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Plaidoyer pour un autre État en Haïti

Débat

Par
Guy-Robert Saint-Cyr

Soumis a AlterPresse le 14 septembre 2005

« Celui qui vient au monde pour ne rien troubler
ne mérite ni égards ni patience. »
René Char

Les analystes, les intellectuels et les observateurs avisés des réalités haïtiennes n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme sur le cas d’Haïti. Les données les plus pessimistes ont été avancées pour mettre en garde la société contre une possible disparition d’Haïti en tant qu’Etat-nation. Ces jours-ci, il devient une banalité d’affirmer que tout va mal en Haïti. Certains ont même prôné la non existence de l’Etat haïtien. Tous ces raisonnements se fondent sur un constat : la crise permanente de l’Etat. Sauveur-Pierre Etienne, dans une thèse de doctorat soutenue cette année, a même fait remonter la genèse de cette crise au Traité de Ryswick, c’est-à -dire très longtemps avant l’indépendance nationale.

Mais, pour faire une analyse beaucoup plus sommaire, on peut avancer l’idée que c’est sous les gouvernements dictatoriaux des Duvalier et Aristide, que la décomposition de l’Etat s’est accélérée. Des études ont été faites ici et ailleurs pour démontrer à quel point ces deux dictatures populistes sanguinaires et corrompues du vingtième siècle ont saigné le pays. Ce qui nous intéresse, c’est comment sortir de cet héritage lourd de conséquences.

En effet, l’année 2005 est l’année électorale pour la présidentielle, les législatives et les municipales. Comme dans tous les pays du monde, les campagnes électorales haïtiennes constituent pour les partis politiques l’occasion de se faire connaître et de proposer leurs projets de société à la nation. Selon un décompte partiel, le Conseil Electoral Provisoire (CEP) aurait enregistré plus d’une cinquantaine de candidats à l’élection présidentielle et plus d’une quarantaine de partis politiques pour les autres niveaux.

à€ notre avis, cette inflation de candidatures, si l’on ose s’exprimer ainsi, est un indicateur significatif du sens patriotique des hommes politiques haïtiens. Ils veulent tous apporter leurs expériences et leurs compétences dans la lutte pour le changement de l’Etat haïtien. C’est très logique, dans cette période de transition, qu’il y ait autant de candidats et de partis voulant briguer des postes électifs. Ils ne sont pas dupes, ils sont tous conscients de ce qui les attend une fois élus. D’ailleurs vouloir faire de la politique dans ce contexte où les problèmes représentent de véritables nœuds gordiens, relèvent d’un sens patriotique très aigu. Espérons simplement que ce patriotisme les guidera à changer cet Etat archaïque en un véritable Etat moderne.

Etat, quel Etat ?

L’Etat est un concept parmi tant d’autres, donc sans représentation matérielle. Cependant, ce concept-là a tellement été évoqué, il est devenu si courant, que lorsqu’on en parle, on a le sentiment d’avoir affaire à un être fait de chair et de sang, doté de raison. Cela dit, le concept n’est pas pour autant aussi vieux que le monde. Il apparaît même après la constitution des sociétés politiques, ces sociétés que l’on distinguait selon la forme de leur gouvernement depuis la Grèce antique : République, Royauté, Principauté. Marsile de Padoue, au XIVème siècle, a parlé des caractéristiques de l’Etat sans le nommer.

C’est avec l’émergence des nationalismes européens au XVIème siècle que le terme apparaît. Machiavel, dans « Le Prince », en parle le tout premier en ces termes : « Toutes les dominations qui ont eu ou ont autorité sur les hommes sont des Etats ». C’est cette définition de Machiavel qui nous intéresse, car avoir autorité sur les hommes exigerait d’avoir une organisation politique et administrative pour les gérer. C’est précisément cette absence d’organisation qui constitue, à nos yeux, la crise de l’Etat haïtien.

On doit se poser la question clairement : pourquoi l’Etat haïtien, de tous les Etats de la Caraïbe, est-il le plus frappé par la crise de l’Etat ? Faut-il expliquer cette situation par des déterminismes géographiques, historiques, biologiques ? Les observateurs les plus objectifs estiment que le pays est celui sur lequel le sort s’acharne le plus : pauvreté endémique, cataclysmes naturels, coups d’Etat, violence de toutes sortes. C’est ainsi qu’on arrive à la conclusion que les premiers penseurs, dans leur définition de l’Etat, ont omis une condition essentielle : une potentialité à survivre sinon à vivre.

Lorsqu’on observe l’évolution de l’Etat en Haïti, on s’aperçoit très vite qu’il ne suffit pas d’avoir un territoire, une population, un pouvoir politique, pour avoir un Etat ; il faut aussi que cette entité aspirant aux prérogatives de l’Etat aient les possibilités naturelles, économiques non seulement de faire vivre la population mais de lui donner le sentiment d’un devenir collectif. Goethe ne disait-il pas que nous sommes tous des êtres collectifs ? Et pour avoir ce sentiment de vivre collectivement, il nous faut un véritable projet de société, un projet de société basé sur le respect des droits de la personne, sur la démocratie, sur la bonne gouvernance, sur la lutte contre l’impunité et sur le développement durable.

Pour un véritable projet de société.

Face aux gabegies de toutes sortes, face aux problèmes multiples et surtout face à la mal gouvernance qui caractérisent l’Etat haïtien depuis au moins les quarante dernières années, la population réclame à cor et à cri de ses dirigeants un véritable projet de société prenant en compte les différentes problématiques qui hypothèquent l’avenir de la nation.

Ce projet de société doit être le fruit de solides réflexions sur les principaux maux qui rongent la nation. Ainsi, il devrait prendre en considération le problème de mal gouvernance qui constitue une véritable pierre d’achoppement pour Haïti lorsqu’il s’agit de traiter avec les bailleurs de fonds internationaux. En réglant ce problème, on couperait court à ce prétexte maintes fois répété selon lequel le pays serait incapable d’absorber et de gérer l’aide publique au développement que lui octroient les institutions financières internationales.

Tout projet de société viable doit comporter des programmes de lutte contre la pauvreté. Actuellement, il s’agit du problème le plus grave que connaît Haïti. La grande majorité de la population est au chômage ou essaie de survivre dans le sous-emploi. Cette pauvreté criante constitue une véritable bombe à retardement. Ce n’est donc pas un hasard que les bandits qui semaient la terreur au pays il y a à peine quelques mois en pillant, incendiant, tuant et violant avaient en vain essayé de justifier socialement leurs actes dégoûtants et répréhensifs arguant que c’est la misère qui les pousse à agir ainsi. Le pays ne sera jamais de tout repos si l’on n’accorde pas la priorité à ce grave problème qu’est la pauvreté.

La question de la gestion du territoire doit être étudiée avec le plus grand sérieux dans tout projet de société digne de ce nom. En effet, on doit en finir avec ce centralisme à outrance de l’Etat haïtien. Il est inacceptable que toutes les activités de la République soient concentrées à Port-au-Prince. En ce sens, le concept de décentralisation, qui est d’ailleurs prévu dans la constitution, revêt toute son importance. S’il est difficile de le mettre en pratique comme l’ont réclamé les législateurs, procédons d’abord par ce qu’il est convenu d’appeler la décentralisation technique. Par ce procédé, l’Etat reconnaîtrait une sphère d’activité spécifique à un de ses organismes publics, et qu’il lui reconnaîtrait la personnalité morale pour gérer ses affaires. Ce service deviendrait un démembrement de l’Etat et serait soumis à un contrôle de tutelle. C’est cette formule que l’on appelle la déconcentration.

Les problèmes éthiques ne devraient pas être non plus exclus d’un véritable projet de société. Plusieurs politiciens en campagne électorale ont avancé avec justesse l’idée d’une réconciliation nationale. Certains l’auraient même inscrite dans leurs projets de société. Les observateurs les plus lucides sont d’avis qu’il s’agit d’un passage obligé pour une vie collective saine. Ce qu’il faudrait toutefois rappeler à ces politiciens, c’est que la réconciliation nationale réelle et vraie doit être le fruit d’un processus. Autrement énoncé, il serait indécent de parler sérieusement de réconciliation nationale sans poser préalablement le problème de jugement et de pardon. Ce n’est certainement pas quelque chose qu’on peut décréter à la légère. Il y a eu mort d’hommes. Des familles entières ont été ruinées. La réconciliation est un mot trop symbolique pour le galvauder. On peut forcer les gens à tout faire, sauf à se réconcilier s’ils ne le souhaitent pas. Les plaies sont trop vives. De toute façon, on sait, selon cette idée de Hannah Arendt, qu’on ne peut pas légiférer sur la conscience des individus. La réconciliation est souhaitable, mais suivons d’abord les étapes susceptibles de nous y amener.

En somme, ce que nous essayons de dire, c’est qu’un Etat doit être construit avec des idées clairement émises et des programmes d’exécution très bien élaborés. On ne construit pas un pays par coups de slogans. Evitons de prendre un candidat pour une quelconque chance qui passe ou encore une quelconque chance à prendre. Il faut cesser de jouer au dé avec le pays. Ces approches populistes ne nous amèneront nulle part. On sait ce que cela a donné : la destruction quasi complète de l’Etat haïtien déjà agonisant et la paupérisation accélérée des principales villes du pays. Oeuvrons pour un véritable projet de société et un changement radical de l’Etat.

© Guy-Robert Saint-Cyr,
E-mail : saintcyr24yahoo.fr