Par Roromme Chantal*
Soumis à AlterPresse le 12 novembre 2024
Nos hommes et femmes politiques liraient avec profit aujourd’hui les Grecs de l’Antiquité qui reconnaissaient les dangers de l’hubris et le déconseillaient dans leurs mythes et leurs tragédies. Ils l’assimilaient souvent à un règlement de comptes infligé par la déesse du châtiment et de la vengeance, Némésis. Le plus connu des mythes grecs pour mettre en garde contre l’hubris est peut-être celui de Dédale et d’Icare.
Selon la légende, afin d’échapper à l’incarcération sur l’île de Crète, le maître artisan Dédale façonna deux paires d’ailes faites de plumes et de cire. Les ailes donnèrent à Dédale et à son fils Icare le pouvoir divin de voler. Cependant, le jeune Icare, exubérant et trop confiant, ignora les avertissements de Dédale de ne pas voler trop haut. La chaleur du soleil fit fondre la cire qui maintenait les ailes ensemble, et Icare plongea vers sa mort.
Voler trop près du soleil
On peut affirmer aujourd’hui qu’en volant trop près du soleil, Garry Conille s’est brûlé les ailes. Depuis sa nomination comme Premier ministre par le Conseil présidentiel de transition (Cpt), il n’a eu de cesse de montrer des signes palpables et inquiétants d’hubris. Quelques semaines après son installation, il outrepasse clairement les limites de son pouvoir en entreprenant un voyage officiel aux États-Unis dont les membres du Cpt ne seront informés que par un message WhatsApp, envoyé à trois heures du matin le jour même de son voyage. Quelle désinvolture ! En marge de l’Assemblée générale de l’ONU fin octobre, il prendra sur lui de rencontrer le président du Brésil, Lula da Silva, sans inviter son supérieur hiérarchique, le Conseiller présidentiel, Leslie Voltaire, également présent à New York.
Au cours des dernières semaines, ont circulé sur les réseaux sociaux des images, qui montrent un pathétique Conille portant des casquettes estampillées PM. Sur une autre photo, on le voit paré d’un costume militaire, pouvant donner à penser qu’il voulait usurper le titre de commandant en chef de la police et des forces armées. Impression que ne pouvait que contribuer à renforcer son discours récent devant un contingent militaire, dans lequel il invitait les soldats à lui être loyaux, sans aucune référence au Cpt. Et lorsque le Cpt a décidé de rencontrer les membres du Conseil national de sécurité, la réplique de Conille sera immédiate : il les rencontre à son tour séparément.
L’outrecuidance de Conille l’a également poussé à refuser d’obtempérer, lorsque le Cpt a décidé d’inviter la ministre des Affaires étrangères, Dominique Dupuy, à donner des explications sur l’incident de New York. Lui et ses ministres s’opposeront à toute idée du Cpt de remaniement au sein cabinet ministériel. Ultime insubordination : dans un discours public il y a quelques jours, Conille conditionnera une telle démarche au renvoi préalable par le Cpt des trois membres indexés dans le scandale de corruption de la Bnc. Même un vulgaire partisan de Conille trouverait inexcusable sa décision d’inviter au pays (dont le dernier président a été brutalement assassiné par un commando de mercenaires étrangers) des agents de sécurité étrangers (mercenaires déguisés ?) sans consultation avec le Cpt. Suite à la révocation de Conille par le Cpt, l’annonce concomitante par les chefs de la coalition terroriste « Vivre Ensemble » d’une nouvelle vague de terreur au pays a de quoi soulever des questions plus que légitimes sur de possibles liens de l’ex-PM avec les bandits que Conille était venu défaire « maison après maison, quartier après quarter ».
En juxtaposant provocations et maladresses contreproductives, Conille était donc devenu, y compris aux yeux de leaders d’opinion a priori sympathiques envers lui, le fossoyeur du régime de transition bicéphale issu de l’accord du 3 avril, et de son propre destin en tant que Premier ministre. En somme, la chute de Conille n’est qu’une conséquence prévisible de sa propre témérité et de son égo surdimensionné.
Comment l’expliquer ?
L’hubris s’entend généralement au sens d’un cocktail explosif fait d’excès de confiance, d’ambitions excessives, d’arrogance et d’orgueil alimenté par la soif insatiable du pouvoir et du succès. Lorsqu’il s’accompagne de mépris pour les conseils et de critiques avisés, l’hubris conduit naturellement les personnes en position d’autorité à largement outrepasser leurs capacités et prérogatives, à ignorer les rapports de force en présence et à prendre des décisions risquées et imprudentes avec des conséquences néfastes, parfois catastrophiques pour elles-mêmes, leurs organisations, leurs institutions et même pour la société.
Plus technocrate que politique, écrivait fin juin l’éditorialiste du quotidien québécois Le Devoir, Guy Taillefer, Conille est un « acteur de l’ingérence historique et structurelle des États-Unis et de la communauté internationale dans les affaires haïtiennes ». En effet, ancien chef de cabinet de l’ancien président américain Bill Clinton, lorsque celui-ci était co-président de la Commission intérimaire pour la reconstruction du pays après le séisme de janvier 2010, Conille est manifestement pris au piège de l’hubris. Il est donc devenu la principale victime de ses propres excès. Il n’a agi qu’en pensant à sa petite personne.
Avec de graves conséquences pour le pays. Car, à cause de l’hubris, les tâches urgentes confiées au Cpt, au Premier ministre Garry Conille et à son gouvernement se sont, dès le départ, transformées en mission impossible. En six mois d’une calamiteuse collaboration, ils n’ont pas seulement échoué à freiner l’insécurité des bandes armées qui ont depuis renforcé leur contrôle du territoire national, à créer les conditions propices à l’organisation d’élections crédibles et à poser les jalons institutionnels susceptibles de mettre fin une fois pour toutes à cette transition qui n’en finit pas. Par leur hubris, les bruits de corruption, les luttes de pouvoir au sein du Cpt et entre lui et le gouvernement, ils ont aussi tué l’espoir né de l’idée d’une transition de rupture qu’ils étaient censés incarner.
Que faire ?
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, les États-Unis et les autres acteurs de la communauté internationale influents en Haïti nous ont fait perdre un temps précieux, en essayant d’imposer l’organisation d’élections, qui n’auraient aucune réelle valeur démocratique, avant de se résoudre, après plus de deux ans de vacuité avec le Premier ministre Ariel Henry, à soutenir l’idée de la société civile haïtienne d’un gouvernement de transition. Dans l’intervalle, les bandes armées ont malheureusement consolidé leur emprise sur le pays.
Aujourd’hui, il devient de plus en plus évident que seul un gouvernement composé d’experts totalement indépendants et incorruptibles, connus pour leur intégrité et militantisme en faveur de la démocratie, pourra relever les défis bien connus de la transition, c’est-à-dire lutter contre l’impunité et réformer la justice haïtienne et les institutions publiques, défaire l’emprise des élites locales sans scrupules et sans honte, qui sont de connivence avec les bandes armées.
Quant à nos actuels et futurs dirigeants, ce nouvel épisode de la transition haïtienne comporte de sérieux avertissements qu’ils n’ignoreront qu’à leurs risques et périls. Il démontre que, si la confiance en soi, l’ambition mesurée et la fierté sont des qualités nécessaires pour tout leader, chez l’arrogant elles se transforment plutôt, d’une manière ou d’autre, en excès, l’inclinant au mépris. Le problème est que les dirigeants arrogants finissent par aller trop loin. Auquel cas, comme Conille l’aura lui-même appris à ses dépens, le châtiment infligé par Némésis risque d’être sévère. Le Cpt et le nouveau Premier ministre sauront-t-il apprendre la leçon ?
*Roromme Chantal est professeur agrégé de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton au Canada.