Par Jean D. Vernet, II
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Soumis à AlterPresse le 21 aout 2005 [2]
Le texte de M Saint-Cyr, « Archéologie des élites haïtiennes, contre la pensée sclérosée d’une intelligentsia » que j’ai lu sur le site de Alter Presse est un bel exemple de ce que l’auteur veut condamner. D’un côté il affirme que : « Vue de l’extérieur, la République d’Haïti paraît toujours au bord de la faillite, toujours à l’article de la mort ». De l’autre il nous informe que : « ...appréhendée de l’intérieur, quel contraste ! On ne peut s’empêcher en toute objectivité d’être frappé par la sclérose de la pensée des élites haïtiennes... » Ce faisant M Saint-Cyr se contredit puisqu’il serait anormal de retrouver une effervescence intellectuelle là où la mort erre. Donc, les deux perspectives, extérieure et intérieure, vont de pair.
Notre commentateur a parfaitement raison en écrivant qu’il nous faut des actions pour sortir le pays de l’ornière mais avant ces actions il nous faut réfléchir. Mais Saint-Cyr, avec désinvolture, rejette l’un des travaux les plus sérieux des dernières années sur notre problématique démocratique. Le livre de Claude Moïse et de feu Emile Ollivier « Repenser Haïti, grandeur et misères d’un mouvement démocratique » est une analyse rigoureuse du mouvement démocratique et de ses mésaventures. Publié en 1992, donc dans la tourmente du coup d’état de Raoul Cédras/ Michel François, le texte questionne les failles du mouvement démocratique qui a su renverser Duvalier sans se doter d’un projet national pouvant garantir la jouissance des droits fondamentaux par tous. Vrai plaidoyer pour ce que les auteurs appellent le ‘minimum incompressible’ qui devrait être la base du nouvel état, le texte est aussi précurseur, dans un certain sens, des démarches du Groupe des 184+ vers la formulation d’un Nouveau Contrat Social pour la nation en gestation. Mais, là encore, notre commentateur ne voit que peine perdue puisqu’il nous affirme que le contrat social est un « fourre tout...on n’y retrouve aucun projet de société fiable et viable pour l’avenir de la nation ».
Un contrat social, valeurs premières qui doivent informer et former le cadre constitutionnel, culturel et social d’une nation ne saurait être le produit d’une démarche à court terme ou une série de prescriptions aux problèmes du pays. Un contrat social est le fruit de longs et patients échanges entre partenaires qui se reconnaissent un bien commun, une nation à définir et à construire. Les efforts du Groupe des 184+, vrai premier dans notre histoire, méritent une appréciation beaucoup plus sérieuse que ce revers de main imprimé d’ennui. Ayant eu l’opportunité de lire les textes produits par les divers ateliers et secteurs faisant partie de cette démarche je suis très impressionné par la qualité des réflexions, la diversité de vues et surtout l’indéniable souci patriotique qui anime les participants. Malheureusement, le grand public n’a pas investi le processus pour participer largement dans cette salutaire démarche. J’espère qu’une fois un peu de calme revenu au pays et aux esprits, nous aurons l’opportunité d’avoir de débats sérieux et sereins sur le contrat social.
Notre commentateur appelle la jeunesse à rejeter ses aînés et les intellectuels pour se créer un nouveau paradigme. D’abord, il définit jeunes comme ceux « qui ont entre 20 et 45 » une définition un peu difficile à concilier avec la réalité démographique du pays, où l’espérance de vie est de 53 ans, d’après l’Organisation Mondiale de la Santé [3]
« pour une population dont plus de la moitié est âgée de moins de vingt ans et 70% de moins de trente ans. » [4] Donc, ce qui est défini ici comme jeunesse est vraiment la population d’âge moyen. Parlant de la jeunesse Saint-Cyr écrit, « ... il serait maladroit et même suicidaire d’espérer quoique ce soit de la part de nos aînés et intellectuels ». Je pense le contraire. D’abord, ne mettons pas tous les intellectuels dans le même panier. Certes, nous en avons eu, qui toute honte bue, ont prostitué leurs talents pour s’assurer une pactole vite faite. Mais nous avons aussi, je m’hasarderai à penser qu’ils sont de loin plus nombreux, des intellectuels d’eau pure qui ont payé très cher l’intransigeance de leur éthique. L’illustre Anténor Firmin (1858-1911) n’a-t-il pas su, avec habilité et honnêteté, assainir les finances du pays et rendu possible les travaux d’infrastructure du président (1889-1896) Florvil Hyppolite ? Jacques Roumain, arrosant le sol d’un tribunal de Port-au-Prince de son sang, ne s’est pas tu. Quel courage a-t-il fallu à René Depestre pour dire non aux honneurs et autres avantages qu’offrait François Duvalier et choisir l’exil tandis que d’autres, moins talentueux mais plus malléables, se disputaient portefeuilles ministériels, ambassades et pot de vins ? Que dire du courage de nos femmes, et elles sont légion, qui ont refusé de baisser pavillon malgré prison, exil, menaces et autres agressions ?
Les bâtisseurs de la nouvelle Haïti doivent questionner l’expérience des aînés, comprendre pourquoi l’aube de 1804 s’est si vite embruni, comprendre l’échec de divers efforts de modernisation de l’état et de la société. Ils doivent comprendre pourquoi les promesses de 1946 se sont transformées en cauchemar macoutiques et que les rêves de justice, démocratie et développement de 1986 ont été sublimés en corruption, violence aveugle et misère atroce. Oui, ils doivent questionner, exiger même des explications claires des acteurs qui sont encore en vie, participer avec respect mais aussi avec fermeté dans l’évaluation de l’expérience de nos 200 ans de vie nationale. Lire et relire toutes les œuvres disponibles, car dans ces pages il y a des leçons sur les tactiques à ne pas répéter, des indices sur les erreurs à éviter. Il serait bon de créer des cercles de lectures et de discussions, d’y inviter les aînés, d’établir un dialogue guidé par l’esprit scientifique avec les intellectuels et politiciens et les laisser, de vive voix, expliquer leurs réflexions et actions. C’est seulement en assumant la totalité de notre expérience de peuple souverain, de nation souveraine depuis plus de 200 ans que nous serons capables de sortir des chemins battus et forger une nouvelle voie basée sur une meilleure compréhension de notre passé, de notre territoire, de notre culture, de nous-mêmes.
Construire une nation n’est pas chose facile. Le dilettantisme n’y a pas sa place. Ce sera le résultat d’un travail de femmes et d’hommes, armés de patience, de tolérance et de détermination, décidés à réfléchir ensemble pour mieux définir les règles du vivre ensemble souhaité par d’innombrables haïtiens des différentes couches sociales.
Mais il me semble que M Saint-Cyr est un malin qui a astucieusement écrit une leçon de chose, faisant de son texte un exemple de ce que nous devons éviter. Dans ce cas, je suis le dindon de sa farce.
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[1] L’auteur, activiste Haïtiano-Américain, détient une maîtrise en développement économique et est chercheur en développement communautaire à Cornell University Coopérative Extension à New York. Il est aussi responsable du dossier Haïti pour Trickle UP, une agence de développement international et peut être rejoint à : jdv8@cornell.edu.
[2] -En réaction au texte de Guy Robert Saint-Cyr, « Archéologie des élites haïtiennes, contre la pensée sclérosée d’une intelligentsia ».
[4] L’avenir en face, Jerry Tardieu CIDIHCA, Montreal, Canada 2005 page 176.