Débat
Cité Soleil, grand bidonville au nord de Port-au-Prince, demeure un véritable défi pour les forces régulières de sécurité. Les possibilités de couverture par la presse de la situation dans ce quartier sont extrêmement réduites et ne permettent pas de savoir avec exactitude ce qui s’y passe au jour le jour. Ce vide donne souvent lieu à la circulation d’informations non vérifiées, à des rumeurs et à toutes sortes de commentaires.
AlterPresse publie le texte intitulé
« A Cité Soleil, c’est le peuple qu’on assassine ! », qui lui a été soumis le 10 décembre par l’enseignant James Darbouze.
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« cette procédure qui guette
ceux que la société rejette
sous prétexte... »
Ni Dieu ni Maître, Léo Ferré
Contre l’orthodoxie, pour la vérité et parce que convaincu que comme le dit Emmanuel Todd, certes dans un autre contexte, « si nous tenons à juger (...), nous devons adopter une perspective plus large, échapper à la myopie historique du commentaire au jour le jour [1] », sur la question très actuelle des militants des quartiers populaires que le consensus ambiant a choisi, pour les besoins de la propagande de guerre, de désigner sous le vocable de « bandits », il me semble qu’il faut, aujourd’hui, avoir le courage de gueuler haut et fort que ces gens qui, à Cité Soleil, au Bel Air ou ailleurs dans les quartiers populaires, se font pourchasser et tombent à longueur de journée sous la mitraille et les chars des soldats de la démocratie du roi Abdallah II ( qui a succédé à son père Hussein ) de Jordanie, c’est le peuple. Certes ce n’est pas le peuple des gens de bien, bien nés et bien portant. Ce n’est pas le peuple des gens d’en haut, gens de salon, des intellos et des experts internationaux ; ce n’est pas non plus le peuple des progressistes, ONgistes et autres... mais c’est le peuple. Et à travers la volonté de réduire ce peuple-là , c’est au rêve bicentenaire de construction d’une société plus juste, plus équitable et plus démocratique que l’on essaie de mettre fin.
Ces « irréductibles » que l’on s’efforce de faire taire, ces « chimès », ces « bêtes de la république [2] » pour reprendre l’expression du professeur sud-africain Achille Mbembe, ces gueux que l’on taxe de toutes les épithètes méprisantes, diffamatoires et infâmantes - « chimès », « bandits », « terroristes » pour mieux les éliminer - mais qui n’ont aucun recours dans la république des gens fortunés, des lettrés et des notables, ces « freedom fighters », c’est le peuple. Peuple des ghettos - de Varsovie, de Soweto, de Rio ou de Cité Soleil - peuple des bidonvilles, peuple des townships, peuple des terres mêlées, peuple du non-lieu. Toutes ces personnes contraintes, depuis trop longtemps, à la vie végétative, la vie nue, à qui on a volé jusqu’à leur dignité, tous ces résistants, tous ces militants, tous ces combattants, c’est le peuple. Tous ces gens libres qui ont contre eux tout un système, que la presse ne voit que lorsqu’ils se couchent pour mourir ; eux qui, pour les organismes dits de défense des droits humains, ne comptent pas, parce que non humains, tous ces morts sans sépulture, eux qui ne peuvent avoir recours au Protecteur du citoyen, parce que non citoyens ; ces rebelles à l’ordre des puissants et des « barbares », c’est le peuple. Tous ces héritiers sans testament [3] du désir de liberté, d’égalité, de dignité et de bonheur, c’est le peuple.
Peuple nous rappelle le philosophe Jacques Rancière : « est le nom d’un sujet politique, c’est-à -dire d’un supplément par rapport à toute logique de compte de la population, de ses parties et de son tout. Cela veut dire un écart par rapport à toute idée du peuple comme rassemblement des parties, corps collectif en mouvement, corps idéal incarné dans la souveraineté, etc [4] »
Aussi : « Peuple, en ce sens, est un nom générique pour l’ensemble des processus de subjectivation qui font effet du trait égalitaire en mettant en litige les formes de visibilité du commun et les identités, appartenances, partages, etc. qu’elles définissent : processus qui peuvent mettre en scène toutes sortes de noms singuliers, consistants ou inconsistants, "sérieux" ou parodiques [5]. »
Et pour conclure sans clore : « cela veut dire aussi que ces processus mettent en scène la politique comme artifice de l’égalité, laquelle n’est aucun fondement "réel", n’existe que comme la condition mise en acte dans tous ces dispositifs de litige. L’intérêt du nom de peuple est de mettre en scène l’ambiguïté. La politique, en ce sens, est la discrimination en acte de ce qui, en dernière instance, se met sous le nom de peuple : l’opération de différenciation qui institue des collectifs politiques en mettant en acte l’inconsistance égalitaire ou l’opération identitaire qui rabat la politique sur les propriétés des corps sociaux ou le fantasme des corps glorieux de la communauté. La politique, c’est toujours un peuple en plus de l’autre, un peuple contre un autre [6]. » Sans commentaire : on ne saurait être plus explicite !
Et, pendant que l’on continue, ici et là , à broder sur les mêmes motifs (les élections, Aristide unique responsable de tous les malheurs), à détailler les portraits croisés de grands hommes, de héros qui, à eux seuls, ont vocation de sauver le pays en instaurant envers et contre tous la démocratie marchande, pendant tout ce temps, la vie est ailleurs ... dans les bidonvilles, dans les ghettos, le peuple se meurt... on l’assassine, on le tue sous le regard sinon amusé tout au moins complice de tous ceux pour qui ces gens-là n’ont aucun droit à la vie.
Faut-il parler à ceux pour qui la vie n’est pas sacrée ? Y a t il pas des fois où la haine devient un devoir sacré ?
En tout cas, pour tous ceux qui tombent [7], pour tous ceux - peu nombreux il est vrai - qui, dans ce pays, croient encore au pouvoir de la vérité, une voix doit crier dans le désert que celle-là ne doit pas passer sous silence : A cité Soleil, Jacques Soleil, dans les ghettos et partout ailleurs dans le pays d’Haïti, c’est le peuple que la Minustah assassine !
James Darbouze
Militant, enseigne la philosophie.
[1] Emmanuel Todd, Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.
[2] La République et sa Bête : à€ propos des émeutes dans les banlieues de France, Achille Mbembe, Professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud, publié le 08/11/2005 sur le site du périodique « Africultures », Africultures 46/2005
[3] « Notre héritage est sans testament.†René Char.
[4] Peuple ou multitudes ? Entretien avec Eric Alliez par Jacques Rancière, juin 2002, sur le site de la revue en ligne Multitudes.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Reprenant le titre d’une pièce de Beckett tout en ayant en tête ce extrait « sa k mouri mò fizi / nan rele kont abi / se yon misyon l akompli. » d’une chanson de Beethova Obas.