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Il faut sauver le journalisme en Haïti

P-au-P., 3 nov. 05 [AlterPresse] --- Je rédige ces lignes, non sans tristesse, en me rappelant ces mots de Dominique Wolton repris par Françoise Tristan-Potteaux :

« Pour regagner la confiance du public, la profession doit mieux faire connaître ses pratiques et sa diversité, refuser d’être assimilée aux quelques stars qui tiennent le devant de la scène et casser son apparente unité. Tant que les journalistes n’arriveront pas à casser cette fausse unité, le public restera sceptique à leur égard ».

Le journalisme demeure un domaine passionnant, associé à divers stéréotypes qui n’ont de cesse de susciter des vocations parmi les jeunes de nombreux pays. Bien que le quotidien et la réalité du métier soient de loin plus complexes.

Le journalisme a toujours fait l’objet de critiques depuis ses premiers balbutiements où il arrivait difficilement à se démarquer de sa double origine, la politique et la littérature, en passant par sa période de professionnalisation à la fin du 19e siècle jusqu’à l’apparition au siècle dernier de l’internet, « ce système neuro-cérébral planétaire immiscé partout », selon l’expression d’Edgar Morin ; un système venant enlever aux journalistes le monopole de l’accès aux sources et de diffusion des informations.

La critique du journalisme est une bonne chose pour la démocratie. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle est un signe de bonne santé de la profession, surtout quand cette critique émane d’abord de la corporation. Toute attitude narcissique ne peut contribuer qu’à l’enlisement de cette discipline appelée toujours à s’ajuster face aux mutations de la société.

Géraldine Muhlmann dans « Du journalisme en démocratie », nous propose en ce sens un exercice fascinant en passant au crible plusieurs conceptions du journalisme - à partir de compréhensions multiples de l’espace public dans lequel évolue le journalisme - décelées entre autres chez Emmanuel Kant, Karl Marx, les sociologues de Chicago (R.E. Park, H. M. Hugues), et j’en passe - pour aboutir à la construction d’un idéal critique du journalisme qui est à la fois en continuité et en différenciation avec les modèles étudiés.

On pourrait poursuivre l’exercice à l’infini en voyageant à travers le champ de recherche fertile que constitue l’étude des médias, ce depuis les années 30 aux Etats-Unis, en passant par les prémisses établies par Harold Dwight Lasswell en 1948, l’apparition d’une sociologie du journalisme vers les années 80, l’ère du soupçon (concernant les médias) évoquée par Ignacio Ramonet dans « La Tyrannie de la communication », la « corruption structurelle du champ médiatique » évoquée par Pierre Bourdieu jusqu’à des écrits sur la fabrication de l’information comme cet ouvrage de Florence Aubenas et Miguel Benasayag (La fabrication de l’information [Les journalistes et l’idéologie de la communication]) paru en 1999.

Tous ces détours visent à montrer que le journalisme est un domaine sérieux, ayant bénéficié d’une littérature relativement abondante, ayant fait l’objet d’interminables réflexions et suscitant encore des critiques à la fois constructives - c’est-à -dire tendant vers un idéal critique de la profession par rapport au journalisme réel et aux enjeux de la démocratie - et destructives - c’est-à -dire versant dans l’anti-démocratisme.

Parce qu’évoluant dans le champ des représentations et dans l’espace public existant où à construire, le journalisme jouit d’une grande visibilité. Et de ce fait, ses manquements et imperfections deviennent astronomiques. Ses dérives le sont encore davantage.

Les réflexions qui précèdent préoccupent-elles la corporation journalistique en Haïti en regard de certaines pratiques qui tendent à gagner en ampleur.

De plus en plus de journalistes haïtiens soucieux un tant soit peu des principes de savoir-vivre et d’éthique professionnelle se plaignent de l’atmosphère prévalant sur les lieux de collecte d’informations.

Des confrères se comportant comme des enfants à la maternelle et souvent rappelés à l’ordre par des conférenciers. Des confrères n’ayant ni stylo ni calepin et distrayant d’autres qui prennent des notes. Des confrères se dispensant d’assister aux conférences de presse et recueillant d’autres confrères, en marge d’un prochain point de presse, des bribes d’explication et des « sons » (magnéto contre magnéto) pour rendre ensuite compte (au public) de choses dont ils ne saisissent pas les nuances et le contexte.

Tout cela continue dans le meilleur des mondes. Mais ce n’est pas ce qui est le plus inquiétant.

Avez-vous déjà entendu parler des journalistes de « Channmas FM » ? Ce sont « des journalistes sans médias » qui rôdent à longueur de journées au Champ de Mars, dans l’aire du Palais présidentiel, et qui sont au courant des moindres activités de presse. Ils envahissent les hôtels et autres lieux de conférence pour chercher à négocier des dessous de table. Connaissant les reporters en activité, certains d’entre eux se font passer pour des journalistes de médias existant quand ils réalisent que ces derniers n’ont pas de reporters sur le lieu d’activité.

Vous imaginez-vous ce que cela produit en terme de dégât sur l’image de la profession ?

Et que dire de pratiques d’individus détenant effectivement des cartes de presse de médias tant soit peu reconnus.

Il y a moins de trois semaines, un meeting électoral d’un candidat à la présidence dans l’aire de l’aéroport international Toussaint Louverture, au nord de Port-au-Prince, n’a bénéficié d’aucune couverture. Trois jeunes confrères de radio, qui étaient sur place, ont décidé de s’en aller après avoir échoué dans leurs « négociations » avec le candidat en question. Avant de partir, ils ont dit à un cameraman pigiste qui continuait à faire son travail : « Sa wap ret fè, misye pa sèvi » (Pourquoi vous restez, il n’a rien déboursé).

Pas plus tard le week-end écoulé, un candidat à la députation d’un parti politique qui était en campagne à Carrefour, banlieue sud de Port-au-Prince, a, par pitié, remis mille cinq cents gourdes (environ 35 dollars américains) à un jeune confrère que ce dernier devait partager avec deux autres complices. Le candidat en question venait d’assister aux « négociations infructueuses » de ces jeunes « journalistes » avec le numéro 1 du parti.

La pratique des enveloppes s’installe de plus en plus. Et on compte parmi les plus grands « soudoyeurs », des partis politiques et candidats vantant souvent les vertus de la démocratie et promettant d’enrayer la corruption plus que séculaire gangrenant l’appareil d’Etat, s’ils parviennent au pouvoir.

Ces brebis galeuses au sein de la corporation ne se privent pas de se présenter sous leur vrai jour, de raconter leurs exploits et cueillettes quotidiennes à des confrères, taciturnes, mais réputés honnêtes, aux fins de provoquer, éventuellement, un effet d’entraînement.

La précarité n’excuse pas ces pratiques abominables. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle y constitue un terreau propice.

Récemment sur Radio France International, j’écoutais des confrères de la République Démocratique du Congo se plaindre de la corruption qui gagnait en ampleur au sein de la corporation en RDC. Et ils mettaient en cause les salaires dérisoires pratiqués par les médias.

Tenant compte du fait que le droit à l’information reste le corollaire obligé de la liberté de la presse, une consoeur congolaise a fait savoir avec justesse à cette émission que l’analyse des entraves à la liberté de la presse en RDC ne doit pas seulement prendre en compte les contraintes venant des forces politiques, mais des problèmes internes aux médias.

Ce commentaire sied bien à la situation haïtienne où les problèmes de la presse sont souvent vus avec des œillères, sous l’angle réducteur et simpliste des facteurs conjoncturels et des intérêts de chacun des acteurs (journaliste et patron de média).

Au vu du spectacle qui s’offre devant nous, une approche holistique s’impose. Et on n’a pas intérêt à faire l’économie du débat.

La presse se voulant être « la conscience de la nation » se doit d’être un livre ouvert.

Par ces écrits, je ne cherche nullement à jeter l’anathème sur une profession que j’aime profondément ni sur la corporation. Je veux tout simplement me faire le porte-parole de consoeurs et confrères honnêtes se plaignant quotidiennement des pratiques de ces brebis galeuses qui avilissent la profession et porter les directions des médias à adresser les problèmes structurels géniteurs de certains comportements. [vs apr 03/11/05]

Notes bibliographiques :

DORTIER, Jean-François et al : La Communication (Etat des savoirs), Ed. Sciences Humaines, 2005

MULHMANN, Géraldine : Du journalisme en démocratie, Ed. Payot & Rivages, Paris, 2004

FERENCZI, Thomas : L’invention du journalisme en France, Ed. Payot & Rivages, Paris, Janv. 1996

WOLTON, Dominique : Il faut sauver la communication

RAMONET, Ignacio : La Tyrannie de la communication, Ed. Galilée, Paris, 1999

TOUSSAINT, Hérold : Initiation à la sociologie réflexive de Pierre Bourdieu, CRI, Juillet 2000