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La diaspora haïtienne : Entre admiration et suspicion

Par Guy-Robert Saint-Cyr

Soumis à AlterPresse le 21 novembre 2005

« Ne pas frapper de dérision les actions
humaines, ne pas les déplorer, ne pas
les maudire, mais les comprendre. »
Spinoza

C’est souvent avec beaucoup de fierté et d’émotion que les Haïtiens parlent et constatent la réussite sociale, économique et culturelle de leurs frères et sœurs en terre étrangère. Et pour cause. Car dans un pays, comme Haïti, où les mauvaises nouvelles (gabegie de toutes sortes, corruption, cataclysme, barbarie) sont la norme et où les bonnes nouvelles sont des exceptions, on comprend aisément l’ego des Haïtiens lorsqu’un des leurs arrive à se faire un nom sur la scène internationale.

En effet, comment ne pas être en admiration devant le parcours exemplaire d’une Michaà« lle Jean pour la politique canadienne, d’un Dumarsais Siméus pour l’entrepreneurship, d’un Wyclef Jean pour le show business international ou encore d’un René Depestre, d’un Emile Ollivier ou d’une Edwidge Danticat pour la littérature.

Comment comprendre aussi ce sentiment de rejet et même de suspicion dont sont victimes ces Haïtiens de l’extérieur dès lors qu’ils décident de s’impliquer concrètement dans la vie publique de leur pays d’origine ? S’agit-il d’un problème de communication et de compréhension entre ceux de l’extérieur et ceux de l’intérieur ? Les Haïtiens de l’extérieur sont-ils intéressants uniquement comme pourvoyeurs de fonds à des proches déshérités restés au pays ? Telles sont les questions auxquelles il faut trouver réponse lorsqu’on réfléchit sur la problématique de la diaspora haïtienne.

De l’expatriation à la diaspora

L’expatriation des Haïtiens remonte de très loin. En effet, on peut la situer aux environs de 1920-1930 lorsque les paysans haïtiens avaient pris pour habitude d’aller vendre leur force de travail lors des récoltes saisonnières des cannes à sucre à Cuba et en République dominicaine. Certains de ces Haïtiens ont pris racine dans ces deux pays au point d’en devenir des citoyens à part entière, particulièrement à Cuba où les descendants des Haïtiens ne considèrent pratiquement plus l’Afrique comme leur mère-patrie, mais Haïti.

S’il est vrai que de tout temps les Haïtiens avaient pris l’habitude de quitter leur pays pour des raisons économiques, c’est sous le gouvernement dictatorial de François Duvalier que l’expatriation massive pour des raisons politiques et sécuritaires a connu son plus grand essor. Durant cette période, François Duvalier a pratiquement vidé le pays de ses cadres. à€ telle enseigne, dans les années 1960, on dénombrait plus de médecins haïtiens pratiquant au Canada qu’en Haïti même. En d’autres termes, les Haïtiens ont quitté en de très grand nombre leur pays dans les années 1960-1970 pour aller s’installer sous des cieux plus cléments. Ainsi, on les retrouve dans les Antilles françaises, aux Etats-Unis d’Amérique, en France et dans quelques pays de l’Afrique de l’Ouest.

C’est suite à ces dispersions des enfants du pays qu’on a commencé à parler de diaspora haïtienne. Car, historiquement, le mot diaspora désigne spécifiquement la dispersion des juifs exilés de leur patrie biblique vers des terres étrangères, dans des conditions d’oppression et de dégradation morale. à€ la fin du XX ième siècle, la notion de diaspora s’est élargie et a été redéfinie pour inclure de nombreux autres groupes, tels les Chinois et les Haïtiens pour ne citer que ces deux peuples. Et ces groupes n’ont qu’un souhait : participer à la vie publique de leur pays d’origine.

De l’implication de la diaspora

La diaspora haïtienne s’est toujours impliquée activement dans la vie économique d’Haïti. Faut-il rappeler que ces Haïtiens de l’extérieur envoient, bon gré, mal gré, plus d’un milliard de dollars américains à leurs compatriotes restés au pays ? Sans compter qu’ils investissent dans l’immobilier et dans le commerce. C’est surtout grâce à la diaspora que le pays n’est pas totalement sombré dans la désolation et dans l’oubli. à€ l’heure actuelle, les Haïtiens de l’extérieur constituent les principaux partenaires économiques et financiers d’Haïti. C’est un fait.

Evidemment, après avoir investi massivement au pays, la question d’implication politique s’impose inévitablement. C’est là que les controverses commencent. Les Haïtiens de l’intérieur ont toujours manifesté une certaine méfiance envers leurs compatriotes de l’extérieur aussitôt qu’ils manifestent des velléités politiques pour leur pays d’origine. Tout d’un coup ils redeviennent des étrangers. On les accuse de traîtres à la patrie. On les soupçonne même de vouloir s’accaparer de tous les postes de responsabilité. Tout cela, avec comme toile de fond, la délicate question de la double nationalité. Il s’agit d’une question récurrente que l’on soulève comme une épée de Damoclès pour marginaliser les Haïtiens de la diaspora qui souhaitent s’impliquer politiquement dans les affaires internes du pays.

Ce que les Haïtiens semblent ignorer, c’est qu’avec la mondialisation et le transnationalisme, la question de citoyenneté est déterritorialisée, donc revisitée. En effet, la mondialisation des économies et de la culture a créé de nouvelles conditions qui sont en train de transformer l’identité et l’institution de la citoyenneté partout dans le monde. à€ vrai dire, on assiste à une crise du nationalisme et de l’Etat-nation au niveau international, dans laquelle la nation n’est plus un lien privilégié de médiation entre le régional et le mondial.

à€ l’heure actuelle, c’est-à -dire en ce moment de graves crises économiques, sociales, politiques et environnementales, on ne peut se permettre le luxe de faire l’économie de la participation de la diaspora dans la vie concrète et réelle du pays. Si l’on devait, par exemple, rejeter un quelconque candidat, cela devrait être sur la base de son programme et non sur la base de sa prétendue double citoyenneté. Car, dans un monde où d’importantes populations appartenant à des communautés transnationales ne font que passer, les conceptions de l’allégeance et de la citoyenneté devront être réformées ou bien la notion même d’Etat-nation devra être repensée.

Cette conception anachronique d’Etat-nation dont la création remonte d’ailleurs au traité de Westphalie de 1648 doit être revue par la prochaine législature, la 48 ième, qui sortira des prochaines joutes électorales. Aujourd’hui, la plupart des anciens pays socialistes de l’Europe de l’Est sont dirigés par des citoyens ayant longtemps vécu en terres étrangères et qui ont aussi pris la citoyenneté, par naturalisation, des pays d’accueil.

Au lieu de nous disputer sur des banalités, comme sur cette question de la double nationalité, on devrait préférablement nous concentrer sur l’essentiel, à savoir le redressement du pays. Les Haïtiens de l’intérieur et ceux de l’extérieur doivent s’unir pour que la devise d’Haïti qui est « L’union fait la force » soit quelque chose de tangible. C’est seulement de cette manière que l’on réussira à bâtir une société nouvelle.

© Guy-Robert Saint-Cyr,
Port-au-Prince, Haïti.
Courriel : saintcyr24@yahoo.fr