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“Eske se yon siklòn ki pral bwote nou tout ? Est-ce un cyclone qui va nous emporter tous et toutes ?

Par Danièle Magloire, militante feministe

Telle est la douloureuse et angoissante question que pose Viola Robert ; une mère dont les trois jeunes garçons ont sauvagement été exécutés par une « Brigade Spéciale », tentacule sous-marine de la Police Nationale, dans la nuit du 7 au 8 décembre 2002, dans la populeuse commune de Carrefour à Port-au-Prince. « Eske se yon siklòn ki pral bwote nou tout ? ». Telle est la plainte aiguà« , déchirante qui vrille la voix d’une mère a qui l’on a irrémédiablement et brutalement ôté le droit de voir vivre trois de ses fils. Tel est le cri déchirant que lance une mère en deuil, une mère tellement « desounen », dévastée qu’elle ne sait plus le nom de ses enfants ; ses enfants que ses mains folles cherchent en vain dans les replis de sa jupe froissée.

Ma voix fait écho à celle de Viola.

Quel vent souffle donc sur les misères déjà si pathétiques d’Haïti ? Quel est ce vent de désespérance, de désolation ? Quel est ce vent contraire qui frappe de plein fouet notre quête d’une vie digne ? Quel est ce vent furieux qui ne veut pas seulement pulvériser nos rêves épars, mais qui voudrait aussi nous terrasser, nous étouffer avec la poussière rouge du sang innocent de nos enfants ? Quelle est donc cette rafale de vent qui cingle nos blessures encore et encore remis chaque jour à vif ? Quel est ce vent rageur qui beugle et rugit le jour comme la nuit ? Quel est ce vent macabre qui nous ôte toute paix ? Quel est ce vent tourbillonnant qui veut nous emporter et nous fracasser dans l’abîme de sa fureur ? Quel est ce vent haïssable qui n’épargne rien, ni personne ? Quel est-il, foutre ! Ce vent ? Quel est-il, tonnerre ! Ce vent ? Quel est-il ce vent violateur des corps et des consciences ?

Ce vent, je veux le nommer.

Ce vent virulent, c’est celui des escadrons de l’extorsion et de la mort qui fleurissent et sévissent, sans entrave aucune, sur toute la pauvre terre écorchée d’Haïti. Cet aquilon, c’est le vent de la tyrannie ; une tyrannie forte des savoir-faire et du cynisme des trop nombreux épisodes sanglants de notre histoire contemporaine. Ce vent tempétueux, c’est celui de la fascination du pouvoir ; un pouvoir absolu qui veut exclure, étouffer, anéantir toute voix qui ose se distinguer de la sienne ; toute voix qui prétend que d’autres lendemains sont possibles, sans cette bourrasque. Ce vent hargneux, c’est celui du mensonge et de la duplicité érigés en savantes méthodes de gestion du pouvoir. Ce vent dévorant, c’est celui de l’avidité et de la vanité. Ce vent dévastateur, c’est celui de la perversité qui corrompt tout, même le désir de pouvoir transcrire les mots pour mieux cerner leur résonance. Ce vent ténébreux, c’est celui de l’obscurantisme qui veut éteindre la curiosité, décorner la pensée, verrouiller la mémoire pour que règne le mystérieux. Et surtout, surtout, ce vent à l’arrogance vociférante, c’est celui du mépris. Un mépris sifflant envers l’ensemble des populations, qui s’exprime dans les insultes quotidiennes faites à l’intelligence de tout un peuple. Un peuple qui a l’adresse, en dépit de toute la misère de ses vicissitudes et de son absolu délaissement, de ne pas se laisser dégoûter de la vie. Un peuple qui trouve, je ne sais comment Viola, la force de refuser les limites imposées à ses regards. Comme toi Viola. Toi qui as le courage de te redresser pour montrer le cadavre de tes trois enfants et réclamer que justice soit rendue. Toi qui dans ton indicible douleur, a une pensée pour toutes les autres femmes d’Haïti. Celles qui souffrent, aujourd’hui encore, de la persécution, du départ pour le maquis ou pour l’exil, de la disparition, de la torture, de l’assassinat des êtres chers. Toi Viola, malgré les jeunes cadavres dont la terreur t’afflige, toi qui n’a pas peur de demander des comptes pour tes larmes de sang.

« Eske se yon siklòn k ap bwote nou tout ? » Demandes-tu Viola, de ta voix hébétée de douleur. Non. Non Viola. Non, trois fois Non, ma sœur. Ce vent de bêtise et de folie peut nous blesser cruellement. Il peut nous meurtrir, nous mutiler, comme il s’est acharné à le faire sur toi et sur le corps de tes trois enfants. Il peut nous affoler. Il peut même longuement nous étourdir. Mais jamais, jamais ma sœur, aucun vent, aucun vent délirant de rage n’a jamais éparpillé les larmes d’une femme debout. Et ces larmes, celles de Mimine Wadestrandt et de Arlette Bélance hier et les tiennes aujourd’hui, nourrissent la terre d’Haïti, pour que la jeunesse fauchée vive à travers d’autres jeunes ; des garçons et des filles qui devront la vie, à vous et à tant d’autres femmes, parce que vous les aurez enfantés en exigeant le respect de la vie.

Aucun vent, aussi fort soit-il. Aucun vent, fut-il un simoun, n’a jamais emporté avec lui la voix cristalline de la vie. En tentant de bercer tes douleurs qui sont miennes, rappelle toi Viola, rappelle-toi que ce vent, malgré tout, ce n’est que du vent. Rien que du vent.

Danièle Magloire

Martissant, 12 décembre 2002, 21H00