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Affaire Siméus

Haiti : Le mot du non droit

Par Chenet Jean-Baptiste [1]

Ce texte fait suite à une première communication prononcée autour de “l’affaire Siméus†sous le titre « Cour de Cassation : un nouvel acteur politique entre en scène » [2]

Document soumis à AlterPresse le 28 octobre 2005

Faits._

Dans son essence, la loi se révèle assez souvent comme un lieu d’affrontement des intérêts politiques et économiques. Le recours au juge à ce moment là ne fait que donner lieu à la formalisation d’un rapport de forces ou créer une illusion légaliste. L’arrêt rendu par la Cour de Cassation le 11 octobre 2005 en est une parfaite illustration.

Le Conseil Electoral Provisoire, en effet, en ses attributions contentieuses a refusé d’accepter la candidature de M. Dumarsais M. Siméus pour fausse déclaration. Contre cette décision, l’intéressé s’est pourvu en cassation au motif de violation par le CEP des dispositions du décret électoral et de la constitution.

Le Pourvoyant (M. Siméus) prétend qu’aucune preuve de sa décision n’a été faite par le Tribunal Electoral. La Cour accueille favorablement sa demande en se fondant sur des règles de procédure et, statuant sur le fond, elle censure la décision du Tribunal et enjoint le Conseil Electoral de porter le nom de M. Siméus sur la liste des candidats à la Présidence.

La solution énoncée dans l’arrêt laisse clairement apparaître une méconnaissance profonde par la Cour de Cassation de l’objet et de la nature du litige (I) et la motivation légale à la base de la décision de la plus haute juridiction est totalement erronée (II).


I- L’appréhension malaisée de l’objet du litige

L’arrêt de la Cour de Cassation laisse apparaître cette difficulté tant du point de vue de la qualification du litige (A) et de la détermination de la question de droit (B).


A) Le problème de la qualification

Les faits donnant lieu au litige portent sur le refus d’acceptation de la candidature de M. Siméus à la Présidence. Le Tribunal Electoral avance la fausse déclaration comme motif à sa décision. Une telle justification est juridiquement aussi bien vague qu’imprécise. La décision du dit Tribunal se fonde évidemment sur les dispositions 86 et 123 du décret électoral, 15 et 135 de la constitution. Elles se rapportent essentiellement aux questions de nationalité et de résidence. Faut - il déduire, par conséquent, que la fausse déclaration porte sur ces questions (nationalité et résidence) ? De toute manière, il est pratiquement impossible de relever avec précision les griefs du Tribunal Electoral à l’encontre de M. Siméus.

Cette légèreté et/ou l’incompétence du juge électoral sont d’autant plus inacceptables qu’en la matière la fausse déclaration est susceptible d’entraîner des poursuites pénales pour faux et usage de faux. Ce grave manquement a eu pour effet de gêner l’institution électorale elle-même et le pouvoir exécutif. C’est à bon droit que l’arrêt de la Cour de Cassation sanctionne sur cette base la décision du Conseil Electoral. Agissant en ses fonctions contentieuses, le Conseil devrait se rappeler qu’il fasse office de tribunal. Et comme tel, dans les limites de ses attributions, il a l’obligation d’appliquer la loi.

En revanche, le rôle de la Cour de Cassation a été loin de se limiter à la sauvegarde des règles de procédure. Elle avait aussi l’obligation d’agir en tant que juge de fait. Cela implique qu’elle doit procéder à la constatation et à l’appréciation des faits litigieux. Il importe de rappeler qu’en droit les moyens des parties contenus dans le pourvoi qui est formé ne constituent pas le ou les problèmes juridiques. Ce sont - comme tout juriste le sait - des réponses, des solutions envisageables à ces problèmes et soulevées par les parties. Ces dernières cherchent évidemment à faire prévaloir leurs réponses, leurs solutions pour qu’elles obtiennent à l’occasion d’un procès un résultat favorable.

Ceci étant, La Cour de Cassation, en l’espèce, est juridiquement contrainte de donner ou de restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination proposée par le pourvoyant. La haute juridiction a failli à cette mission. Elle n’a pas recherché les éléments objectifs et suffisants qui lui auraient permis de qualifier l’objet du litige. Ainsi la détermination de la question de droit devient - elle pratiquement impossible ?


B) L’indétermination de la règle applicable

L’arrêt de la Cour de Cassation reconnaît que la décision rendue touche bien au fond de l’affaire soumise à son appréciation. Il faut s’attendre dès lors, sur la base de la nature véritable du litige établie, que la Cour précise le choix de la loi qui s’impose en la matière. La loi s’appliquant au fond du litige qui est expressément désignée par la Cour est celle du 12 avril 2002.

L’objet de cette loi est essentiellement de garantir certains droits ou privilèges à des haïtiens d’origine ayant acquis par naturalisation une autre nationalité. Il convient légitimement de s’interroger sur la pertinence de ce choix opéré par la haute juridiction. Nous ne cessons pas de le répéter. Le problème juridique auquel se rattache le litige se rapporte au droit haïtien de la nationalité. Pourquoi la Cour de Cassation a t - elle éprouvé des difficultés à discerner une telle évidence ?

Elle est pourtant parfaitement consciente qu’elle est appelée à statuer au fond. Ce qui en ressort clairement de la double disposition légale (art 16,2e al. du décret électoral) et constitutionnelle (art 178-1) invoquée par la Cour pour fonder sa compétence. La décision de la Cour va pourtant, de manière évidente, méconnaître la loi qui a vocation à s’appliquer au litige. L’impératif juridico - légal qui s’impose à la Cour peut être résumé dans le questionnement suivant : A quelles conditions l’éligibilité à la magistrature suprême de l’Etat est - elle subordonnée ? Ce questionnement ayant échappé à l’attention de la Cour, l’arrêt de cassation qui reprend l’affaire au fond emporte, de ce fait, une fausse motivation légale.


II- La motivation juridiquement et légalement erronée de l’arrêt

En l’espèce, les juristes et analystes avertis attendaient avec grand intérêt la décision qui résulterait de l’appréciation des juges de la Cour de Cassation. L’affaire a réuni, en effet, tous les éléments pouvant donner lieu à un véritable arrêt de principe. La marge d’interprétation de la Cour était étroite (A) et une solution plus pragmatique que juridique serait une non solution au litige (B)


A- La marge étroite d’interprétation de la Cour

Nous avons précédemment analysé la principale exigence - celle liée à la qualification - qui s’impose, dans l’affaire, à la Cour en tant que juge de fait. Il importe à l’instant de préciser qu’en tant que juge de droit également, elle est tenue de donner à sa décision une motivation légale suffisante. A la lecture de l’arrêt, cela est loin d’être évident.

La Cour considère à juste titre que l’élément fondamental qui se trouve au centre du litige est bien la question de la nationalité. La condition liée à la résidence (lieu où se trouve en fait une personne) semble être d’un moindre intérêt. Et sa décision est principalement motivée par la loi du 12 avril 2002. L’article 1er alinéa (f) de la loi invoquée ne fait que garantir l’accès à la fonction publique à des haïtiens d’origine ayant acquis une autre nationalité par naturalisation. L’arrêt précise que la dite loi « n’a jamais été déclarée inconstitutionnelle ».

A cet égard, il convient de faire une triple observation :

-  Le problème juridique soulevé à l’occasion du litige se réfère indiscutablement aux conditions auxquelles est subordonnée l’éligibilité à la première magistrature de l’Etat. Nous savons qu’il est légalement établi des conditions à la fois de fond et de forme. La nationalité figure parmi les conditions de fond. L’éligibilité - l’aptitude à être candidat - doit ainsi obligatoirement s’apprécier au regard du droit qui gouverne la matière.

-  Dans le droit haïtien, le régime juridique relatif à la nationalité est déterminé constitutionnellement. Faut - il rappeler qu’un droit de valeur constitutionnelle est un droit inhérent à la constitution ou à l’organisation de l’Etat. En conséquence, la matière est d’ordre public, même le régime de la preuve ne peut s’écarter d’un régime de droit public.

-  La référence légale contenue dans l’arrêt est donc sans rapport avec l’objet du litige et la nature du problème juridique. La Cour a écarté l’application dans l’affaire des dispositions constitutionnelles (arts 10 et suivants). Il convient de préciser que la Cour de Cassation, en l’espèce, n’est pas liée par le fondement juridique ou légal invoqué par les parties. Nous sommes en droit public et la Cour statue en la double qualité de juge de droit et de fait. Elle se doit, par conséquent, de relever d’office les moyens de pur droit.

Tout de suite, la question qui vient à l’esprit est la suivante : sur quelle base doit - on comprendre ou expliquer les graves lacunes ou faiblesses relevées dans l’arrêt rendu par la plus haute juridiction du pays ? Il n’est pas facile de prendre position dans ce débat. Il en ressort toutefois une certitude : le droit s’est laissé dévorer par la politique.


B) Le droit dévoré par la politique

Si on n’y prend garde, l’arrêt rendu par la Cour de Cassation peut conduire à des conclusions des plus hâtives ou accusatrices. Nous devons nous limiter dans l’analyse de cette décision qui fera date dans les annales judiciaires haïtiennes qu’aux certitudes. Nous en relevons fondamentalement deux.

D’abord, une lourde et inexcusable incompétence est accusée par la Cour de Cassation au plan juridique et légal. Elle n’a pas pu qualifier le litige qui lui est soumis, établir la question de droit et déterminer la compétence législative y relative. De surcroît, l’arrêt rendu est l’expression d’un amateurisme tout - à - fait inacceptable. En quoi l’accès à la fonction publique est - il un élément utile dans l’appréciation des faits de l’espèce ? La Cour ignore t - elle les mécanismes de contrôle de la constitutionnalité des lois existants dans notre système juridique ? Sinon, comment peut - elle énoncer dans sa propre décision qu’une loi n’a jamais été déclarée inconstitutionnelle ?

Il convient de rappeler que le contrôle de la constitutionnalité se fait dans le droit haïtien par voie incidente. Une telle question ne peut être tranchée que par la Cour de Cassation elle - même. Et sa décision ne s’applique qu’au litige concerné et n’est pas susceptible d’entraîner l’abrogation de la loi.

L’autre certitude consiste au fait que le contentieux électoral donne souvent lieu à des appréciations politiques. En l’espèce, il n’y avait pas véritablement matière à un litige, si tant est un litige fait naître nécessairement des prétentions juridiques. C’est à la fois un problème et une revendication politique qu’on a tenté de faire saisir par le judiciaire.

Le problème politique déjà mis en lumière lors de notre première communication se rapporte à la velléité d’un secteur de l’Administration Bush d’imposer M. Siméus dans la course électorale. Les élections qui se tiennent actuellement sont loin de traduire un moment d’expression de la souveraineté nationale. L’ensemble des acteurs qui y sont activement impliqués acceptent ou intègrent le fait de la domination étrangère. Ils sont particulièrement sensibles aux injonctions ou diktats des Etats - Unis.

Le traitement du dossier qui a conduit à « l’affaire Siméus » trouve là , à notre avis, sa réelle explication. L’ampleur de la tournure politico - judiciaire provoquée par cette affaire peut, non sans raison, porter à croire à l’existence de certains dessous. Le véritable problème ne se situe pas à ce niveau. Puisque la corruption et l’incompétence qui gangrènent l’administration publique et le système judiciaire sont bien connues. Il est de préférence indispensable de combattre la confusion entraînée ou nourrie par l’imbroglio actuel. Parce que ce qui est en cause véritablement, c’est l’excessive situation de dépendance politique du pays. En vérité, M. Siméus mène son combat sur la base de son inféodation aux intérêts des Etats - Unis. Et cette affaire pourrait être bien la première d’une longue série. Car il n’y a pas que ce dernier qui soit totalement voué au dessein politique américain dans le pays.

Il vient aussi se greffer ou se mêler à « l’affaire Siméus » une revendication politique exprimée depuis un certain temps par quelques secteurs. C’est l’opportunité de reconnaître légalement et constitutionnellement la double nationalité à des citoyens de naissance haïtienne vivant dans la diaspora qui sont maintenant des nationaux d’autres Etats. Un tel débat est donc à mener comme tel. En l’amalgamant à « l’affaire Siméus », la question court à coup sûr le risque de perdre sa vraie substance. Combien de fois faut - il rappeler que l’affaire au centre de l’actualité ne se porte pas sur la double nationalité ? Dans n’importe quel Etat souverain, l’éligibilité - c’est-à -dire l’aptitude à être candidat - se rapporte à la condition juridique des citoyens. Et des exigences substantielles et formelles sont à cet effet édictées. L’une d’entre elles, la nationalité, constitue ce que nous appelons en droit une condition absolue.

Force est donc d’admettre que l’arrêt du 11 octobre 2005, au regard du droit haïtien de la nationalité en vigueur, a produit manifestement de l’anti - droit. Et la politique, après l’énoncé de la décision de la Cour, a immédiatement repris l’initiative.

Port-au-Prince, le 24-10-05


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti Faculté des Sciences Humaines

[2Les lecteurs voudront bien rectifier l’erreur glissée dans la redaction du nom de l’intéressé dans le texte de la première intervention intitulée : “Cour de Cassation, un nouvel acteur politique entre en scèneâ€