Par Marc Antoine Archer [1]
« Le seul mauvais choix est l’absence de choix. »
A. Nothomb
Le 25 octobre dernier, l’Institut Haïtiano-Catalan de Techniques Energétiques que je dirige, en collaboration avec d’autres acteurs énergétiques locaux, nous avions organisé à FOKAL, une conférence sur les Initiatives Energétiques Locales et, dans ce cadre, j’avais présenté une conférence intitulée « Haïti et l’ère de l’Après-Pétrole ». Le premier constat, la première observation, qui me servait d’introduction aussi, était que l’avenir énergétique d’Haïti ne semblait préoccuper personne. Au niveau de la prise de décision, devrais-je dire, personne ne se pose la question de l’avenir énergétique du pays. Mais, peut-on la poser ? Une fois posée, peut-on y répondre ? Je vais essayer d’apporter certains éléments d’analyse, en précisant, d’après mon point de vue, les contours de la problématique énergétique, pour les prochaines années.
D’abord, posons-nous une question, à tout point de vue incontournable, à savoir : Que représente l’énergie pour l’Haïtien ?
En répondant à cette question, je vais me créer peut-être des ennemis mais je ne peux m’empêcher de le faire. L’Haïtien est fils du « Blackout ». Notre imaginaire collectif, notre vécu personnel et collectif, est peuplé de ces moments, intenses, prolongés, d’absence de courant. Cela a provoqué chez nous des réflexes et des modes de vie adaptés à la situation : le réfrigérateur est un meuble au lieu d’être électroménager, les aliments réfrigérés se consomment à peine et, au cas d’en consommer, il nous arrive parfois de le faire quasiment en situation limite de consommation, le concept de « chaîne du froid » est inexistant dans le langage quotidien. Et même dans le cas du professionnel de l’alimentation. Nous n’avons jamais vu l’énergie en tant que bien collectif désirable et nécessaire au fonctionnement de notre société. Ni au niveau du particulier ni au niveau de la direction du pays. Par contre, nous le croyons nécessaire à notre qualité de vie, individuelle. Nous voulons en disposer pour notre bien-être personnel même si la grande majorité, autour de nous, n’arrive pas à jouir de ses bienfaits. Le comble du paradoxe est que, si nous arrivons à supporter, en vivant en Haïti, des coupures de courant prolongées durant parfois des journées, une fois à l’étranger, la moindre absence d’électricité nous semble aberrant et nous met dans tous les états. Nombreux ont été les cas de choc émotionnel, de crise d’anxiété détectés chez des Haïtiens vivant en Floride, à cause des dégâts causés par le cyclone Wilma, qui a laissé plusieurs foyers sans électricité durant plusieurs jours. De même, dans certains autres quartiers de la Floride, frappés par la furie du cyclone, d’autres Haïtiens, happés par l’absence de courant ont su réagir comme s’ils étaient en Haïti, sans le moindre problème. No Problem ! Ce dernier commentaire n’a nullement l’objet de blesser quiconque. Je le fais simplement pour montrer l’importance que l’électricité acquiert dans notre vie. Aucune société moderne ne saurait s’en passer.
L’énergie est nécessaire à toute activité humaine. Il s’agit de l’épine dorsale de notre société, rien ne se fait sans énergie. En général, pour mieux nous comprendre, l’énergie a pour objet de satisfaire une série de besoins socio-économiques, à travers l’utilisation de ressources énergétiques présentes dans la nature. La société met alors en œuvre tout un ensemble de processus technologiques, économiques et sociaux afin de transformer l’énergie primaire disponible en énergie de consommation, capable de satisfaire les besoins de chaleur, lumière, force motrice et électricité. Cette structure mise en place est un Système Energétique dont la représentation de base permettant de suivre la filière énergétique allant du besoin socio-économique à la ressource énergétique le satisfaisant, peut être le diagramme présenté dans le graphique 1.
A la lumière du graphique antérieur, on comprend mieux la situation d’indigence énergétique d’Haïti. La situation énergétique du pays doit obligatoirement s’améliorer car sinon, nous nous acheminons, nous conduisons Haïti, dirigeants politiques et société civile, comme dans le cas de l’àŽle de Pâques, vers la destruction, vers la disparition complète. Toute tentative d’amélioration passe par une bonne planification et, aucune planification n’est possible sans la prise en compte des coûts projectifs du pétrole, de ce pétrole dont le prix du baril, d’après les dires du Président Hugo Chavez, se trouve toujours en dessous de celui du baril de Coca-Cola. A vous d’en juger la convenance !
Cette phrase, d’après moi, est indicatrice de nouvelles tendances. Le temps du pétrole bon marché est révolu. Si jusqu’à aujourd’hui nous avons vu que des faits exceptionnels provoquaient les fluctuations du prix du pétrole, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les différentes contraintes : sociales, géopolitiques, économiques, environnementales, exercent une pression constante sur le prix du pétrole et le maintient dans une situation de hausse permanente. Pour illustrer ce qui vient d’être dit, je vous propose deux graphiques de variation des prix du pétrole :
1- Le premier nous offre une vision sur l’évolution des prix depuis 1920 :
Trois zones de prix se trouvent clairement délimitées :
Zone (A) : De 1920 à 1973, le prix des hydrocarbures évolue dans un canal qui a comme plafond la zone des 5 dollars le baril. En 1973 avec la crise de l’OPEP (Organisation des Pays exportateurs de Pétrole), le prix de pétrole sort de ce plafonnement pour grimper vers la tranche supérieure de 10-40$ usd. Les conséquences furent néfastes ... pour les pays en voie de développement, pour les pays pauvres.
Zone (B) : à€ partir de 1973, le prix du baril évolue dans une fourchette de prix comprise entre 10 dollars et 40 dollars. Des crises ponctuelles poussent les prix jusqu’à 40 dollars et des hausses de brèves périodes de surproduction font descendre les prix jusque dans la zone des 10-15 dollars le baril.
Zone (C) : Aujourd’hui, le prix du baril a dépassé le seuil des 40 dollars le baril, évoluant préférablement dans la tranche 55-65$usd.
2- Le deuxième graphique nous offre les fluctuations récentes des prix du baril :
Plusieurs événements historiques permettent d’expliquer en partie l’évolution des prix. Observez le graphique et la description des différents faits historiques motivateurs des fluctuations :
Fait historique : 5 octobre 1973 marque le début de la guerre du Yom Kippour entre la Syrie, l’Egypte et Israà« l.
Faits historiques : Révolution iranienne et guerre entre Iran/Iraq
Fait historique : Guerre du Golfe, 1990
Fait historique : Boom économique aux Etats-Unis et en Asie au milieu des années 1990.
Fait historique : Crise financière asiatique à partir de 1997. Déclin des prix jusqu’à février 1999 pour atteindre quasiment 10 dollars USD/baril.
Fait historique : A partir de mars 99, suite à un accord de réduction de la production des pays producteurs, les prix n’ont cessé d’augmenter jusqu’à atteindre plus de 30 dollars américains/baril un an plus tard. L’augmentation de la production avec comme objectif de stabiliser les prix entre 20 et 25 dollars américains/baril permettent de stabiliser les prix autour de 28 dollars américains à partir de décembre 2000.
Fait historique : Attentat terroriste du 11 septembre 2001
Faits : Principalement, le dynamisme de l’économie chinoise et l’émergence de pays nouvellement industrialisés qui tendent à augmenter leur consommation d’énergie ainsi que par l’amélioration des conditions économiques dans certaines régions du monde, provoquent une forte hausse des prix du pétrole à partir de l’année 2004.
D’autres faits expliquent aussi cette pression sur les prix : les réactions spéculatives en relation avec les perturbations politiques en Irak, au Proche-Orient, la Russie (Youkos) et l’instabilité politique au Venezuela (plusieurs tentatives de renversement du pouvoir en place).
Maintenant, et comme on disait avant, le pétrole semble s’envoler vers d’autres limites ... de prix, et, la société va devoir s’habituer aux prix élevés. Ce ne sont plus seulement des « faits historiques » qui vont moduler le prix du baril. La demande, les difficultés techniques associées à l’exploitation du pétrole, la gestion de la rareté de la ressource, les contraintes environnementales, les pressions sociales, les problèmes stratégiques liés à son obtention, constitueront les mécanismes régulateurs et vont, dans ce cas, artificialiser le prix du baril de pétrole. Les pays pauvres seront, dans ce cas encore, fragilisés, marginalisés car la société moderne a rendu le pétrole, aujourd’hui, nécessaire dans tous les domaines de l’économie :
En tant que source d’énergie (Essence et gasoil pour les voitures, kérosène pour les avions, combustible pour la production d’électricité, pour les processus thermiques, etc.)
Pour la construction de routes (Asphaltes)
Matières chimiques dérivées. Grâce au cracking qui est un procédé de raffinage. On peut ainsi modifier la composition du pétrole et on obtient d’autres produits comme le benzène, toluène, les xylènes qui permettent la fabrication des plastiques, textiles synthétiques, caoutchoucs synthétiques, détergents et interviennent dans la fabrication d’engrais complexes, de lubrifiants, etc.
Le pétrole s’est donc imposé comme principale source énergétique, et ses sous produits sont eux aussi très utiles à l’économie moderne, ce qui entraîne une hausse constante de la demande avec l’augmentation de la population mondiale. Y aura-t-il une réaction de la part des consommateurs face à ces augmentations de prix, abusives, spéculatives ? Certains experts prédisent qu’à partir du seuil des 120$usd le baril, la réaction citoyenne se fera sentir.
Enfin, Quel Avenir ? L’Avenir de la problématique de l’énergie en Haïti dépend donc du Projet de Société que nous aurons fixé, à court, moyen et à long terme, ce qui veut dire les 5, les 10 et les 25 prochaines années.
De toutes façons, indépendamment de ce que nous aurons à décider, nous dépendons aussi de la conjoncture internationale. Et, au niveau mondial, nous entrons dans l’ère de l’Après-pétrole. Que représente l’ère de l’Après-Pétrole pour Haïti ?
Bien que l’on peut ne pas arriver à se mettre d’accord sur la date de l’épuisement définitif des ressources énergétiques conventionnelles de la Planète, à savoir, les combustibles fossiles et en premier lieu le pétrole et le combustible nucléaire, on conviendrait tous qu’il s’agit de ressources limitées, épuisables, et qui vont devoir, dans les prochaines décennies, arriver à leur épuisement. Cependant, quoique s’agissant de ressources épuisables, non renouvelables, rien ne devra nous faire croire que leur exploitation ne s’arrêtera qu’avec leur épuisement final. Le pétrole ne disparaîtra pas ou du moins la fin de l’exploitation du pétrole ne va pas se produire par manque de pétrole mais plutôt à cause des coûts d’exploitation car la finitude de la ressource fossile est un fait et si jusque dans les années 1970, on découvrait plus de pétrole que la consommation n’en exigeait, maintenant il est de plus en plus difficile de découvrir de nouveaux gisements pétroliers et de construire de nouveaux puits de pétrole.
Si en plus nous prenons en considération que la superstructure de manipulation du pétrole, allant de l’exploration passant par l’exploitation, la production, le transport, le raffinage et la distribution, commence à trouver des difficultés au niveau du transport et du raffinage, nous voyons que la situation devient de plus en plus compliquée fragilisant ainsi le difficile équilibre des prix.
Vu la conjoncture, le pétrole se trouve donc soumis à une crise multiple :
1- Crise du marché du pétrole : Le pétrole est soumis aux pressions de la demande, à une surutilisation, donc à la spéculation.
2- Crise géopolitique : S’agissant d’une ressource à répartition inégale, les zones d’extraction sont soumises à des pressions internes de nature politique et/ou sociale, à des conflits armés, etc.
3- Crise environnementale : S’agissant d’une ressource non renouvelable et « finie » et dont l’utilisation, de l’extraction à la consommation finale, produit un ensemble d’impacts sur l’environnement (pollution de l’air, de l’eau, des sols, du paysage) et sur l’organisme, des pressions sociales se font sentir pour limiter sa consommation.
Nous pouvons dire que nous entamons l’ère de l’Après-pétrole. Il s’agit peut-être du défi le plus important auquel l’être humain aura à faire face. L’énergie facile, massivement disponible et donc, bon marché à cause de l’effet d’échelle dans l’économie, ne va être bientôt qu’un vague souvenir.
Dans un tel contexte, et peut-être dès maintenant, il s’avère nécessaire certains changements comportementaux, de structures mentales. La société moderne, ces 150 dernières années, a établi son mode de fonctionnement sur la consommation des ressources naturelles, des biens environnementaux, et une surconsommation de ces biens durant les 50 dernières années :
- Moyens de production basés sur la consommation excessive des ressources environnementales et leur surexploitation (eau, terre, air, combustibles non renouvelables, matières premières)
- Consommation excessive de la part de l’individu.
Actuellement, et les modes de production, et les modes de consommation doivent changer radicalement afin de s’adapter aux nouvelles donnes environnementales, sociales, économiques.
Il s’agit donc de forcer les structures de production à s’adapter aux nouveaux paramètres de sorte que l’impact sur l’environnement (physique et humain) soit minime et, aux citoyens, à adopter un autre mode de consommation, responsable. Conscients de l’impact de nos attitudes, de nos gestes sur le développement économique, social et environnemental, nous devons passer du stade de Consommateur à celui de ConsommActeur, car la consommation n’est pas un acte dépourvu de responsabilité. De fait, l’avenir de la planète, l’avenir du pétrole dépendra de la manière dont chacun d’entre nous vit.
Il s’agit donc de mieux consommer au lieu d’augmenter sans cesse la production, en se basant sur les priorités suivantes :
Sobriété énergétique dans notre consommation d’énergie, dans notre façon de vivre en société.
Efficacité dans tous les usages, donc rechercher le meilleur rendement énergétique.
Production à partir d’énergies renouvelables ou, provisoirement, à partir d’énergies ayant un impact environnemental le plus faible possible.
Le comportement synergique entre ces trois approches est la seule attitude cohérente.
Certains pays, tels la France par exemple, ont déjà déclaré, leur entrée dans l’ère de l’Après-pétrole (avec toutes les nuances idéologiques ou technologiques que cela peut comporter). Et, pour que cela puisse supposer le moins d’impact possible sur leur société, les décideurs, Français, ont commencé à planifier. Haïti, pays énergétiquement vulnérable car à dépendance énergétique totale et à planification énergétique nulle, et en plus soumis à une forte pression sur ses ressources ligneuses, n’a encore absolument rien décidé. Est-ce un choix ?
Que peut supposer ce contexte de l’Après-pétrole pour Haïti ?
D’abord un grand handicap car une situation de prix trop élevés va entraver le développement du pays et même son fonctionnement si l’option choisie est celle de baser les modes de fonctionnement sur les ressources fossiles.
Il s’agit donc de développer, en urgence, d’autres critères de fonctionnement tels que :
Développer, de façon obligatoire, des alternatives aux Energies Conventionnelles, polluantes, chères à la longue et très peu créatrices d’emplois.
- Impliquer de plus en plus le citoyen dans l’exploitation énergétique de la société.
- Faciliter l’évolution vers la décentralisation énergétique et une revalorisation de la fonction citoyenne afin de dynamiser la création de services énergétiques de proximité.
Ce serait donc en profiter pour faire d’une pierre deux coups. Rien que l’approche citoyenne de la consommation de nos ressources et de nos modes de vie permettra la survie du pays et l’avancement de la société haïtienne vers une étape créatrice de bien-être collectif.
Je ne voudrais terminer sans insister sur le fait que ne pas avoir accès à l’électricité n’est pas une fatalité et que faire en sorte que l’ensemble de la population haïtienne en jouisse de ses bienfaits, à l’horizon 2015, échéance pour la pauvreté zéro fixée par l’ONU, n’est pas hors de portée. Somme toute, cette ère de l’après-pétrole que nous semblons entamer peut supposer une opportunité pour Haïti.
Espérons savoir, ensemble, en profiter.
Contact : marc@archer.jazztel.es
[1] Marc A. Archer, physicien industriel, eco concepteur, ex professeur à l’Université Autonome de Barcelona