Par Jean-Claude Bajeux
Directeur Executif Centre œcuménique des Droits Humains
C’est le rôle de l’Etat de rassurer le citoyen sur son identité et sur sa
place dans la société en lui fournissant tous lles documents nécessaires.
Cela va de l’acte de naissance à l’acte de décès, en passant par tous les
documents qui marquent les étapes de la vie d’une personne.. Ainsi, de la
naissance à la mort, les moments essentiels de la vie sont notés et
authentifiés, ce qui est. un élément essentiel de la vie en société. On
comprendra donc la gravité d’une situation où l’Etat lui-même s’embarque
dans la délinquance, la falsification des documents et se met à faire
disparaître les gens, à les éxécuter et à se débarasser de leurs restes
sans tambour ni trompette, laissant leur famille dans l’ignorance totale et
dans les affres d’un deuil non-circonstancié.
Les nazis avaient entouré leur entreprise d’extermination de 6 millions de
juifs européens d’un réseau de "lois spéciales", légalisation de
l’’assassinat par les criminels eux-mêmes. En Haiti, l’état, devenu criminel
clandestin ne prenait pas tant de précautions : il exterminait. Pendant les
29 ans de la dictature duvaliérienne, nous avons connu ça. Pendant les
années qui ont suivi, nous avons connu ça. Pendant le coup d’état, nous
avons connu ça. Et voici que, maintenant, de nouveau, un courant politique
qui se réclamait de l’Eglise, des prêtres, des thélogiens, de l’évangile, se
met, transformé par la logique infernale du pouvoir à tout prix, à faire,
lui aussi, ça. Qu’on relise ou qu’on écoute de nouveau, le discours du
président à Martissant. Et ensuite qu’on relise ou qu’on écoute le discours
de Duvalier, pronocé avoir fait fusiller par l’Etat-Major lui-même, 19
officiers, au Fort-Dimanche, le 8 juin 1967,.
Le 11 décembre 2001, un article paru dans le journal Le Monde faisait état
de la confession d’un policier haitien qui reconnaissait avoir assisté en un
mois à près d’une cinquantaine d’éxécutions sommaires opérées par une
escouade spéciale de la police.
"Ils sont arrêtés, généralement détenus pendant quelques heures ; ils ne sont
pas mis en garde à vue comme l’exige la procédure, mais enfermés dans un
endroit discret. A la nuit, l’une des patrouilles de service se charge de
faire le nettoyage. C’est devenu une routine. Je n’ai jamais été contraint
d’appuyer moi-même sur la gâchette. Il y a des collègues experts et toujours
volontaires pour ce sale boulot. Quand je suis de service la nuit, je trouve
le moyen de disparaître quelques instants au moment de la pause qui précède
les sorties macabres. Mais, en deux mois, j’ai quand même assisté et donc vu
de mes propres yeux, l’exécution d’environ cinquante personnes." (Journal le
Monde, 11.12.01)
Un des derniers numéros de l’hebdomadaire Haiti-Observateur ,(du 20 au 27
novembre), annonce qu’un certain D...A… qui, d’après ce journal , aurait
participé à la disparition de Félix Bien-Aimé, est revenu au pays après un
certain temps passé en République Dominicaine. Selon Haiti-Observateur, la
voiture de Bien-Aimé aurait été trouvée dans les parages de Titanyen, mais
nulle trace du cadavre. Et le journal d’examiner plusieurs hypothèses. Il
cite le Morne-à -Cabrit ou les eaux de l’étang Saumâtre. "La liste des
victimes (disparues) ne cesse de s’allonger. Si certains cadavres jamais
identifiés ont été retrouvés dans des régions reculées du pays, d’autres
victimes sont portées disparues depuis des mois et même depuis des années
sans laisser de traces"…
"Les parents, continue l’hebdomadaire, restent encore accrochés à l’espoir
de retrouver un jour leurs bien-aimés, à l’instar des parents des victimes
du duvaliérisme, qui, plus de 25 ans plus tard, essaient encore de scruter
la porte de leur résidence dans l’espoir d’un retour improbable d’un frère,
d’une sœur ou d’un ami enlevés à leur affection…"
Quant à la Commisssion Justice et Paix de l’Eglise catholique, elle a
patiemment relevé l’apparition de cadavres dans les rues de Port-au-Prince
pendant les deux mois de septembre et d’octobre. Ce document, dans la
sécheresse de son énumération, a de quoi glacer le lecteur. Sur les 74
cadavres rencontrés dans la zone métropolitaine, 65 sont des inconnus, 9
seulement ont pu être identifiés. A part cela, la liste de Justice et Paix
répertorie 8 disparitions. On comprend pourquoi la Croix Rouge Intenationale
a jugé nécessaire d’appeler à un colloque qui aura lieu au cours du mois de
février 2003, à Genève, pour se pencher sur le cas des "disparitions’ au
niveau mondial.
De son côté, une Commission des Droits de l’Homme de l’ONU travaille depuis
plusieurs années sur le problème de l’impunité. Sous la direction de M.
Louis Joinet, rapporteur, cette commission a rédigé une série de 21
principes reliant le problème de l’impunité au silence et à l’amnésie
entretenus autour du sort des victimes, cette incertitude étant une
atteinte directe au "droit de savoir", droit inaliénable des personnes.et
des familles, droit de SAVOIR CE QUI S’EST PASSE.
Le silence ou l’amnésie qui jouent dans le cas des disparus sont les
meilleurs alliés de l’impunité dont profitent les assassins qui continuent à
vivre tranquillement parmi nous, sur les lieux mêmes où ils ont opéré. Dans
le cas d’Haiti, ce sont des milliers de personnes qui attendent toujours un
acte de décès légal et des informations sur les circonstances de la mort des
leurs, pendant la période qui va de 1957 à 2002, une période donc de 45
ans.
"Jamais plus !" s’était-on écrié en 1986. Depuis lors, la boue a recouvert
l’emplacement de Fort-Dimanhe occupé à l’heure actuelle par un bidonville.
Et voilà que les disparitions réapparaissent, que des cadavres sont, de
nouveau, jetés aux chiens. Le document de Justice et Paix cite les cas
suivants :
17 septembre 2002, disparition de Félix Bien-Aimé, Paul Louisiaque et Dial
Normil
dimanche 29 septembre 2002, on retrouve 5 cadavres d’un groupe de 6
enfants de rue enlevés de leur base du Bois de Chêne . Le 6e a disparu.
14 octobre, deux membres du KID sont arrêtés à Delmas 4 par la police :
Mondésir Jean Latouche et David Barjon.2 On ne les a jamais plus revus.
disparition de Paul Voltaire, policier du Palais National, le 23 octobre
2002
26 octobre 2002, disparition de Emmanuel Auguste, ancien joueur de
football de Aigle Noir.
Le document de Justice et Paix se demande alors s’il faut ajouter foi à la
rumeur qu’il existe un groupe "zéro tolérance" qui fonctionne à la capitale.
Ce qu’affirmait le policier qui a témoigné dans le journal Le Monde semble
corroboré par les faits suivants :
29 septembre 2002 , 6 enfants qui avaient l’habitude de fréquenter le
Centre Caritas de Saint-Antoine, sont pris à 4 heures de l’après-midi. A 5
heures, on retrouve dans différents coins de la capitale leurs cadavres. Ils
avaient été tués par balles.
26 septembre, ruelle Jardine, 3 jeunes sont exécutés. Voir Le Nouvelliste.
Mardi 1er octobre, un jeune homme du nom de ti-Jacques est exécuité à
Pétion-Ville.
Dans le rapport Juillet-Août de Justice et Paix, on trouve des cas
similaires. Dans tous ces cas, quelle enquête est faite, quel suivi est-il
donné ? Où est le tribunal ? Où est le jugement ? Où est la sanction ? Car la
justice n’est pas seulement désir et parole.
La justice est avant tout le résultat d’actions concrètes menées par les
autorités affectées à cette tâche. L’absence totale de cette action, dans
les cas d’assassinats et autres violences, explique que l’immense désir de
justice du peuple haitien se fond finalement dans un immense nuage de
scepticisme.
Jean-Claude Bajeux, 15 décembre 2002