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Haïti/Rosny Smarth : Le départ d’un grand homme d’État

Par Sauveur Pierre Etienne*

Soumis à AlterPresse le 17 janvier 2025

Né le 19 octobre 1940, d’une famille petite-bourgeoise, à Cavaillon, commune du département du Sud, Rosny Smarth fait ses études primaires dans la ville des Cayes, avant de s’établir à Port-au-Prince pour y poursuivre l’étape du secondaire. Il aura comme professeur d’histoire Michel Hector/Jean-Jacques Doubout, ancien Secrétaire général du Parti Populaire de Libération Nationale (PPLN) et futur membre du Comité central du Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH). Ses études secondaires une fois terminées, Rosny se retrouvera au Chili en 1962 afin d’entreprendre des études d’agronomie à l’Université catholique de Santiago du Chili. Son diplôme d’Ingénieur-agronome en main, Rosny Smarth y exercera sa profession. Influencé par l’humanisme socialiste des années 1960-1970, il mettra ses compétences professionnelles au service du gouvernement socialiste du Dr Salvador Allende dans le cadre de sa politique de réforme agraire et de développement agricole.

Une semaine avant le coup d’État du général Augusto Pinochet contre le gouvernement démocratiquement élu du président Allende, le 11 septembre 1973, Rosny Smarth et ses parents proches se retrouveront à New York, au chevet de leur tendre mère qui décédait des suites d’un cancer. Ainsi, Rosny et Luc échapperont de justesse à la répression du régime putschiste. Après son séjour d’une année aux États-Unis, Rosny rejoindra son frère cadet Luc Smarth au Mexique en 1974. Avec Luc Smarth, il y retrouvera Michel Hector, Gérard Pierre-Charles, Suzy Castor, Guy Duval et tant d’autres compatriotes haïtiens cultivant l’humanisme socialiste et luttant contre le régime néosultaniste duvaliérien. Neanmoins, la lutte politique n’affectera point la carrière professionnelle de Rosny Smarth. En témoigne le poste qu’il occupera au Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) jusqu’à son retour en Haïti à la chute de la dictature des Duvalier (le 7 février 1986).

De retour en Haïti en 1987, comme tout sudiste qui se respecte, Rosny fonctionne à cheval sur Port-au-Prince et Cavaillon, où il continuera d’exercer sa profession d’Ingénieur-agronome, tout en participant, avec Michel Hector, Gérard Pierre-Charles, Suzy Castor et d’autres camarades beaucoup plus jeunes, aux activités de réflexion sur le Que faire et comment le faire qu’implique obligatoirement l’Après-Duvalier. Il me vient, entre autres, à l’esprit l’image du camarade Rosny assis aux côtés de son frère aîné William et de son frère cadet Luc (Loulou) participant à une rencontre tenue à la Fondation Ulrick Joly (première impasse Lavaud), en 1987, à laquelle prenaient part Gérard Pierre-Charles, Marc Romulus, Michel Hector, Suzy Castor, Gabriel Jean-Baptiste, Jean Hector Anacacis, Sauveur Pierre Étienne, etc. Je croiserai les frères Smarth dans d’autre rencontres au Centre de Recherche et de Formation Économique Sociale pour le Développement (CRESFED). Ainsi seront jetées, méthodiques, les bases de l’Organisation du Peuple en Lutte (OPL).

Rosny était certes un homme politique. Mais il convient de reconnaître, dans une perspective wébérienne, que la politique constituait pour lui une passion et non une profession. En d’autres termes, il vivait « pour la politique » et non « de la politique ». Dans cette optique, la politique constituait pour lui une activité secondaire. Aussi, à son retour d’exil, fondera-t-il, avec d’autres collègues, le Centre de Recherches Sociales et de Diffusion populaire (CRESDIP) en 1988, tout en prêtant ses services éclairés au ministère de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural (MARNDR). Respecté par ses pairs, il y jouera un rôle important jusqu’à sa désignation au poste de Premier ministre en 1996.

D’une rare simplicité joviale, d’une intégrité proverbiale, que l’on retrouve chez tous les Smarth, beaucoup de gens pensaient que Rosny n’avait pas sa place dans la faune politique haïtienne des années post-duvaliériennes. Membre fondateur de l’OPL - parti politique disposant d’une majorité relative au Sénat et à la Chambre des députés- il deviendra, à son corps défendant et même à l’encontre de l’avis de parents proches et amis, Premier ministre le 20 février 1996. Dans ma position privilégiée de conseiller politique, avec Michel Hector, j’ai vécu de très près, pendant trois mois, les pressions politiques et les coups bas du secteur Lavalas dont il fut l’objet. Convaincu que l’on ne pouvait rien réaliser de positif avec Lavalas en termes de renforcement institutionnel et de développement économique et social, suite à des divergences de vue dans notre collaboration avec cette nébuleuse violente, corrompue jusqu’à la moelle et liée au trafic de la drogue, j’ai démissionné du Cabinet particulier du Premier ministre Rosny Smarth, tout en m’éloignant de la politique active durant mes deux années d’études (1996-1998) à la Faculté latino-américaine de sciences sociales (FLACSO-Mexico).

En mon absence d’Haïti, le Premier ministre Rosny Smarth et l’équipe restante ont fait de leur mieux pour sauver ce qui pouvait l’être encore. Il résista courageusement à la violence des bandes armées lavalassiennes. Moyennant le soutien fidèle des députés de l’OPL de la 46e Législature, il sortit victorieux de la guérilla parlementaire de Fanmi Lalavalas qui échoua piteusement dans sa tentative de lui infliger un vote de censure au mois de mai 1997. Quoiqu’il en soit, il considérera l’incendie de la bibliothèque L’Amicale, près du Lycée Alexandre Pétion, et du tribunal de paix, près du Lycée Toussaint Louverture, par des hordes lavalassiennes comme des actes de barbarie. Ce qui le porte à démissionner le 9 juin 1997, à la grande surprise des parlementaires de l’OPL. Face au cynisme du président René Préval qui entendait le maintenir en place comme Premier ministre démissionnaire chargé de liquider les affaires courantes de l’État jusqu’à la fin de son mandat en 2001, Rosny Smarth prit la décision de quitter définitivement la Primature le 20 octobre 1997.

Fait insolite, c’est l’unique fois, dans l’histoire politique post-duvaliérienne, qu’un Premier ministre, disposant d’une majorité au niveau des deux Chambres du Parlement, quitte volontairement ses fonctions afin d’éviter au pays la furie des bandes armées lavalassiennnes.

Voilà l’homme !!!

À l’annonce de son décès, le 15 janvier 2025, les Haïtiennes et les Haïtiens, tant de l’intérieur que de la diaspora, s’inclinent respectueusement pour saluer le départ d’un GRAND SERVITEUR DE L’ÉTAT , unique en son genre, ayant fait de l’honnêteté l’une de ses vertus cardinales. L’ancien Premier ministre Rosny Smarth symbolisait la cristallisation de l’intégrité. Il était l’expression la plus achevée de la rectitude morale et intellectuelle, du respect du principe de la séparation du domaine privé du domaine public. La corruption dans l’administration publique, étant un phénomène de société en Haïti, après sa déclaration de patrimoine en 1997, un fonctionnaire de l’État déclara : « Comment un ancien Premier ministre peut-il être aussi stupide : il laissait le pouvoir les poches vides ». J’ai l’impression qu’il voulait dire avec les mains propres, immaculées, à l’image de celles de Saint-Juste. S’exprimant de la sorte, il ignorait que sa déclaration confirmait la probité, l’honnêteté et l’intégrité de Rosny Smarth -fierté de ses parents proches, de même que ses compagnons de lutte, amis et du pays. En un mot, la fierté et l’espoir du peuple haïtien espérant, même contre toute espérance, que ses dirigeants cesseront un jour de se constituer en un corps de voleurs et de bandits faisant d’Haïti le parangon de la kleptocratie.

En rendant l’hommage requis à l’immense patriote, à l’homme d’État, au compagnon de lutte, à l’ami-frère que fut Rosny Smarth, je me devais de rendre justice à cette nature d’élite exceptionnelle dont nous pleurons toutes et tous le départ. La postérité se souviendra de lui comme l’un des géants ayant tracé la voie du SAUVETAGE NATIONAL passant obligatoirement par la lutte systématique contre l’insécurité généralisée, l’impunité, la contrebande et la corruption endémique : condition sine qua non de l’émergence d’une Haïti accédant enfin au progrès, à la modernité.

À Marie Molin, Céline, Gérard, William, Luc, ses sœurs et frères, j’adresse mes condoléances émues qui s’étendent aux parents proches, amis et compagnons de lutte de l’immortel Rosny Smarth.

Dors en paix, Rosny ! ¡Adiós compañero !

*Politologue