transports en commun ne desservent évidemment plus la zone depuis belle lurette. "Les bandits nous empêchent de prendre la route de Cité Soleil, dit Louis Samson, chauffeur d’une camionnette affectée au transport de passagers. Des fois, on s’arrête pour faire descendre un passager et brusquement on est entouré de voleurs. Il y a trois jours encore, ils ont tiré sur mon camion et des passagers ont été atteints par des projectiles."
Alors que les kidnappings se multiplient dans la cité, les ouvriers des quelques industries établies tout près de là sont souvent pris à parti et contraints d’acheter leur liberté. Plusieurs propriétaires de commerces ont été obligés d’abandonner leurs biens, quand ils n’ont pas été enlevés ou tués. "Ici, c’est la panique totale, confie un employé d’une entreprise. Les propriétaires sont contraints de verser de fortes sommes pour éviter que leurs commerces soient brûlés ou pillés en plein jour. Quant aux ouvriers, ils sont dévalisés, maltraités ou même tués quand ils n’ont rien à donner !’’
Pas étonnant que l’immense bidonville n’abrite plus que les deux-tiers de ses résidents habituels ! Des dizaines de milliers ont regagné leurs villages d’origine en attendant que cessent les agressions, meurtres gratuits, guerres de gangs et affrontements avec les soldats de la Mission de stabilisation des Nations Unies en Haïti. Les autres, à l’exception des proches des chefs de gang qui ont un minimum d’assurance de vivre sans être vraiment inquiétés, se sont simplement résignés à leur sort. Pauvres parmi les pauvres, ils n’ont nulle part où aller.