Par
Guy-Robert Saint-Cyr
Soumis à AlterPresse le 12 novembre 2005
"Les mentalités sont des prisons à longue durée"
F. Braudel
En cette année de 2005, la campagne électorale bat son plein en Haïti. Les candidats, pour les différents postes électifs, promettent monts et merveilles à une population déshéritée, désabusée et de plus en plus appauvrie. à€ côté de ces promesses, disons-le, pour le moins farfelues pour certaines, force est donc de constater qu’il n’y a aucun débat de fond et sérieux sur la direction politique, économique et sociale à donner au pays au lendemain des joutes électorales.
Les secteurs plus ou moins organisés de ce qu’il faut tout de même appeler la société civile haïtienne ont curieusement gardé un silence inquiétant. à€ part quelques exceptions minimes, ces secteurs n’ont même pas daigné soulever les débats sur les enjeux cruciaux concernant le devenir de la nation. Pourtant les problèmes sont légion. Ils se comportent en spectateurs. C’est très décevant puisque cette société civile (quoique embryonnaire) avait fait miroiter beaucoup d’espoir au cours des dernières années comme contre-pouvoir aux gouvernements anarcho-populistes de Préval et d’Aristide.
C’est à se questionner sur le rôle véritable de la société civile ou encore, pour être plus précis, sur sa capacité à freiner l’hémorragie de l’Etat et, par ricochet, à faire siennes les aspirations des masses pour un changement radical des mentalités en vue d’un réel progrès social et économique. Mais commençons par remonter à l’origine même de ce concept de société civile qu’on a tendance à nous servir à toutes les sauces et pour tous les plats.
Bref historique du concept de société civile
En effet, comment expliquer la multiplicité des définitions associées à l’idée de société civile ? Comment comprendre la résurgence d’un même concept à des époques historiques différentes ? En réalité le concept de société civile posait une question similaire à celle engendrée par les nouveaux mouvements sociaux. Alors qu’on croyait leur effondrement inévitable face au déploiement de la logique du Capital, les voilà qui, aujourd’hui, questionnent le vivre ensemble à partir des dérives de la mondialisation et du néo-libéralisme.
Alors que Adam Smith, pour l’économie politique, avait remisé le vieux concept des philosophes du droit naturel pour y substituer une notion plus moderne et plus pertinente pour l’analyse de la société utilitaire (le marché national) ; et que, son vis-à -vis socialiste, Karl Marx, pour la critique de l’économie politique, fera de même en rejetant comme pré-scientifique et bourgeoise la conception hégélienne de la société civile pour y substituer une notion plus scientifique et plus conforme de la société marchande (l’instance économique), ne voit-on pas réapparaître comme un spectre, chez Gramsci, cette vieille idée ?
Les nostalgies gramsciennes sur la société civile seront vite oubliées, et pour cause..., mais renaîtront avec l’effervescence des années soixante. Tous parlent de société civile : au 17 ième et 18 ième siècles, on semble l’associer à la civilisation, au 19 ième siècle à l’économie, au 20 ième siècle à la culture et à ce début du 21 ième siècle à la politique, mais toujours en référence au même concept.
Voilà un concept qui, comme notre vieux fond romantique, refait surface régulièrement. Cette continuelle résurgence n’est-elle pas le signe d’un même questionnement resté sans réponse ? N’aurions-nous pas oublié, ou laissé tomber, en cours de route, dans nos réflexions sur le social, des pans entiers de la réalité ? Est-ce cette résurgence qui rend difficile la constitution d’une véritable société civile en Haïti ?
De la société civile en Haïti
La société civile haïtienne telle qu’on la connaît actuellement, c’est-à -dire dans sa forme la plus ou moins organisée est très récente. Son apparition, on peut dire, remonte à la fin du mois de mai 1999 lorsque sous le haut patronage de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (CCIH) des secteurs vitaux de la société se sont mis debout comme un seul homme pour dire non aux dérives totalitaires du gouvernement de René Préval.
Quelques temps après, certains secteurs ayant pris part à cette manifestation historique se sont constitués en un front commun dénommé Initiative de la société civile (ISC). Depuis lors, le concept est sur toutes les lèvres et dans toutes les analyses. C’est sous le gouvernement dictatorial de Jean-Bertrand Aristide que cette jeune société civile haïtienne a connu ses moments de gloire lorsque la Communauté internationale a décidé de surseoir sur son aide à ce régime pour cause d’illégitimité et d’atteintes graves aux droits humains. Une grande partie de cette aide destinée à la population a été donc transitée par des secteurs et ONG de la société civile.
Cette approche de certains bailleurs de fonds internationaux a largement contribué à vider l’Etat de sa substance. Sur cette base, il n’est pas surprenant de constater telles ONG locales évoluant dans les secteurs de l’éducation, de la santé ou de l’environnement soient plus puissantes en terme de budget que les ministères s’occupant de ces domaines.
Dans ces conditions, l’Etat est incapable de jouer correctement et avec efficacité son rôle d’arbitre et de régulateur. Faut-il rappeler que le rôle de l’Etat n’est pas simplement d’assurer la sécurité des vies et des biens, mais aussi de s’assurer que chaque Haïtien puisse s’épanouir dans un environnement économique et social où il fait bon vivre.
On doit à tout prix éviter que le pays devienne une République des ONG comme c’est déjà le cas de certains pays, notamment la Sierra Leone, le Libéria, le Burundi et l’Ouganda.
En aucun cas, la société civile ne doit se substituer à l’Etat. Au contraire, elle doit l’accompagner afin qu’il devienne plus fort, c’est-à -dire plus responsable. Cette tendance qui consiste à vider l’Etat de son essence est criminelle.
En fait, le rôle de la société civile serait d’avoir un discours cohérent sur le développement, sur l’environnement physique du pays, sur la réorganisation spatiale et sociale de la société et sur la façon de sortir de cette dépendance chronique vis-à -vis de l’étranger. L’intérêt supérieur d’Haïti doit être au dessus de toutes les mesquineries. Il faut en finir avec ce fantasme de destruction systématique de l’Etat.
© Guy-Robert Saint-Cyr,
Novembre 2005
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