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Haïti : Les aventures de la transition

Par Alain St.-Victor

Soumis à AlterPresse le 7 novembre 2005

En mars 2004, avant de prendre l’avion pour Port-au-Prince, le Premier ministre par intérim Gérard Latortue, répondant à un journaliste qui faisait allusion aux difficultés de la tâche qui l’attendait, déclara, dans un élan digne de Don Quichotte : « à€ l’impossible, je suis tenu. » En ce temps-là , l’impossible était de réaliser un gouvernement de consensus [1], de relancer l’économie par le biais du secteur privé et de trouver une solution au problème de l’insécurité qui gangrène le pays depuis quelques années. Latortue n’eut pas de peine d’édifier un gouvernement de consensus, qui trouve sa force et sa cohérence dans la politique antilavalas qui tenait lieu de stratégie de mobilisation dans les différents partis politiques représentés dans son gouvernement.

Au départ, il s’agissait de trouver des gens « honnêtes et compétents » afin d’instaurer la crédibilité de l’Etat et d’assurer ainsi aux bailleurs de fonds, en dénonçant vigoureusement la corruption et le népotisme lavalassiens, que le pays est prêt à travailler avec la « communauté internationale » [2].

Bien entendu, Latortue savait qu’un gouvernement formé de représentants des principaux courants de l’opposition à Aristide ne constituait pas une fin en soi, qu’il fallait élaborer une politique de transition, qui devrait non seulement amener le pays politiquement vers un « au-delà aristidien » (souhaité par l’opposition, les Etats-Unis, La France et le Canada, à travers notamment les élections) avec la participation du parti Lavalas, mais également, pour répondre aux attentes des bailleurs de fonds, développer une politique économique (qualifiée de néolibérale par plusieurs organisations de base [3]) de sorte que dans les faits les gouvernements subséquents n’auront d’autres choix que de s’y aligner.

L’accord avec les pays donateurs dans le Cadre de coopération intérimaire (CCI) qui s’étend jusqu’à la fin de 2007 et qui sera suivi d’une « nouvelle conférence internationale des bailleurs de fonds en 2006 [4] » va dans le sens de cette politique et constitue l’essentiel de la politique économique du gouvernement de transition. Cependant, comme tous les accords antérieurs, l’aide économique promise tarde à se manifester [5] (aujourd’hui, moins de la moitié des fonds promis ont été décaissés), et le gouvernement de transition, au terme de son mandat, constate l’échec des programmes touchant particulièrement la stabilité sociale et l’amélioration des conditions de vie .

Elections et crises politiques

Cependant, si les objectifs économiques et sociaux de la transition n’ont pas abouti, les démarches en vue de réaliser les élections d’ici la fin de l’année semblent porter fruit. Tout porte à croire, en effet, que les problèmes liés à la logistique et la participation des partis politiques aux élections commencent à se résoudre, et la perception selon laquelle la réalisation des élections reste une condition sine qua non à tout changement est très répandue dans la classe politique traditionnelle. Dans ces conditions, il ne reste plus à Latortue à jouer à fond la carte des élections.

Or, comme le remarque d’ailleurs l’historien Claude Moïse, ami du Premier ministre, la transition politique assurée par le gouvernement en vue « d’établir de bonnes conditions de normalisation démocratique »doit aller au-delà des élections et nécessite des réformes visant à instituer l’Etat de droit. Pour Moïse, ces réformes ne peuvent avoir lieu sans « un pacte de gouvernabilité », lequel « associerait l’ensemble des forces sociales et politiques à une solution durable de la crise politique [6] ». Toutefois, la question n’est pas aussi simple : même si ce fameux « pacte de gouvernabilité » a été signé par certains partis politiques, ces derniers font face à des problèmes d’organisation si graves que la grande majorité d’entre eux n’arrive même pas à développer une structure minimale et élaborer un programme conséquent.

Force est de constater que la crise politique n’affecte pas seulement le fonctionnement des institutions étatiques : elle traverse également la classe politique elle-même ; elle prend particulièrement la double forme d’une crise de confiance : celle qui concerne les partis politiques eux-mêmes, en leur capacité de sortir des ornières du culte du chef, du clientélisme, de l’affairisme et de l’intolérance, mais aussi, plus fondamentalement, celle qui a trait aux classes dominantes de remettre en question les rapports sociaux d’exploitation - rapports sur lesquels ils ont construit leur pouvoir économique - qui aliènent la grande majorité du peuple haïtien de ses prérogatives citoyennes.

Face à une telle crise, il devient de plus en plus évident que les solutions uniquement politiques - qu’elles prennent la forme d’un changement de gouvernement, ou de propositions découlant d’analyses sommaires de la conjoncture actuelle, qu’elles préconisent le principe de l’Etat dirigé par des technocrates, qu’elles voient dans la démocratie représentative l’unique moyen d’amener le pays dans « les voies du développement » - ces solutions semblent de plus en plus dépassées.

Après le populisme aristidien, qui, par sa rhétorique, faisait peur à un secteur de la bourgeoisie et « gênait » les Américains, malgré la soumission totale d’Aristide aux diktats de l’impérialisme (paradoxe qui alimente bien des controverses et sur lequel on devrait revenir), après ce populisme, sommes-nous arrivés à un moment de notre histoire où nos « élites » n’ont plus de solutions de rechange sinon les sempiternelles déclarations de bonnes intentions, aussi creuses que vaines ? La question est d’autant plus importante qu’on assiste maintenant plus que jamais à un recours à peine voilé à la mise sous tutelle du pays pour un temps indéterminé.


[1Haïti : Gérard Latortue promet un gouvernement de consensus, Alterpresse, 10 mars 2004

[2Nouveau gouvernement face à des défis de taille, par Vario Serant, Alterpresse, 17 mars 2004

[3Déclaration des organisations de la Société civile haïtienne sur le processus du CCI, Alterpresse 14 juin 2004

[4Conférence des bailleurs de fonds à Bruxelles, Alterpresse, 24 octobre 2005

[5Haïi-CCI : Un an après, moins de la moitié des fonds promis a été décaissée, Alterpresse, 28 juillet 2005

[6Le pacte de gouvernabilité ou le courage de la lucidité, par Claude Moïse, Le Matin, 29 avril 2005

Constitution, dialogue, pacte de gouvernabilité, par Claude Moïse, Le Matin, 31 mars 2005