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Nouvel ouvrage de Dany Laferrière : " Les années 80 dans ma vieille Ford "

Dany Laferrière vient de publier aux Editions Mémoire d’encrier l’ouvrage Les années 80 dans ma vieille Ford.

Cet ouvrage rassemble des écrits de Laferrière, datés de 1984 et 1986, indique la maison d’édition dans un communiqué. Ces chroniques, publiées dans le journal haïtien Haïti-Observateur à New York, montrent Dany Laferrière au début de sa carrière.

Voici le point de vue de l’éditeur, soumis à AlterPresse le 8 novembre 2005

Dany, quand il n’était pas Laferrière

Pourquoi écrivez-vous ? « Pour me surveiller », répond Dany Laferrière, en ce dimanche de printemps 2005. Il a dû reprendre instinctivement la formule de Borges. Dany ignore que je le surveille également ce matin-là . Je fouille dans sa bibliothèque, très vite je repère quelque chose qui a l’air d’un livre à venir. Le jeune Nègre assagi paraît avoir oublié la guerre. Même le souvenir des grenades. Jamais l’histoire ne ment ni ne prête à oubli. De vieux journaux, jaunis par le temps, rangés dans une chemise rouge, poussent leur nez sous le classeur, et semblent dire « sauve-nous de l’oubli ».

Je découvre avec un certain étonnement ces vieilles pages où je retrouve les chroniques d’un Laferrière que l’on ne connaît guère. Celui qui a commencé par le journalisme, et à qui la direction de l’hebdomadaire Haïti-Observateur, journal haïtien de New York, avait donné carte blanche de 1984 à 1986. Dany, quand il n’était pas Laferrière. C’était un jeune homme curieux qui portait en lui la soif du monde. Il courait l’Amérique, et voulait, dans la prose de la route, faire son Transsibérien, cassant tout sur son passage : les barrages, les trains, les alcools... un Dany rock, avec cette musique métissée à la recherche des timbres inhabituels et expressifs. Ce Dany d’avant Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, avant que ne le surprenne comme un malentendu une soudaine notoriété.

A Port-au-Prince, encore au collège, mes camarades et moi, nous nous passions ces quelques pages du journal comme un code secret. C’était au temps de la dictature des Duvalier. On lisait Dany avec passion. On exaltait la distance passionnée de ce jeune homme qui avait un ton auquel on était peu habitué ; son côté désinvolte et franc-tireur nous a fait comprendre que l’on pouvait écrire sans un Petit Robert attaché autour du cou. On aimait cette liberté de mouvement, ce regard impudent, ces phrases brusques. On entrevoyait dans ces récits de vie notre Amérique à nous. On avait l’illusion que l’Amérique, avec son vaste territoire, nous appartenait, et qu’un jour, la vieille Ford accueillerait notre exil. On en rêvait tous. Aller là -bas sur ces routes. Faire notre apprentissage du monde et de nous-mêmes. Bousculer notre propre horizon.

L’idée de ce livre est venue avec le souvenir de mes camarades de classe. Et aussi avec la réticence d’un auteur qui n’écrit plus. La source du Nil est peut-être un ruisseau, mais c’est le ruisseau qui alimente le Nil. « Pourquoi ne pas recycler ces chroniques et en faire un livre ? », dis-je. Mon ami Laferrière cède : « Faites-en ce que vous voulez ». Voilà le livre, les chroniques de vie, de route, de l’auteur qui avoue écrire comme il vit. Des photographies de l’époque ont soutenu la pertinence du propos. Voilà le livre : Les années 80 dans ma vieille Ford, choix de chroniques auquel l’auteur a ajouté « Une série d’instantanés », suite de textes courts qui à la fois éclairent et enracinent le propos.

Lecteurs et chercheurs se sont penchés sur la série romanesque de l’autobiographie américaine et ont parfois oublié l’appel de la vie quelque peu ordinaire. Cet appel du temps migrant, fait souvent de gestes élémentaires. La présence obsessionnelle de la nourriture. Les rires et les larmes. La vie et la mort. Une vie d’avant. Simple. Parallèle. L’imagerie de la débrouille. Sans maquillage ni mensonge. Sans séduction. Une vie haïtienne, qui, une fois transfigurée par le récit, est projetée dans la fiction, ou bien au cinéma.

Ces chroniques ramènent au commencement du geste d’écrire, à l’enfance de l’art. Dans l’hésitation des procédés. Ces chroniques, bien qu’écrites à la hâte, Les années 80 dans ma vieille Ford, constituent un témoignage de première main sur les vagues migratoires haïtiennes. Elles étaient souvent rédigées dans l’urgence . Le délit n’est ici ni d’ordre orthographique ni d’ordre syntaxique. Il est plutôt dans l’audace de ce jeune homme qui a su regarder ces milliers d’Haïtiens, simples, pauvres. Ces gens qui vont à leur manière conquérir l’Amérique, une Amérique des bas-fonds, des usines, et des hôpitaux. C’est de cette conquête-là qu’il s’agit.

Le livre met en place non pas une citadelle, mais un village Laferrière, situé quelque part sur la vaste carte de l’Amérique ; et les personnages prennent forme naturellement dans ces chroniques comme dans ce village. On les retrouvera plus tard dans les romans de Laferrière, avec leur côté pragmatique et ahurissant, nourrissant un sens du réel à toute épreuve, des protagonistes à qui on a appris le sens de la dignité et l’instinct de la conquête. Comme dans « Le sourire de la cuisinière » ou dans « Identité : Mort d’homme ».

Les chroniques annoncent l’œuvre de Laferrière ; les figures occurrentes de l’autobiographie américaine sont déjà en place. L’imagerie aussi. La part sacrée du quotidien. Le parti pris des gens modestes. Le fou rire contre la folie. L’art du portrait. Le pari des mots simples et des phrases brèves. La syntaxe économe. Le style libertaire. Le refus du grand récit. Le refus de la tragédie à bon marché. Comme cette manière de ventiler le temps, d’inscrire le récit dans son présent, dans l’absolu du fait. Puis, les êtres en accord avec les choses. Cette manière d’être écrivain dans une image familière et familiale, de prendre la route, de s’abandonner dans sa baignoire, de faire la fête avec ses amis, d’avoir tort et de douter, d’être chez son coiffeur, de déambuler dans les rues de Montréal, de jouer avec sa fille ; cette manière d’être dans l’écriture comme dans son quotidien, et d’en parler.

On a repéré dans ces récits de vie le bourlingueur qui, à l’école du journalisme, a vite compris que la vie était dans les images. Les images vivantes. La bicyclette rouge. Les chauffeurs d’autobus. Les douaniers. Les camps de réfugiés. Le soleil de Miami. Les odeurs de Petit-Goâve. Les rues de Montréal. Il y a ici la pertinence des choses et des êtres. Voilà l’apprenti Laferrière, qui cherchait l’angle secret de l’Amérique qu’il confond souvent avec sa ville natale. En ce sens, le livre pourrait s’intituler Le village Laferrière : histoires d’amour, d’amitié, de vie. C’est également le pari d’un citoyen, qui n’est jamais pris à défaut de lui-même, et de sa vérité.

Les années 80 dans ma vieille Ford : le livre vaut ce qu’il vaut. Un coup de rire comme un coup de rhum. L’audace du mouvement. L’imaginaire de la débrouille d’une communauté. Le recadrage de l’écriture migrante. La reconquête de soi. Lisez en filigrane ces chroniques, vous y trouverez les esquisses d’une œuvre qui, il y a vingt ans, a démarré sans trop de bruit dans les colonnes d’un journal. La vérité est qu’encore aujourd’hui, ces textes, écrits assurément sans prétention, parlent un langage singulier, et aident à comprendre la migration haïtienne, ses paris, ses espoirs et ses illusions.

Rodney Saint-Eloi
Montréal, octobre 2005