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Haïti-Histoire : La semaine Eddy Cavé (4 de 7)

À propos de l’ouvrage Extermination des Pères fondateurs et Pratiques d’exclusion (Revu et augmenté)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 10 janvier 2025

Au cœur de la période de confinement, où le port du masque est encore un sujet d’actualité, cette pensée articulée autour du slogan BAS LES MASQUES ! arrive à point nommé. La classe politique n’a pas attendu une épidémie pour imposer le masque invisible qu’elle porte. Un masque inquiétant qui s’est affiché lors de cette réunion tenue le 31 décembre 1803 par les Pères fondateurs pour prendre connaissance et discuter des travaux de Jean-Jacques Charéron sur la déclaration de l’Indépendance.

La métamorphose de l’être humain en monstre a eu lieu en clair dès le départ quand Dessalines a rejeté d’un revers de main le travail réalisé en un mois par Jean-Jacques Charéron. Travail de pensée basé sur les plus grandes avancées de l’humanité en matière de gestion de la chose publique et des sociétés : la déclaration des droits et des libertés du sujet de 1689 en Angleterre, la Constitution américaine de 1776 et la Déclaration des droits de l’homme de la France de 1789. Nos faucons rejettent à la fois l’idée d’écarter l’empire et la royauté et celle d’instituer un gouvernement dirigé par un président élu pour quatre ans, ainsi qu’un régime de séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Précisons tout de suite que les conceptions opposées des Pères fondateurs sont défendues par Charéron et Boisrond Tonnerre, deux mulâtres ayant une vision et une lecture complètement différentes des réalités et des exigences du moment.

Les deux principaux partisans du pouvoir absolu, en l’occurrence Dessalines et Boisrond Tonnerre, sont donc un noir et un mulâtre. Depuis cette réunion prémonitoire du 31 décembre 1803 consacrée à la préparation de l’Acte de l’indépendance, le port du masque est de rigueur et sert à cacher le visage des monstres qui refusent d’adopter des lois et de les respecter. Le recul des libertés et l’ingérence de l’État dans la gestion des consciences s’expriment immédiatement dans toute sa cruauté.

Affirmons en outre qu’on assiste ce jour-là à la métamorphose des dirigeants mâles en monstres sexistes, car il n’y a pas une seule femme à cette malheureuse réunion où sont jetées les bases de l’ordre cannibale qui dévore les citoyens. Bien qu’elles aient été plus nombreuses dans la population et très présentes sur les champs de bataille, les femmes ont été mises de côté. Les masques s’affichent, sans vergogne, depuis que Boisrond Tonnerre a mis le sien pour produire en une nuit, avec café et rhum, l’Acte de l’Indépendance. Le travail d’un mois remplacé par celui d’une nuit !

Les autres hauts gradés qui participaient à cette réunion n’ont fait aucun commentaire et ont accepté le baptistère tel qu’il a été produit. Le personnage du premier dirigeant a ainsi été créé avec un déguisement bien ajusté qui recouvre parfaitement son visage. Le pouvoir établi, il devient yon moun, une personne, dans le sens que le philosophe anglais Hobbes donne à ce mot dans son Léviathan (1651). Grâce à l’appropriation du pouvoir, on se déguise et on devient une personne, dans le sens que le latin donne au mot persona pour désigner les masques que portaient les acteurs au théâtre. Des comportements devenus rationnels par mimétisme. François Duvalier en est une illustration parfaite.

Il faut tout le doigté d’un chirurgien pour décortiquer le déficit éthique affectant la société haïtienne. Aucune évolution n’est possible si le pays ne sort pas de l’immobilisme créé par l’absence d’éthique. Son image en pâtit à cause des dérives découlant de l’inexistence d’une boussole. Le code de conduite dans les affaires publiques consiste à voler sans se faire attraper, ce qui renvoie au mot de Dessalines « Plimen poul la, men pa kite l rele » (Plumez la poule, mais prenez garde qu’elle ne crie) et au Lese grennen de Pétion qui vient conforter les positions de ceux qui disent : « Voler l’État, ce n’est pas voler. »

En s’exprimant de manière très directe, l’auteur encaisse le coup de l’aveuglement d’une culture qui, dans un entre-soi déconcertant, tire la société vers le bas. Cette culture coupe toutes les têtes qui dépassent et encourage inlassablement la médiocrité. La contestation est ouverte, parfois violente, résumant la colère des consciences devant les événements du moment. Les avant-gardes de la bêtise sont responsables de l’empoisonnement des esprits par la corruption des idées. En plaçant les éléments contradictoires au-devant des consciences, il est difficile d’esquiver les questions que nous refusons de poser au sujet de l’échec national. Des questions incontournables qui ont partie liée avec le règne de l’ignorance et de l’obscurantisme qui frappe nos visages cachés par un affreux crochet sur le nez. Des questions non résolues concernant la suprématie du droit face au despotisme des chefs, et particulièrement la primauté des droits de propriété sans lesquels le développement économique demeure illusoire.

Politique extérieure et économie politique

Dès le mois d’avril 1804, le gouvernement de Dessalines met Miranda au pied du mur à Jacmel en lui disant que, sans une force armée prête à ratisser plus large en livrant bataille, son mouvement de libération est voué à l’échec [1]. Ce que révèle la phrase-clé « koupe tèt, boule kay  » (Tranchez les cous, incendiez les maisons) qui signifie que, sans les armes, aucun changement fondamental n’est possible. Dessalines n’était pas en manque d’inspiration quand il a accepté de concrétiser la solidarité avec le gouvernement américain en renouvelant la mission de l’émissaire blanc Joseph Bunel, ancien ambassadeur de Toussaint Louverture à Washington. Ce dernier avait obtenu du gouvernement de John Adams qu’il soumette la « clause Toussaint » au Congrès américain pour lever l’embargo et approvisionner Toussaint en vivres, armes et munitions. Dessalines utilisera aussi les bons offices des ressortissants américains en donnant par exemple carte blanche au commerçant américain Archibald Kane, marié à une Haïtienne, qui s’installa à Saint-Marc en 1805 et y vécut jusqu’au terme de ses jours en 1817.

L’occultation de ces faits dans les manuels d’histoire ravage les esprits et maintient le corps social dans les tourmentes du mulâtrisme et du noirisme qui déferlent à la moindre occasion. En effet, ces deux instruments de la débâcle refusent d’être ensevelis et maintiennent au beau fixe le temps de toutes les corruptions. Pour comprendre comment les fondateurs sont devenus des fossoyeurs, il faut crier « Bas les masques », même quand ceux-ci sont réduits dans le texte d’Eddy Cavé à de faux nez comme dans la tradition chinoise ou à des perruques comme dans la tradition vénitienne.

Nos historiens remontent toujours à la période de 1804 pour valoriser le peuple haïtien et montrer la contribution fondamentale apportée par nos ancêtres à l’évolution de l’humanité par leur victoire contre l’esclavage. Cet apport est indéniable en dépit des efforts déployés par les puissances coloniales pour recouvrir cet exploit d’un manteau de silence [2]. Pour faire oublier cette prouesse qui a brisé le carcan de quinze siècles d’exploitation et de sous-valorisation de la peau noire et de survalorisation de la peau claire.

Des choses qu’on croyait alors impossibles ont été réalisées par les Haïtiens. Toutefois, l’ancrage universel de la lutte pour la libération de l’esclavage et l’indépendance s’affaiblit sous la pression des défis de l’ère moderne et il tend même à se perdre dans un nationalisme étroit, un chauvinisme qui rejette le caractère multiracial de cette révolution.

La lutte contre l’obscurantisme se révèle aussi importante que celle menée contre l’esclavage. Le premier à l’avoir ouvertement reconnu est Toussaint Louverture qui fit alliance avec certains grands Blancs pour bénéficier de leur savoir dans la lutte pour la promotion de ses frères et sœurs noirs. On est loin de l’attitude vengeresse de son successeur Dessalines qui, après avoir ordonné le massacre des Français, a déclaré : « Que m’importe le jugement de la postérité, pourvu que je sauve mon pays. » Sans la moindre veille stratégique, nos premiers dirigeants ont trempé dans la vengeance aveugle. Aucune réconciliation n’a eu lieu, le vainqueur n’a pas donné la main au vaincu, et le pays a sombré dans la division, le sur-place et la marche arrière.

Pour ne pas, sans doute, prêter le flanc à des amalgames polémiques ni détourner l’attention vers les questions, pourtant fondamentales, de l’insertion dans la globalité et de la gestion financière, l’auteur a choisi de rester dans le domaine politique. Il néglige ainsi un problème qui continuera de bloquer la modernisation d’Haïti tant qu’il ne sera pas résolu. Sans la démagogie macroéconomique des dettes comme celle de la dette de l’indépendance signée par le président Boyer en 1825 et comme celle orchestrée par le président Salomon en livrant la Banque Nationale aux banquiers français en 1880. Un mulâtriste et un noiriste agissant sous le « masque des faux patriotes ».

La planche de salut des transferts en provenance de la diaspora

Ce double crime condamne le peuple à vivoter dans l’usure microéconomique des kout ponya (coups de poignard) et des sabotay (sabotage) [3]. Avant d’être autre chose, l’exclusion est d’abord financière et économique. Il ne suffit pas d’avoir des terres si on n’a pas le financement nécessaire pour les mettre en valeur. Les masses populaires n’ont pas accès au financement. En ayant recours aujourd’hui au « sabotay » dont les taux d’intérêt sont de 10 % par semaine, aucune amélioration des conditions de vie n’est possible. Concrètement, cela signifie que sur un prêt de 1000 gourdes pour faire un commerce quelconque, le débiteur doit payer 100 gourdes d’intérêt par semaine, ce qui revient à un taux d’intérêt de 520 % par an. La misère croissante et l’augmentation de criantes inégalités avec 10% de la population possédant 50% du revenu national [4] ont favorisé l’exclusion et forcé les gens à émigrer pour survivre et entretenir leurs familles [5].

Depuis un quart de siècle, à l’exception du séisme de 2010 et des deux années subséquentes, les transferts encore appelés remises migratoires provenant de la diaspora ont largement dépassé les flux d’aide publique au développement en Haïti. Selon la Banque mondiale, « en 2019, les remises migratoires représentaient 37 % de son PIB, soit l’un des taux les plus élevés au monde. Les flux d’envois de fonds vers Haïti ont augmenté plus rapidement que l’aide publique au développement (APD) de 1999 à 2010, l’année d’un tremblement de terre dévastateur qui a généré un pic important d’aide internationale » [6]. En 2019, les transferts de la diaspora de 3.3 milliards de dollars américains ont représenté 34.4 %, soit plus d’un tiers de la richesse nationale [7], c’est-à-dire du Produit Intérieur Brut (PIB). En 2024, ce pourcentage s’est encore accru en tenant compte de l’augmentation des transferts à quatre-mille-cent-onze (4111) millions de dollars américains [8] et de la croissance négative du PIB au cours des six dernières années.

L’adoption d’une discipline financière appropriée aurait contribué à diminuer le recours à la violence, qui a été et demeure effarant comme mode de régulation des rapports sociaux. Cette approche aurait ajouté une couche de réalisme à l’ensemble, tout en faisant ressortir davantage le rôle de la corruption dans l’extermination des Pères fondateurs. Ces derniers contrôlaient les navires autorisés à débarquer leurs marchandises dans tous les ports, tant celui de la Capitale que ceux des villes secondaires. D’ailleurs, la lutte pour les propriétés terriennes laissées par les colons français montre bien que la base économique demeure fondamentale derrière les luttes de pouvoir. Loin devant la fierté et l’honneur que les élites mettent en avant pour mystifier le peuple. Cette absence de la question financière une fois signalée, il reste que l’ouvrage éclaire d’une nouvelle lumière le mécanisme du frein au développement constitué par les luttes de pouvoir.

Les cultivateurs, entendez les esclaves nouvellement libérés, s’attendaient à vivre autrement, mais ils se retrouvent comme des zombis, forcés de rejoindre leurs anciennes plantations, et se voient infliger des conditions presque identiques à celles du travail sur la plantation coloniale. Cette fois, le patron n’est plus le colon blanc, mais un colon mulâtre ou noir. Le monde des commerçants étrangers constituait le banquier du gouvernement qui le maintenait en vie artificiellement. Les revenus du gouvernement baissent, car ils viennent en grande partie de l’imposition du café dont les prix sur le marché planétaire baissent de moitié entre 1821 et 1830. (à suivre).

*Économiste, écrivain


[1Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Paris, 1856, t. VI, pp. 241-242. Voir aussi Thibaud Clément, « Coupé têtes, brûlé cazes ». Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/2. Voir enfin Carmen L. Bohôrquez, « L’ambivalente présence d’Haïti dans l’indépendance du Venezuela », Outre-Mer, Revue d’Histoire, 2003, p. 237.

[2Michel-Rolph Trouillot, Silencing the past : Past, Power and the Production of History, Boston, Beacon, 1995.

[3Les kout ponya (coups de poignard) et les sabotay (sabotage) sont des formes d’usure à des taux d’intérêt très élevés compris entre 25 % et 40 % qui se pratiquent en milieu populaire. La différence entre les deux vient du fait que dans le cas du kont ponya, le débiteur doit payer les intérêts chaque jour tandis que dans celui du sabotay, les intérêts sont payés à la fin de chaque semaine.

[4Bureau International du Travail (BIT), La promotion du travail décent dans la reconstruction et le développement d’Haïti après le tremblement de terre de 2010, Mission du BIT février-mai 2010, p. 2.

[5Iman Ghosh, “Mapped : The Ins and Outs of Remittance Flows”, Visual Capitalist, February 12, 2020.

[6A.F. Pirlea, U. Serajuddin, D. Wadhwa, M. Welch et A. Whitby (éd.). 2020. Atlas des Objectifs de développement durable 2020 : À partir des Indicateurs du développement dans le monde. Washington : Banque mondiale ; 2020.

[7Dudley Augustin et Carl-Henri Prophète, Transferts de la diaspora et taux de change réel : le cas d’Haïti, Banque de la République d’Haïti, Novembre 2019.

[8Institut Haïtien de Statistiques et d’Informatique, Les comptes économiques en 2024, Port-au-Prince, Décembre 2024