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Haiti - amnistie : Un " faux souci d’équité " susceptible de " renforcer l’impunité "

Avis du Conseil des Sages sur le Projet de Décret sur l’Amnistie remis au Conseil des Ministres du 3 septembre 2005

Soumis à AlterPresse le 15 septembre 2005

Selon les termes de l’Accord Politique du 4 avril 2004, le Gouvernement de Transition a l’obligation expresse de consulter le Conseil des Sages sur toutes les questions d’intérêt national, et très spécifiquement lorsqu’il s’agit de promulguer des Arrêtés et Décrets.

Dans le cas du Projet de Décret sur l’Amnistie, mesure d’une extrême importance, le Conseil des Sages n’a pas été officiellement avisé des mesures envisagées. Il n’a été notifié que par des voies informelles.

Le Conseil des Sages a ainsi appris qu’un Projet de Décret sur l’Amnistie était à l’ordre du jour à la séance du Conseil des Ministres du samedi 3 septembre 2005. Une Commission a été constituée à ce sujet. Cette Commission est composée de cinq (5) membres du Gouvernement :

- M. Hérard ABRAHAM, Ministre des Affaires Etrangères et des Cultes ;

- M. Henri BAZIN Ministre de l’Economie et des Finances, Président de la Commission ;

- Mme Magali COMEAU-DENIS, Ministre de la Culture et de la Communication ;

- M. Henry DORLEANS, Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique ; et

- M. Paul-Gustave MAGLOIRE, Ministre de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales.

Compte tenu de l’urgence d’agir en la circonstance, le Conseil des Sages s’est rapidement réuni et a décidé, dans le cadre de ses attributions, d’émettre un Avis sur la question.

1. Analyse du Projet de Décret

1.1. Le Projet de Décret dénature l’histoire de la lutte contre le régime Lavalas

a)Durant l’année 2003 et jusqu’en février 2004, il y a eu de grandes mobilisations à travers le pays pour faire échec à la tyrannie Lavalas. Cette mobilisation pacifique a fondamentalement été le fait de groupes organisés de la Société Civile, de Partis Politiques et de personnes engagées.

b) L’irruption de groupes armés sur la scène politique, pour contrer le régime Lavalas, n’est apparue que bien plus tard, au cours du mois de décembre 2003. Ces groupes se sont surtout manifestés dans des régions éloignées de la capitale et proches de la frontière dominicaine.

c) L’actuelle période de Transition Politique est le produit des luttes citoyennes et le fruit d’un large consensus politique. La mobilisation qui a donné naissance à cette Transition visait un but essentiel, se débarrasser d’un régime qui s’était singulièrement distingué par la violence d’Etat, le pillage, l’extorsion, le viol et l’institutionnalisation du mercenariat.

1.2. Le Projet de Décret est sous-tendu par des logiques inacceptables

Les logiques en question sont : l’impunité, la banalisation du mal et les traditions politiciennes.

a) L’énoncé même des Considérants est parfaitement choquant dans leur contenu et leur portée qui sont un hymne à l’impunité.

L’Amnistie, qui se veut « pleine et entière », recouvre des infractions très larges d’une part, « en relation avec le mouvement armé contre le pouvoir » et, d’autre part, dans le cadre des « tentatives de protéger le régime contre le mouvement armé ». D’où le caractère scélérat du Projet de Décret.

Ainsi par exemple, en référant aux individus qui ont eu recours aux armes pour lutter contre le régime de M. Jean-Bertrand Aristide et à ceux qui en ont fait de même pour défendre ledit régime, le Projet de Décret stipule « qu’il faut protéger ces citoyens de toutes poursuites qui pourraient être exercées à leur encontre » (3ème Considérant).

b) Le Projet de Décret laisse entendre que les crimes se valent.

Ce faisant, le caractère inqualifiable des actes commis est banalisé. Et, sous prétexte de clémence (6ème Considérant), le texte veut blanchir les deux groupes armés qui s’affrontaient à la fin du règne Lavalas. Ainsi, on valorise la violence utilisée par des groupes, attestant certes d’une puissance de feu mais néanmoins marginaux et impliqués au tout dernier moment dans la lutte contre le régime Lavalas, ce au mépris de la lutte pacifique conduite pendant plus de deux (2) ans par différentes couches des populations.

Puisqu’il s’agit de « mesure de clémence », pourquoi des lors, au nom de cette même logique, ne pas protéger tous les criminels et perpétuer ainsi le cycle infernal de l’impunité garantie ?

c) Le Projet de Décret s’inspire des pures traditions politiciennes, selon lesquelles, en faisant l’impasse sur les actes répréhensibles d’un régime, on espère bénéficier dans le futur de la même complaisance, tout en continuant d’afficher un profond mépris pour les populations au nom desquelles ont prétend cependant agir.

1.3. Le Projet Décret repose sur de faux constats qui travestissent les actes évoqués

a)Les crimes commis par les partisans et supporters du régime Lavalas ont été commandités par le pouvoir en place. Par conséquent, ces crimes sont assimilables à des crimes d’Etat et, à ce titre, relèvent de la catégorie de crimes contre l’humanité.

Ces crimes ont été perpétrés sur un long terme, avec un paroxysme atteint justement durant la période de décembre 2003 à mars 2004 visée par le projet d’Amnistie (Attaques contre l’Université d’Etat d’Haïti, des stations de radio privées et des citoyens/citoyennes de diverses catégories ; Destruction, par incendie et pillage, du centre ville et de la zone industrielle de la capitale ; Attaque contre la manifestation pacifique du 7 mars 2004, etc.).

b) Les crimes commis par des membres des groupes armés luttant contre Lavalas, en particulier dans le Plateau Central, ne sont pas le fait d’un régime et ne répondent pas à un mot d’ordre découlant d’une structure politique hiérarchisée. Ces crimes (exécutions sommaires, viols, libérations inconsidérées de personnes emprisonnées, etc.) sont de l’ordre des crimes de Droit Commun et des violations des Droits de la Personne.

1.4. Le document de projet est soumis à l’attention du Conseil des Ministres par le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, M. Henry Dorléans, et par le Ministre de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, M. Paul-Gustave Magloire.

a) De par leur mission, ces deux (2) Ministères ont tout particulièrement vocation d’intervenir en faveur des populations, en veillant à satisfaire à leurs demandes légitimes.

b) Depuis 1986, et plus spécifiquement après la chute du régime Lavalas présidé par M. Jean-Bertrand Aristide - régime qualifié de Hors la Loi -, les populations haïtiennes n’ont eu de cesse de clamer leur désir de justice et leur refus de l’impunité. Ce fut encore récemment le cas, en juillet 2005, à l’occasion de l’assassinat du poète et journaliste Jacques Roche.

c) Dans sa déclaration politique du 14 juillet 2005, le Gouvernement de Transition s’était pourtant clairement positionné et engagé :

« Les victimes du banditisme politique n’ont pas besoin de leçon sur la démocratie et la réconciliation, elles ont besoin d’être protégées par des actions concrètes dans la répression et la prévention du crime. [...] Nous voulons que le monde entier le sache. C’est un acte [assassinat de Jacques Roche] perpétré par des monstres à la solde de Jean-Bertrand Aristide et constituant le bras armés des restes de Lavalas. Peut-on demander à ce gouvernement et au peuple haïtien d’accepter à une table de discussion des criminels, violeurs et assassins qui, après avoir pillé les caisses de l’Etat, utilisé les services publics comme des instruments d’enrichissement personnel, entendent désormais semer la terreur ? Nous avons été tolérant envers le secteur Lavalas, nous ne le serons plus. [...] Le pays est assiégé et se donnera tous les moyens nécessaires à sa survie qui passe par la tenue des élections avec des forces politiques démocratiques ».

1.5. Sous couvert d’une Amnistie générale, le Projet de Décret est fait sur mesure pour certaines personnes

a) D’une part, pour l’ex Premier Ministre du Gouvernement Lavalas, M. Yvon Neptune, incarcéré suite à sa mise en accusation dans le massacre de La Scierie, à Saint-Marc, en février 2004, et non comme prisonnier politique.

L’actuel Ministre de la Justice, M. Henry Dorléans, avait pourtant promis, le jour même de son installation (juin 2005), que des mesures seraient prises par lui, pour accélérer les procédures judiciaires relatives au cas Neptune - et à celui d’autres lavalassiens en attente de jugement -, de manière à ce que justice soit faite, et que l’affaire Neptune ne serve plus prétexte pour accuser le Gouvernement de Transition de violations des Droits de la Personne.

b) D’autre part, pour certains membres de l’actuel Front de Reconstruction Nationale et de l’ex Armée Cannibale qui, au-delà du fait d’avoir pris les armes à un moment donné contre le régime Lavalas, se sont par ailleurs rendus coupables de diverses exactions et de violations des Droits de la Personne.

Ces infractions peuvent à n’importe quel moment faire l’objet de plaintes. Les individus concernés restent donc justiciables aux yeux de la Nation. Les droits des victimes doivent donc être préservés.

1.6. Le Projet de Décret ignore les termes de l’Accord Politique du 4 avril 2004 qui fonde le mandat de l’actuel Gouvernement de Transition

a) Un des aspects essentiels du mandat du Gouvernement de Transition porte sur les questions de Justice.

La Section A de l’Accord Politique, consacrée à la Mission du Gouvernement de Transition, en ses points d et f, stipule que le Gouvernement s’engage à :

- « Adopter des mesures urgentes pour combattre l’impunité sous toutes ses formes et amorcer la réforme judiciaire » (point d).

- « Mettre sur pied, une [...] Commission, pour : d’une part, enquêter sur les cas de disparitions, d’enlèvements, d’assassinats, de viols, d’exécutions sommaires et de violations quelconques des Droits Humains et de la propriété privée, enregistrés au cours de ces dernières années, et d’autre part, évaluer le travail réalisé, à ce propos, par l’Office de la Protection du Citoyen (OPC) » (point f).

b) Le Gouvernement de Transition n’a jamais pris des dispositions sérieuses pour satisfaire à l’exigence de Justice et au devoir de mémoire.

Comment, dès lors, l’Exécutif peut-il même songer à envisager un quelconque projet d’Amnistie ?

c) Dans un faux souci d’équité, le Projet de Décret, mentionne « des martyrs de la liberté », en mémoire desquels un monument devrait être érigé et pour lesquels un fonds de réparation devrait être établi.

• Qui sont les martyrs de la liberté ? Le Projet de Décret se garde bien de le dire.

S’agit-il du journaliste Brignol Lindor ? De la policière Christine Jeune ? Des trois (3) fils de Viola Robert ? Des étudiants Eric Pierre et Maxime Désamour ?

Si ces personnes sont bien « les martyrs de la liberté », l’Exécutif n’a nul besoin d’un Décret d’Amnistie pour effectuer un réel devoir de mémoire.

• Comment l’Exécutif peut-il sérieusement envisager d’honorer les « martyrs de la liberté », alors même qu’il compte amnistier les partisans et supporters d’une « dictature », selon les termes même du Projet de Décret (article 3), qui a systématiquement utilisé la violence à l’encontre des populations ?

• Quel est le sens et la nécessité de l’instauration d’un fonds de réparation, alors même que l’Accord Politique du 4 avril 2004 a prévu que le Gouvernement de Transition « Aide les victimes des forfaits des partisans du régime Lavalas, notamment celles des évènements ayant eu lieu autour du 29 février 2004, à obtenir justice et réparation » (Rf. Point j, Section A relative à la Mission du Gouvernement).

Le Gouvernement de Transition a eu à mettre en place une Commission. Il lui revient donc de faire état des résultats du travail de cette Commission.

• A la veille de la fin de son mandat, comment l’Exécutif peut-il songer à engager la Nation dans une autre aventure de réparations financières, sans véritable préoccupation de justice ?

Si la Justice était au cœur des préoccupations, la question de la réparation ne saurait précéder celle de l’établissement et de la reconnaissance formelle, par la Justice, des torts causés. Seule une telle démarche est de nature à véritablement contribuer à la construction institutionnelle et à l’ancrage durable de la démocratie.

2. Position du Conseil des Sages

2.1. Sur le Projet de Décret sur l’Amnistie

a) Le Conseil des Sages a rencontré formellement, le 7 septembre 2005, le Premier Ministre Gérard Latortue, autour du dossier de l’Amnistie.

• Le Premier Ministre a attesté de l’existence du Projet de Décret. Selon ses déclarations, le texte était en discussion au niveau du Conseil des Ministres. Aucune décision n’a été prise et le Gouvernement n’envisage pas, dans l’immédiat, de promulguer un tel Décret.

• Le Conseil a noté, avec stupéfaction, les déclarations du Ministre de la Justice, M. Henry Dorléans, faites le 6 septembre 2005 sur les ondes de média de la capitale. Outre le fait de contredire le Premier Ministre, en niant l’existence même du Projet de Décret, le Ministre de la Justice se plait à avancer que la circulation des rumeurs relatives au texte peut traduire une préoccupation des populations, et le Gouvernement se doit d’en tenir compte et de chercher à satisfaire une telle demande.

• Le Conseil a cependant pris acte de la déclaration publique du Premier Ministre (8 septembre 2005), selon laquelle le Projet de Décret n’est plus à l’ordre du jour puisqu’il n’a pas fait l’unanimité.

b) Le Conseil des Sages, pour les raisons évoquées dans son analyse, se prononce contre le Projet de Décret qui est inacceptable, dans son esprit et dans sa lettre.

Il demande donc aux deux (2) branches de l’Exécutif (Présidence et Primature) de procéder au retrait définitif du Projet de Décret sur l’Amnistie.

c) Le Conseil des Sages estime qu’il est important de fonder sa position sur des questions de principe et non sur une quelconque technicité.

Le Conseil considère que le débat n’est pas de l’ordre de la technicité juridique. De par sa nature, le problème soulevé procède éminemment de l’éthique et des grands principes de Justice et non pas des arguties juridiques. Le Conseil des Sages ne juge donc pas utile de s’attarder sur la capacité ou non de l’Exécutif actuel de promulguer un tel Décret en l’absence de Parlement.

d) Pour le Conseil des Sages, un tel Décret ne peut, en aucun cas, concourir à l’apaisement social, ni œuvrer dans le sens d’un Dialogue National et d’une Réconciliation Nationale et, encore moins, contribuer à la construction des institutions démocratiques. La demande des populations haïtiennes concerne la justice et non l’impunité.

e) En raison même de ses échecs, le Gouvernement de Transition a l’obligation de s’efforcer de répondre à certaines exigences.

- Le devoir de donner aux populations l’espoir qu’elles ne subiront pas, dans un proche avenir, les effets néfastes de l’obscurantisme, de la terreur et de la tyrannie.

- Le devoir d’éviter, par des actes inconsidérés et empreints d’une grande légèreté, de contribuer à renforcer l’impunité qui gangrène le pays.

2.2. Sur l’affaire Yvon Neptune

a) Le Conseil réitère sa position affirmée à différentes reprises, et notamment dans sa prise de position du 10 mai 2005 :

• Le Gouvernement a accusé des manquements dans la gestion politique du dossier.

• Certains partenaires étrangers, en particulier la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti), font montre de dérives dans leur approche du dossier, notamment en ne respectant pas certains principes fondamentaux qui s’appliquent bien à Haïti comme à toute autre société. Il s’agit notamment du principe de l’égalité des citoyens/citoyennes devant la Loi et de celui de l’indépendance de la Justice. Ces partenaires s’accordent pourtant pour déclarer que l’actuelle période de Transition Politique doit participer à la construction d’un l’Etat de Droit Démocratique.

b) Prenant acte du fait que d’une part, M. Neptune pâtit - tout comme les autres prisonniers/prisonnières - des graves dysfonctionnement de l’Appareil Judiciaire et, d’autre part, que le concerné jouit d’un statut particulier (dossier traité avec célérité dans le cadre du système existant, conditions privilégiées de détention), le Conseil des Sages recommande au Gouvernement de Transition d’agir de la manière suivante :

• Tout en respectant l’indépendance du Système Judiciaire, mais en tenant compte des obligations de tout Exécutif par rapport à l’Administration de la Justice, le Gouvernement se doit de veiller au bon fonctionnement de l’appareil de justice. Il doit donc réaliser les interventions qui s’imposent pour que la Justice fasse correctement son travail, dans les délais requis.

• Compte tenu du fait que l’affaire Neptune empoisonne la vie politique, le Gouvernement doit réclamer des juges l’obligation de résultats, le respect des dates fixés pour la parution du réquisitoire définitif et de l’ordonnance de clôture.

• Si l’ordonnance induit un procès, le Gouvernement doit réclamer que la Justice fixe, dans les meilleurs délais, une date pour la tenue d’un procès digne de ce nom. Il devra également fournir tous les appuis nécessaires pour que les conditions soient réunies pour le bon déroulement du procès.

• Le fait que la Justice se prononce sur le cas de M. Neptune revêt, dans le contexte de cette Transition Politique, un caractère hautement symbolique.

Port-au-Prince, le 9 septembre 2005

Pour le Conseil des Sages

Danièle Magloire

Porte Parole