Rapport de Solidarite Fwontalye/Service Jésuite aux Réfugiés et Migrants sur la situation des Migrants haïtiens à la frontière Ouanaminthe-Dajabón du 1er au 22 août
Soumis à AlterPresse le 26 aout 2005
Depuis le début du mois d’août jusqu’à nos jours, la frontière nord haïtiano-dominicaine (Ouanaminthe-Dajabón) est en train de vivre une situation difficile et préoccupante où des Haïtien-nes retournent quotidiennement dans leur pays en fuite des actes de violence et de persécution contre eux/elles dans plusieurs localités dominicaines, notamment à Pueblo Nuevo et Villa Vásquez. De la même façon, les autorités migratoires et militaires dominicaines profitent de cette situation pour pourchasser les « sans-papiers » haïtiens dans les grandes villes comme Santo Domingo, Santiago, Boca Chica... et pour forcer les Haïtien-nes de quelques localités dominicaines à retourner « volontairement » dans leur pays. Du 5 août jusqu’au 19 août, Solidarite Fwontalye/SJRM a reçu dans son Centre d’accueil provisoire 134 Haïtien-nes dont 32 femmes, 70 hommes et 32 enfants. Dans ce contexte de persécution contre les Haïtien-nes menée d’une part par quelques citoyen-nes dominicain-nes en colère des localités de Pueblo Nuevo et de Villa Vásquez et d’autre part par les autorités migratoires et militaires dominicaines dans les grandes villes et d’autres localités de la République voisine, Solidarite Fwontalye/SJRM se demande quand l’Etat dominicain respectera et protégera les droits humains de la minorité haïtienne en République Dominicaine dans les opérations de déportation et quand l’Etat haïtien obligera à ses autorités diplomatiques et consulaires dans la République voisine d’y représenter plus effectivement ses citoyen-nes en péril.
Si à la frontière Nord (Ouanaminthe-Dajabón) des migrants haïtiens cherchent généralement à entrer par tous les moyens, légaux et illégaux, en République Dominicaine en quête d’emploi et de meilleures conditions de vie, depuis le 5 août c’est le contraire qui se passe : des flux d’Haïtien-nes retournent quotidiennement dans leur pays. Le mois d’août présente le spectacle de deux communautés -Pueblo Nuevo et Villa Vásquez- où, à la suite des crimes et délits contre des Dominicains imputés à des Haïtiens, des citoyens dominicains en colère se livrent à une persécution systématique contre la minorité haïtienne. Les cris de ces Dominicain-nes sont unanimes : « Nous ne voulons plus d’Haïtien-nes entre nous ! » Donc, les Haïtien-nes qui vivaient dans ces communautés devaient prendre le marquis tout en abandonnant leurs biens et propriétés à des Dominicain-nes qui s’en approprient. Ceux et celles qui ne sont pas parvenus à s’échapper font les frais des actes de représailles des Dominicain-nes, comme par exemple : le cas de Orlando Simon, un commerçant haïtien, qui fut grièvement blessé par des Dominicains furieux de la communauté de Pueblo Nuevo.
En mai dernier, quelques Dominicains de Hatillo Palma et de Montecristi se levaient contre la présence haïtienne dans leur communauté et menait une campagne de persécution qui aboutissait aux expulsions massives irrespectueuses des droits humains de milliers de personnes (Haïtien-nes et Dominicain-nes d’origine haïtienne et de couleur noire) par l’Etat dominicain et à l’assassinat de deux citoyens haïtiens par des Dominicains en colère, suite à deux crimes -l’homicide de la commerçante dominicaine Maritza Nuñez et le lynchage de son époux Domingo Luna- attribués à des Haïtiens.
Au cours du mois d’août, la torture suivie de l’assassinat de l’adolescent dominicain Diocórides de Jesús Caba à Pueblo Nuevo, crime dont un Haïtien est présumé coupable, a poussé quelques citoyen-nes de cette communauté à chasser les Haïtien-nes de la région avec des machettes et des bâtons, en les agressant, en volant leurs biens et propriétés et en brûlant leurs maisons.
Et actuellement à Villa Vásquez, se déchaîne une autre vague de pression sur les Haïtien-nes vivant dans la zone et dans des régions avoisinantes à cause d’un incident dans lequel un Haïtien aurait été impliqué.
Ces trois incidents qui ont fait des victimes du côté dominicain et haïtien sont loin d’être élucidés par la Justice Dominicaine malgré l’insistance des citoyen-nes et des organisations civiles de la République voisine. Jusqu’à présent, nous nous demandons encore : qui sont les coupables de la mort de Maritza Nuñez et du lynchage de son mari et qui ont tué les deux Haïtiens ? Ou bien, où en est l’enquête concernant ces crimes commis à Hatillo Palma ? Il y a lieu de signaler la lenteur de la justice dominicaine qui pourtant est la seule instance qui aurait pu faire régner la paix sur le territoire dominicain en respectant et protégeant les droits fondamentaux de tous et de toutes sans distinction et en condamnant et punissant les crimes, les abus, les représailles et la violence, d’où qu’ils proviennent.
En plus, la propension de quelques citoyen-nes dominicain-nes à attribuer les crimes perpétrés dans leurs communautés aux Haïtien-nes et à se livrer à des persécutions sans merci contre cette minorité en général a besoin d’être attaquée et contrôlée par la Justice Dominicaine pour prévenir les violations contre la vie, la dignité, les biens et les droits humains des Haïtien-nes. Les déportations des migrants haïtiens, aussi massives qu’elles puissent être, ne sauraient substituer le rôle de l’Etat dominicain de protéger les droits humains de toutes les personnes en République Dominicaine et de faire triompher la justice au profit de la société dans son ensemble et contre tous les délinquants et criminels, quelle que soit leur nationalité.
Nous tenons à rappeler aussi que les migrants haïtiens en République Dominicaine, sans documents migratoires légaux, ne sont pas des criminels simplement à cause de leur statut de « sans papiers », contrairement à l’opinion sans fondement d’une grande partie de la société et des autorités des deux pays. D’où la nécessité pour l’Etat dominicain de définir une politique migratoire claire en conformité avec la Constitution Dominicaine et aussi avec les Conventions, Protocoles et Traités signés par lui au niveau bilatéral, régional et international !
La lenteur de la Justice Dominicaine, les pratiques discriminatoires des autorités et des civils dominicains contre les migrants haïtiens irréguliers ainsi que les discours anti-haïtiens de quelques politiciens et nationalistes dominicains ont exacerbé la tension entre les Dominicains et les Haïtiens dans certaines communautés et contribué à ce que quelques citoyens dominicains se sentent habilités à se faire justice contre les haïtien-nes indistinctement. Et le coût en termes humains est énorme ! En voici un bilan partiel que nous dressons comme institution qui accueille et accompagne les migrants haïtiens qui arrivent à Ouanaminthe :
Du 5 au 19 août, nous avions reçu à notre Centre d’accueil provisoire 134 Haïtien-nes dont 32 femmes, 70 hommes et 32 enfants.
Seulement du 5 au 10 août, nous avions observé 426 personnes traverser la frontière dont 91 arrivaient à notre Centre. C’était à la suite des évènements de Pueblo Nuevo où la majorité de ces migrants se rendaient eux-mêmes de façon volontaire soit au poste frontalier le plus proche (Ouanaminthe-Dajabón), soit aux casernes militaires ou aux commissariats de Police. Depuis le 17 août, nous sommes en train de recevoir aussi des Haïtien-nes provenant de la localité de Villa Vásquez (le 18 août, ils étaient 22 à arriver à notre Centre d’accueil).
Selon les deux Bureaux dominicain et haïtien de Migration à Dajabón et Ouanaminthe respectivement, 119 Haïtien-nes furent déportés à Ouanaminthe le 13 août, 105 le 19 août et 120 le 21 août.
Cependant, depuis le 20 août, le Bureau d’Emigration et d’Immigration haïtienne à Ouanaminthe a commencé à se plaindre ouvertement de ce que les chiffres donnés par le Bureau de Migration Dominicaine ne s’accordent pas souvent avec la quantité réelle de personnes déportées qui arrivent à Ouanaminthe dans les autobus de la Migration : par exemple, le 20 août, la liste donnée par la Migration Dominicaine indiquait que 117 Haïtien-nes étaient « rapatriés » à Ouanaminthe, pendant que la Migration haïtienne ne comptait que 57 ; et le 21 août, la Migration haïtienne n’estimait pas qu’il ait pu avoir 80 personnes déportées, selon ce qui était écrit dans la liste donnée par la Migration Dominicaine. Selon les témoignages des personnes qui furent déportées, quelques Haïtien-nes en processus de déportation auraient payé en cours de route pour que les militaires dominicains qui les accompagnaient les laissèrent et ne les déportèrent pas jusqu’au poste frontalier. De toute façon, nous sommes très loin des chiffres avancés dans les mass média selon lesquels entre 2,000 et 3,000 personnes furent déportées à la frontière Nord (Ouanaminthe-Dajabón) au cours du mois d’août.
En plus, des Haïtien-nes qualifiés de « rapatriés volontaires » par la Migration Dominicaine ont révélé eux-mêmes aux officiers de Migration Haïtienne à Ouanaminthe que des militaires dominicains se rendaient à leurs communautés, les « terrorisaient » et les forçaient à monter dans des autobus pour les conduire en Haïti. C’est le cas concret de 120 Haïtien-nes qui sont arrivés le lundi 22 août vers 8h45 A.M. à la frontière Nord.
Que ces Haïtien-nes arrivent à la frontière Nord (Ouanaminthe-Dajabón) ou volontairement à cause du climat de tension dans les communautés où ils vivaient ou déportés par l’Etat dominicain, les violations de leurs droits et de leur dignité sont identiques :
Ils souffrent de la violence physique et verbale des civils ou des autorités (militaires et migratoires) dominicaines ; ils perdent tout, et s’il leur reste un peu d’argent, on le leur enlève en cours de route ou à leur arrivée à la frontière ; ils sont forcés par les militaires dominicains de traverser la frontière par la rivière du Massacre au péril de leur vie si, à leur arrivée, le poste frontalier officiel est déjà fermé ; et -ce qui est pire- quelques uns sont séparés de leurs parents, leurs enfants et ils ne savent où ceux-ci se trouvent. En fait, ils sont victimes dans leur dignité et leur intégrité, et leurs biens qu’ils ont acquis au prix de dur labeur sont volés, pillés et incendiés. Sans parler de la terreur dont ils s’échappent et des traumatismes psychiques causés par cette situation de persécution et de violence contre eux-mêmes et contre leurs concitoyen-nes dont des femmes et des enfants !
Solidarite Fwontalye/SJRM déplore et dénonce énergiquement ces abus contre les Haïtien-nes en République Dominicaine, contre leur dignité et leurs droits fondamentaux.
Cette situation de violence et de persécution contre la minorité haïtienne dans certaines communautés de la République Dominicaine et l’augmentation des déportations d’Haïtien-nes sans le respect de leurs droits et leur dignité et des Accords en matière de droits humains nous préoccupent vivement et nous incitent à demander aux autorités des deux pays de travailler ensemble sur la question de la migration haïtienne en République Dominicaine et de se mettre d’accord pour favoriser l’harmonisation des relations entre les deux pays ; relations qui tendent à s’affaiblir et à se détériorer à cause de ces incidents à Hatillo Palma, à Pueblo Nuevo et à Villa Vásquez et en raison du climat de tension qu’ils génèrent au niveau des deux pays.
De la même façon, nous continuons à exiger que l’Etat et le gouvernement haïtiens soient présents à la frontière haïtiano-dominicaine pour accueillir les Haïtien-nes déportés et qu’ils manifestent plus d’intérêt pour la situation délicate des citoyen-nes haïtien-nes en République Dominicaine, surtout dans ces localités où la communauté haïtienne a été victime de persécution et de violence.
Du côté de Solidarite Fwontalye/SJRM, nous sommes en train d’élaborer et de mettre en marche un plan d’urgence, surtout en cas de crise humanitaire, avec des citoyen-nes, des organisations de base, des organismes internationaux, des ONG’s et des autorités gouvernementales et non-gouvernementales dans toute la région du Nord haïtien pour mieux organiser et planifier ensemble l’accueil et l’assistance à nos frères et sœurs déporté-es et/ou en fuite de la violence dans certaines localités dominicaines.
Nous encourageons la société civile haïtienne à multiplier des actes de solidarité envers nos concitoyen-nes qui ont besoin plus que jamais de notre accompagnement humain, de notre appui moral et psychologique et de notre aide matérielle.
Ouanaminthe, Haïti, le 23 août 2005
Solidarite Fwontalye / Service Jésuite des Réfugiés et Migrants,
E-mail : solidaritefwontalye@jesuits.net
Directeur, Lissaint ANTOINE, SJ
Responsable de Communication et Plaidoyer, Edson LOUIDOR