Par Jean-Claude Bajeux [1]
Soumis à AlterPresse le 5 novembre 2005
Qui se souvient encore de l’énorme manifestation du 7 décembre 1986 ? C’était pour réclamer du CNG (Conseil National de Gouvernement) d’où Gourgues était parti en claquant la porte, le 25 février 1986 la libération d’un instituteur de Cité Soleil, Charlot Jacquelin.. Un seul cri jaillissait de la foule « Ban nou Chalo Jaklen ! Ban nou l jan nou te pran l ! On parlait de 700,000 personnes. Nous vimes un vieillard qui n’avait jamais manifesté de sa vie, ne serait-ce que ses opinions, descendre dans la rue avec sa canne pour se mêler à ce fleuve. Quelles surprises dans la vie ! L’autre jour, le bébé que Aristide avait baptisé est venu au bureau. Il s’appelle -devinez ?- Charlot Jacquelin jr. Il voudrait organiser une messe et une exposition pour rappeler le souvenir de son père, le disparu jamais reparu.
Qui l’eut dit ? Vingt ans après, l’âge de Jacquelin fils, le fleuve s’est changé en marécage. Les enfants du mouvement démocratique, les survivants d’une longue bataille qui les a blanchis, se retrouvent maintenant, prudents et silencieux, émiettés en 91 groupes et 95 aspirants à la présidence. Si Jean-Claude Duvalier, pourquoi pas moi ? Si Aristide, pourquoi pas moi ! La république est riche : elle achète des ballons bleu et rouge pour 19,000 dollars US, des drapeaux bleu et rouge pour 25,000 dollars US et des petits déjeuners pour 114.000 billets verts. Jamais la soupe de giraumon du 1er janvier n’avait coûté si cher. Il faut bien le dire, c’était le 200e anniversaire de la conquête de notre liberté. Mais nos libertés sont toujours pour demain et ce jour-là , dans les ruelles de Delmas, on pouvait difficilement penser à cette soupe de giraumon.
Qui l’eut cru ? Au gré des manifestations du GNB, une expérience d’unité nationale se créait sous les pierres et autres projectiles du Champ de mars, le 28 juin 1999, .dans la poussière de Vertières, le 17 novembre 2001, et devant le Rex, le 14 octobre 2003, dans une exigence. comme en 1946, de toutes les libertés. Or, ces libertés, malgré tant de sacrifices, malgré tant de morts, ne peuvent jusqu’à maintenant s‘épanouir. Nous voyons revenir sur le terrain, des noms qui faisaient trembler, et des coupables jamais sanctionnés. On dit qu’ils sont même reçus à la table des meilleures ambassades et participent à d’étranges cérémonies de « réconciliation ». Jean Dominique et Brignol Lindor se retournent dans leur tombe. Mais les héritiers du mouvement démocratique, ces partis, ces groupes, ces militants, les survivants d’une bataille qui a émergé en plein air ces 25 dernières années, se sont émiettés, « Yo gaye ». Le bloc sorti du Congrès de Mouvements démocratiques de Thor, chez les Salésiens, a dû pendant quatre années subir les aléas de gouvernements militaires, plus provisoires les uns que les autres. Ils se présentent maintenant en ordre dispersé aux élections, risquant d’être balayés dans la confusion créée par tant de candidats, alors que cette République nouvelle, qui doit naître, guérie de corruption et de délinquance, devrait normalement être confiée à leurs soins, eux qui se sont battus, pendant des décades, pour son épiphanie.
Ayant milité dès mon arrivée en 1986 pour que le déroulement des élections soit affranchi de toute mainmise du Département de l’Intérieur et de toute intervention intempestive des militaires et de l’Exécutif, je n’ai cessé depuis lors de diffuser l’idée d’une institution investie de la pleine autorité sur les questions électorales. Le concept d’un « pouvoir électoral » est une grande innovation qui a fait son chemin dans toute l’Amérique Latine et qui a aidé ces pays à se libérer de la hantise des fraudes et des pressions souterraines ou ouvertes de ceux qui détiennent ou l’argent ou la force. En ce domaine, l’exemple de la République Dominicaine et celui du Mexique ont redonné du courage à ceux qui dans notre pays travaillent dans le même sens même si les vingt dernières années n’ont apporté jusqu’ici que l’échec.
En effet, les dix conseils électoraux qui se sont succédés depuis 1987 n’ont pu obliger les puissants à respecter les résultats du scrutin, et, en fait, jamais les citoyens de ce pays n’ont pu obtenir d’avoir un compte exact de leurs votes. Jusqu’à maintenant existe un contentieux sur le sort qui doit être fait aux votes blancs. Le dernier président du CEP, un octogénaire, Léon Manus, a préféré démissionner et partir pour l’exil depuis l’an 2000, refusant de signer des résultats fantaisistes concoctés après les élections du 21 mai 2000. Les partis politiques, le pays lui-même, semblent avoir oublié ce citoyen qui est en fait un héros et qui mérite de savoir que nous admirons tous son courage.
Ce onzième CEP nous a surpris d’abord par sa splendide ignorance des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution. On aurait pu croire que le voyage à Mexico et la visite du Président de la Junte électorale du pays voisin leur auraient ouvert les yeux. Dix huit mois après le choix de cette équipe, composé de citoyens et de citoyennes ayant d’imposantes qualifications, elle n’a réussi, ni à se constituer comme un corps d’Etat, ni à imposer son autorité. Elle n’a pas démontré un grand savoir-faire dans l’organisation technique des élections, ni gagné en prestige et en autorité. Quelques semaines avant les élections, le CEP ne dispose pas d’une machine administrative capable de résoudre les multiples problèmes de la préparation des élections, Comme pour le système de justice, les porte-parole s’enferment dans la langue de bois, dans la paralysie, dans des bavardages creux et intempestifs.
Dix-huit mois après l’installation du CEP, les cartes d’identification électorale n’ont pas encore été distribuées et les explications sont plus embarrassées les unes que les autres.. On comprend bien que les citoyens de ce pays commencent à connaître une certaine anxiété puisque l’on avait promis à tout votant potentiel une carte d’identité digitalisée, gratuite.. Pendant ce temps, l es armes sont toujours entre les mains de terroristes à Cité Soleil, à Martissant. au Limbé et aux Gonaives, par exemple. Oui, on nous avait promis monts et merveilles et nous attendons toujours, à quelques semaine de la fin de l’année, le superbe cadeau que préparait ce CEP pour le peuple haïtien, cette carte digitalisée qui devait fixer l’état-civil de 4,500.000 citoyens et qui pourrait être utilisée pour toute circonstance, de la naissance à la mort. .
Allait-on donc en finir avec les multiples identités des contribuables et avec la confusion traditionnelle des nom et prénom ? Allait-on enfin avoir des listes électorales capables de servir rapidement à toute élection décrétée ? Allait-on finir par avoir les résultats le soir même du vote, comme cela a eu lieu l’an dernier en pays voisin où le nom du nouveau président était confirmé dès huit heures du soir, le jour même du scrutin. Miracle des communications par satellites, câbles et ondes hertziennes. Miracle des additions effectuées sans faute par les ordinateurs. Miracle de sources d’énergie électrique produite par des photocellules solaires. La transition, c’était cela : placer la population entière, devant l’objectivité des verdicts électroniques, saut qualitatif hors du marécage de l’archaïsme, entrée joyeuse et fracassante, carte digitalisée en mains, dans la modernité. . La révolution par une carte d’identité électorale gratuite et bardée de clés électroniques protégeant les données identitaires de nos votants est, sous nos yeux, en train d’être ratée. Rien ne sert de se taire, les mines embarrassées et les mensonges accumulés ces jours derniers ont révélé ce secret de polichinelle.
Ce qui est grave, dans cette situation, c’est que le CEP a lui-même produit une loi ou il abandonnait son autorité sur la chose électorale au profit d’une firme dont nous ne savons pas le nom et au profit d’administrations externes qui n’ont, légalement, aucun droit légal de produire et de distribuer une seule carte électorale. Le CEP est la seule autorité en matière électorale. C’est la seule institution chargée d’organiser les élections.
L’échec de la Minustah en matière de sécurité se répercute maintenant sur l’organisation technique des élections, puisque l’inscription des votants était la responsabilité de l’OEA et de la machine onusienne sans qu’aucune explication ne soit donnée sur les raisons de cette incapacité de l’OEA de fournir les cartes à temps. Or, un immense travail reste à faire au plan technique. Voici ce qu’en dit Robert Benodin :
« L’élection, et particulièrement l’élection libre honnête et crédible, étant incontestablement le passage obligé, le seul et unique moyen, pour franchir en vérité ce seuil, fait face aujourd’hui à des problèmes de gestion qui exigent de sérieuses interventions techniques :
réviser les contrats de fabrication des documents électoraux,
évaluer la capacité d’exécution des fabricants,
re-planifier le processus électoral,
identifier les bureaux de vote,
corriger l’inscription,
désigner avec précision un bureau de vote pour chaque électeur,
vérifier la qualité de la confection des cartes électorales, des bulletins de vote et des urnes,
assurer la distribution précise des documents électoraux,
assurer la sécurité de la collection des urnes et de leurs procès verbaux,
assurer la protection du transport des urnes sur tout leur parcours du bureau de vote jusqu’à celui du CEP,
développer un processus de traitement et d’apurement des résultats électoraux etc. »
C’est pourquoi, on ne peut que rester sourds à toutes les objurgations concernant une date fatidique qui serait le 7 février. Plus important que tout, il faut que ces élections soient correctement organisées. Et elles ne peuvent l’être que si toutes les cartes sont distribuées aux électeurs et pour cela, il faut d’abord que tous les bureaux de vote (BV) soient localisés et identifiés. En même temps il faut que l’administration des 148 BEC et des 11 BED soit prête, bien équipée, à recevoir 3 millions d’électeurs, le jour des élections. Ceci est plus important encore que les résultats eux-mêmes, car ce que ce pays attend, c’est d’avoir la certitude que ses votes vont être régulièrement et scrupuleusement comptés, pour la première fois de notre histoire. Le « como » est plus important que le « quid ».
Qu’attendent donc les partis politiques pour exiger des explications sur la raison réelle de ce retard impardonnable de l’OEA à fournir les cartes, à identifier les bureaux de vote et à former le personnel administratif du CEP ? Qu’attendent les partis politiques pour demander une enquête sur les élections du 21 mai 2000 et l’identification des coupables ?
Jean-Claude Bajeux
4 novembre 2005
[1] Directeur du Centre œcuménique des Droits Humains (CEDH)