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Pour souligner le mois de l’histoire des Noirs, février 2025

Haïti-Canada / Mois de l’histoire des Noirs : La pensée libérale et l’idéologie de l’esclavage racial

Par Alain Saint-Victor*

Transmis à AlterPresse le 1er février 2025

Dans une remarquable étude sur le libéralisme, le philosophe italien Domenico Losurdo (1941-2018) montre clairement le lien existant entre la montée de l’idéologie libérale et l’institutionnalisation de l’esclavage racial à la fin du XVIIe siècle. Les principes fondamentaux du libéralisme considèrent comme inaliénables la liberté de l’individu, son droit à l’épanouissement et au bonheur.

Pour Losurdo, ces principes, qui allaient constituer le socle idéologique des révoltions française et américaine, servaient paradoxalement à « théoriser » l’esclavage racial : « L’autogouvernement de la société civile, explique Losurdo, triomphe sous le drapeau de la liberté et de la lutte contre le despotisme, alors qu’il entraine le développement de l’esclavage-marchandise sur une base raciale et creuse, un abîme insurmontable et sans précédent entre les Blancs et les peuples de couleur [1] ».

John Locke (1632-1704), par exemple, considéré comme l’un des pères du libéralisme, légitimait « l’esclavage racial, qui s’affirme peu à peu dans la réalité politico-sociale de l’époque [2] ». Le philosophe libéral traçait une ligne de démarcation raciale entre Blancs et Noirs, que ni la conversion au christianisme ni l’affranchissement ne pouvaient remettre en question.

De même, Montesquieu (1689-1755), qui fait partie du courant philosophique des Lumières et qui est considéré également comme l’un des plus grands penseurs de l’organisation politique libérale, voit dans l’esclavage des « Nègres », le résultat naturel, qui s’explique par le climat dans lequel ils vivent. Pour Montesquieu, il faut « borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers » et qu’il « ne faut […] pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres. C’est un effet qui dérive de sa cause naturelle [3] . »

Tout au long du XVIIIe siècle, l’on ne cesse de poser des questions portant sur la place de l’homme dans la nature.

Avec Buffon (1707-1788), une conception de l’homme se précise : celui-ci faisant partie de la nature est « considéré comme un tout et distinct de toutes les autres espèces par la nature de son entendement, la durée de son accroissement et de sa vie, […], par la complexité et la diversité des sociétés, qu’il forme avec ses semblables [4] ». L’intention de séparer l’homme de la bête apparait comme une nécessité pour Buffon, mais cette séparation débouche aussi sur la nécessité anthropologique de différentier les humains, selon des critères que le courant des Lumières prendra soin d’élaborer.

Polygéniste avant la lettre, Voltaire (1694-1778) ne pouvait pas concevoir l’unité de l’espèce humaine, idée qu’il trouvait absurde, vu les différences physiques entre les groupes d’humains, qui, à ses yeux, constituaient la preuve irréfutable de races différentes. Mais, pour Voltaire, cette différence atteste également d’une hiérarchie naturelle : le Noir ne serait qu’un animal, « qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilités pour les exprimer », et, pour le philosophe, l’homme européen serait, dans cet ordre hiérarchique aussi différent des « nègres », que ces derniers « le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huitres, et aux autres animaux de cette espèce [5] ».

Certes, on ne peut pas réduire toute la philosophie des Lumières à ces propos racistes de Voltaire.

Les écrits de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) illustrent une véritable critique de la société de son époque : pour Rousseau, l’homme social occidental, héritier de son histoire, est corrompu et ne peut pas prétendre être supérieur au « sauvage », dont Rousseau exalte les qualités.

Selon l’anthropologue et historienne Michèle Duchet, cette position de Rousseau est, toutefois, « loin d’être le refus de la socialité », elle en est plutôt « l’exaltation : l’homme y a véritablement vocation, à travers un procès de perversion, mais aussi de perfection, à devenir ‘un être moral, un animal raisonnable, le roi des autres animaux, et l’image de Dieu sur la terre’ ».

Duchet en déduit que l’anthropologie de Rousseau ne consiste pas, en fait, à combattre la civilisation, « mais un état d’aliénation, qui en est la négation même. La question qu’il invite à se poser n’est pas : comment se dé-civiliser ?, mais au contraire : qu’est-ce qu’une société civile digne de ce nom ? [6] ».

Au XVIIIe siècle, le discours ethnologique est confiné à l’intérieur de la philosophie. C’est en philosophes et non en scientifiques que les auteurs des Lumières pensent la possibilité d’un monde non européen. Et parce que le monde qui s’ouvre à eux provient de l’Histoire naturelle de Buffon, qui lui-même dépend, pour élaborer son discours historique, des récits des voyageurs, marchands et aventuriers, les philosophes des Lumières ne pouvaient percevoir « la réalité du monde sauvage » qu’à travers leur propre culture. Pour eux, « l’homme sauvage » était en réalité « l’homme primitif », un être historique en qui « enfin l’homme européen peut se reconnaitre et apprendre à se connaitre [7] ».

Néanmoins, au cours du siècle des Lumières, ce « monde sauvage » n’est plus cet « objet de curiosité ou d’enquête », dont « s’émerveillaient les hommes de la Renaissance » : il devient le lieu de l’exploitation coloniale, de sorte que « les sauvages d’hier, réduits en esclavage, brutalement jetés dans le creuset des races et des civilisations, ont changé d’être et de visage [8] ».

Comme le montre Duchet, le courant encyclopédiste, bien que s’inscrivant dans la lutte antiesclavagiste, participe dans l’élaboration de l’idéologie justifiant l’exploitation coloniale : entre les administrateurs coloniaux, les économistes physiocrates et les philosophes il existe un « unique réseau de savoir-pouvoir » selon l’expression de l’historien des sciences Claude Blanckaert [9] .

Didier Diderot (1713-1784) lui-même ne prédisait-il pas la disparition des « sauvages », qui, à cause de « leur vie dure et disetteuse, la continuité de leurs guerres, les pièges sans nombre que nous ne cessons de leur tendre, on ne pourra s’empêcher de prévoir qu’avant qu’il ne soit écoulé trois siècles, ils auront disparu de la terre. […]. Les temps de l’homme sauvage ne seront-ils pas pour la postérité, ce que sont pour nous les temps fabuleux de l’Antiquité ? [10] ».

Cette perception évolutionniste, qui explique la disparition inéluctable du « sauvage », laisse entrevoir cette « disparition » comme une nécessité pour qu’émerge la « civilisation ». Cette dernière, parce qu’elle est porteuse de « progrès », a le devoir de s’étendre, car en elle se trouve « l’avenir » de l’humanité.

Michèle Duchet l’exprime bien dans un passage, qui mérite d’être cité dans son intégralité. Elle écrit :

depuis […] le début du processus de colonisation, l’homme sauvage est objet, l’homme civilisé seul est sujet ; il est celui qui civilise, il apporte avec lui la civilisation, il la parle, il la pense, et parce qu’elle est le mode de son action, elle devient le référent de son discours. Bon gré mal gré, la pensée philosophique prend en charge la violence faite à l’homme sauvage, au nom d’une supériorité dont elle participe : elle a beau affirmer que tous les hommes sont frères, elle ne peut se défendre d’un européocentrisme, qui trouve dans l’idée de progrès son meilleur alibi. Elle a beau se défendre de consentir à l’ordre des choses, elle ne peut lui opposer, dans le meilleur des cas, qu’un réformisme humanitaire [11] .

Cette pensée s’appuie également au dernier quart de XVIIIe siècle sur la théorie économique des physiocrates, doctrine selon laquelle les « lois naturelles » constituent le fondement des principes sociaux. Cette doctrine, qui considère l’activité agricole comme la richesse de toute société, voit également dans la propriété privée le résultat « naturel » de la richesse, elle-même basée sur l’agriculture.

C’est ainsi que l’un des plus grands adeptes de la physiocratie, l’économiste et théologien Nicolas Baudeau (1730-1792), perçoit dans « l’ordre naturel tout physique […] un développement nécessaire de l’ordre social physique, fondée sur la propriété foncière, qui nait de la culture, occasionnée par la nécessité physique de multiplier les objets propres à la subsistance, et au bien-être des hommes [12] ».

Ce naturalisme économique, que prônent les physiocrates, est lié, de façon constitutive, à la valorisation du travail de la terre. Mais de cette conception découle également une certaine représentation de la société basée sur une perception évolutionniste.

L’économiste marxiste néo-zélandais Ronald L. Meek analyse, dans son ouvrage Science and the Ignoble Savage (1976), les théories socio-économiques de la fin du XVIIIe siècle comme une tentative de comprendre les sociétés à partir de leurs « modes de subsistance ». Pour lui, ces nouvelles théories perçoivent l’histoire comme universelle et constituée de quatre étapes : la chasse, le pâturage, l’agriculture et le commerce [13] . Ces étapes, qui se suivent de façon linéaire et évolutive, représentent, dans l’esprit des économistes du XVIIIe siècle, le parcours « nécessaire » et « naturel » de toute société, et c’est ainsi « que se construit un principe explicatif, qui se présente comme allant de soi ---et devant ainsi s’appliquer à tous. L’ordre dénommé « naturel » devient un « ordre pour tous » [14] ». De plus, l’importance du travail, c’est-à-dire de l’être humain en tant que force productive, devient non seulement une notion consubstantielle à celle de la création de la civilisation et de son évolution, mais induit également une perception, qui considère le « sauvage », empêtré dans sa « paresse », comme dépourvu d’humanité. Pour la pensée libérale, « quand la ‘paresse’ devint une caractéristique ‘essentielle’ des races sauvages, elle s’avéra un mode d’être imposé par la nature, et posé en contradiction avec la véritable humanité [15] ». L’esclavage devient ainsi, comme d’ailleurs le percevait le philosophe Hegel, « un moment de l’éducation des peuples dégradés, ‘une sorte de participation à une vie éthique et culturelle supérieure [16] ’ ».

À la fin du XVIIIe siècle, l’idée de la supériorité de la civilisation occidentale et d’une perception évolutionniste des sociétés se renforce et prend forme dans les principaux courants intellectuels. Si le rationalisme, dans lequel se reconnaissent les Lumières, a permis de remettre en cause le dogmatisme religieux et l’absolutisme, de rendre ainsi possible une certaine émancipation des idéologies de l’Ancien Régime, il est aussi à la base d’une certaine représentation du monde, fondée sur l’inégalité. L’idéologie racialiste, qui se constitue au début du siècle, dénote une particularité : elle se démarque de plus en plus de la croyance religieuse pour prendre la forme d’une rationalité, dont le XIXe siècle sera l’aboutissement. Le système esclavagiste, en particulier le développement des plantations sucrières, atteint son apogée au cours du XVIIIe siècle. Les questions portant sur la rentabilité et l’importance économique des colonies prennent une dimension, jamais atteinte dans les métropoles, particulièrement pour les centres financiers et la bourgeoisie montante. Mais la légitimation de ce système, embryon du système-monde, selon l’expression du sociologue Immanuel Wallerstein, n’allait pas de soi. Les Lumières portaient également en elles-mêmes l’exigence de l’égalité entre les êtres humains. Le mouvement abolitionniste, qui naquit à la fin du siècle, s’en inspira pour constituer son argumentation [17] .

En somme, l’universalisme, qui émerge avec les Lumières, comporte une contradiction apparente, qui, dans le contexte du XVIIIe siècle, semble impossible à surmonter : il incarne la raison, la morale basée sur un certain humanisme, mais il implique une rationalité réductionniste, qui s’impose comme une vérité incontestée, rationalité développant une conception linéaire de l’histoire consistant à prendre l’Europe comme seul modèle paradigmatique de tout développement historique. Tout en mettant la liberté de l’individu au centre de son raisonnement, la pensée libérale, qui prend forme au cours de cette période, n’échappe pas à cette conception : pour elle, la civilisation, telle qu’elle s’est développée en Europe, est conçue comme universelle et doit être imposée à tous, même si cela suppose l’extermination des autres formes de civilisation. Cette pensée libérale, qui remet en cause le dogmatisme religieux et l’absolutisme de l’Ancien Régime, reprend, à sa façon, la croyance, selon laquelle il existerait une hiérarchie entre les êtres humains, ou plus particulièrement entre les « races », croyance remplaçant graduellement celle du dogme religieux de la malédiction de Cham et qui allait trouver son aboutissement dans le biologisme racial du XIXe siècle, époque du rationalisme scientifique, de la deuxième phase de la Révolution industrielle et du nouveau colonialisme, inaugurant ainsi le triomphe du mode de production capitaliste.

* Historien


[1Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme. Éditions La Découverte, Paris 2013, p.52

[2Ibid. p.56

[3Charles-Louis Montesquieu, De l’esprit des lois, 2 tomes, « folio », Gallimard, Paris 1995, XV,2. Cité par Domenico Lusordo, p.58

[4Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Buffon, Voltaire, Rousseau, Helvetius, Diderot, Flammarion, Paris 1977, p.185

[5Voltaire, Traité de métaphysique, p.191, cité dans Michèle Duchet, opi. cit., p.231

[6Michèle Duchet, Ibid. p.22

[7Ibid. p.18

[8Ibid. p.19

[9Voir Claude Blanckaert, Les archives du genre humain. Approches réflexives en histoire des sciences anthropologiques. Postface du livre de Michèle Duchet, Éditions Albin Michel, 1995

[10Didier Diderot, l’Histoire des Deux Indes, cité dans Michèle Duchet, Ibid. p.20

[11Michèle Duchet, opi. cit. p.20

[12Éphémérides du Citoyen, 1767, tome 1, p.112, cité dans Jacob, A. (1991). Civilisation/Sauvagerie. Le Sauvage américain et l’idée de civilisation. Anthropologie et Sociétés, 15(1), 13–35.

[13Voir : Ronald L. Meek, Social Science and the ignoble, Cambridge University Press 1976, 252 p.

[14Jacob, A. op. cit.

[15Claude Blanckaert, « La science de l’homme entre humanité et inhumanité », Des sciences contre l’homme, Volume I : Classer, hiérarchiser, exclure, Éditions Autrement, 1993 p.24

[16Ibid

[17Voir : Olivier Pétré-Grenouilleau (sous la direction de), Abolir l’esclavage : Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2015, 430 p.