Soumis à AlterPresse le 26 septembre 2024
La société haïtienne est éclatée en fragments dispersés dont les intérêts divergent presque dans tous les domaines, nous rendant incapables de définir le bien commun qui pourrait nous rassembler. Il y a cependant un bien dont indiscutablement nous dépendons toutes et tous et qui est menacé d’un effondrement radical : c’est notre environnement naturel.
Les catastrophes qui planent sur nos têtes et celles de nos enfants sont plus lourdes que toutes les épées de Damoclès imaginables. L’érosion, liée au déboisement et exacerbée par le changement climatique, s’accélère et met à mal la production agricole. Les plans d’eau s’assèchent la majeure partie du temps et, à la moindre averse, provoquent des inondations meurtrières et détruisent nos voies de communication. Les matières plastiques envahissent terres et eaux, menaçant toute forme de vie, incluant la nôtre. Nous avons des aires protégées que personne ne protège. Les batteries usagées, abandonnées dans la nature, déposent leur plomb dans notre sang. Les nappes phréatiques sont contaminées de métaux lourds. Nous sommes submergés par des montagnes d’immondices. La terre d’Haïti sur laquelle nous construisons notre habitat, sur laquelle nous remplissons d’oxygène nos poumons et d’où nous tirons l’eau est en train de se détruire inexorablement sous nos yeux indifférents. Partout la vie s’éteint, dans nos forêts, dans nos parcs, nos sols, nos étangs… Tout ceci, associé au changement climatique, constitue un cercle vicieux où s’entremêlent et se conjuguent pauvreté, misère, insécurité (sous toutes ses formes), crise sanitaire et autres menaces. La crise environnementale, occultée aujourd’hui par la crise sécuritaire à laquelle elle est pourtant intimement liée, poursuit son travail de sape, accélère, inéluctable, la destruction méthodique de nos droits humains, de nos moyens d’existence, des fondements de notre société et de notre liberté.
Est-il encore temps d’arrêter ce processus vertigineux de destruction de notre environnement qui alimente, renforce et se greffe sur une crise sociétale multiforme ? Ne peut-on pas inverser cette tendance et convertir ce cercle vicieux en un cercle vertueux ?
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Le pire que cette génération de femmes et d’hommes puisse faire est de céder à ce qui semble être une inexorable fatalité et attendre que ce pays, cette terre léguée par nos ancêtres, disparaisse sous nos pieds.
Obnubilés par les combats mesquins autour de petits intérêts, nous semblons oublier l’essentiel et le fondamental : l’espace haïtien, la nature sous tous ses aspects, qui sont vitaux pour nos enfants et nos petits-enfants et définissent au bout du compte le sens et la dignité même de nos propres existences.
Faisant nôtre l’idée que le sort de notre pays repose sur la capacité des citoyennes et des citoyens à s’impliquer et à participer à la vie de la nation, nous en appelons à un sursaut collectif pour la régénération d’Haïti. C’est ce qui est précisément difficile et ce à quoi nous devrions nous atteler pour reprendre le chemin de la vie et de l’action, alors que la ligne de pente générale porte au désespoir.
Il y a une décomposition du lien social et nos modes classiques de pensée sont dans l’impasse, à moins qu’ils ne nous mènent droit dans le précipice. Nous sommes devenus un pays où la majorité déclassée de ce qui reste de la nation vit dans la marginalité des ghettos urbains après la ruine de notre paysannerie, contrainte de fuir les campagnes vers des structures soi-disant urbaines pourtant totalement disloquées. Au sein de cette précarisation générale, nous vivons dans l’impuissance et la peur qui alimentent les pires scénarii.
Les lieux classiques de l’engagement sont en grande difficulté à la base comme au sommet, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre politique. Le délitement de la sphère politique depuis plusieurs décennies, et jusqu’à récemment durant le règne de Jovenel Moise et après son assassinat jusqu’à la création du Conseil Présidentiel, sont là pour le prouver.
Mais tout n’est pas décomposition ni vide social dans les phénomènes que vit Haïti. En nous inspirant de Michel Wieviorka et du désir d’humanité de Riccardo Petrella, nous devons nous montrer attentifs à ce qui nait, se cherche ou s’ébauche en matière d’engagement. L’engagement devrait se jouer pour sauver notre milieu naturel et vital, sur le registre social, l’économique, le culturel et le politique, en bref pour sauver ce qui fait notre dignité haïtienne. A l’encontre d’une tradition tendant à associer l‘engagement à l’intervention de mâles intellectuels exclusivement, nous devons y associer les femmes, les jeunes et les organisations de base au départ, d’autant plus que la figure de l‘intellectuel doit aussi se réinventer elle-même.
Prenant acte des défaillances de l’Etat, des décideurs politiques et des leaders économiques, constatant avec désolation la corruption des esprits par les egos et les égoïsmes, nous appelons à un engagement constructif, pacifique et démocratique… Cet engagement peut structurer la vie collective et sociale, guider vers des résultats concrets pour l’ensemble de la population, et élever la liberté des individus à devenir les véritables acteurs de leur propre vie. Nous invitons à transformer la révolte qui gronde en énergie et action collective pour le bien commun fondamental.
Nous sommes conscients, comme beaucoup d’autres, que les valeurs supérieures n’existent pratiquement plus. Le progrès, la raison, le fameux sens de l’Histoire ont disparu des certitudes et des causes à défendre. Malgré tout, il nous incombe de commencer à construire même sur les décombres.
Il nous faut une passion d’ordre éthique pour apporter notre savoir-faire, notre capacité de réflexion et nos connaissances afin de sauver notre environnement. « Nous devons rassembler les vigies de l’injustice et les gardiens de la vérité ». Il nous faut mobiliser les personnes intègres et respectées et mettre leur capital crédit au service d’une cause qui s’impose à tout être humain sensible et lucide devant une réalité qui crève les yeux. La passivité peut se révéler coupable et complice. Soyons les promoteurs d’une éthique de la responsabilité et de la solidarité.
Nous devons orchestrer un chœur qui crie, dans le sens du cri de Voltaire ou de Munch et agir tant qu’il est encore temps pour sauver la vie sur notre bout d’ile. Les formes de l’action sont multiples et variables. Ensemble nous les définirons, les programmerons et les mettrons en œuvre.
Mais qu’il soit clair pour tous : “ on n’est pas des songe-creux, à la recherche d’honneurs puérils”. On doit devenir un mouvement, porteur des valeurs les plus hautes. Nous devons nous insurger contre la fatalité, le désespoir et le sentiment d’impuissance ou d’abandon devant la pauvreté et la violence. Nous devons rassembler des femmes et des hommes de toutes catégories sociales, de tout credo politique ou religieux, de tout âge et de tout sexe, et encourager les jeunes et les femmes à prendre toute leur place dans le combat, afin de servir le pays plutôt que soi-même. Nous devons réussir une mobilisation du temps et de la vie, du cœur et de l’esprit au service d’une cause fondamentale, vitale, trop longtemps obscurcie par la lutte pour la survie, sacrifiée par les prédateurs et les défenseurs de l’économie de captation immédiate, productrice de la pauvreté absolue et de la précarité pour tous.
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Mais méfions-nous d’une dévalorisation de la politique car c’est elle qui nous permet d’ordonner la cité en résolvant nos conflits. La politique doit redevenir l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. Plutôt que de nous en détourner, réapproprions-nous-la, renforçons notre vigilance et soyons exigeants envers le monde politique.
Dans la situation de crise générale actuelle, il apparaît clairement que la remise en route effective de la démocratie risque d’être sacrifiée sur l’autel d’un consensus des corrompus, d’un nouvel équilibre politique qui ramènerait temporairement une paix et une stabilité précaire dans le pays, sans pour autant remettre fondamentalement en cause le système et les problèmes structurels de fond qui attentent à la vie sur notre bout d’île.
Si la faisabilité d’une révolution démocratique en Haïti, réelle et radicale, ne semble pas possible à très court terme, la période peut être propice pour reconstruire graduellement des contre-pouvoirs indispensables, à la fois dans le domaine du politique et du normatif, déterminant les « règles du jeu », mais aussi au niveau des capacités et des instruments de la mise en œuvre et donc de « l’application des règles du jeu ».
Concernant les règles du jeu, les besoins sont criants, jusqu’au besoin d’amendement de la Constitution, des processus qui régulent la vie politique et les processus électoraux, des stratégies et plans cadres comme le Plan Stratégique de Développement d’Haïti, du système judiciaire, de lois et cadres normatifs essentiels portant notamment sur la fiscalité, les règles commerciales et droits de douane, le foncier et la question essentielle de l’aménagement du territoire, et évidemment la restauration et la protection de l’environnement etc.
Concernant l’application des règles du jeu, là aussi les besoins sont criants, à la fois dans la dimension coercitive que dans la capacité de régulation sociale ou culturelle, en un sens collectif, à travers le rôle actif des communautés locales et de la société civile.
Il est très probable que dans les conditions actuelles, le nouveau pouvoir de transition aura du mal à se sortir de la simple gestion « politicienne » des conflits d’intérêts des nouveaux chefs. Au mieux pourra-t-il restaurer la sécurité, le contrôle de l’Etat sur le territoire et les institutions, et relancer le processus électoral. Dans ce contexte, la mobilisation des forces vives de la nation, autonomes du pouvoir politique, devient absolument essentielle.
La dégradation de la situation politique, sociale et économique s’est accompagnée du renforcement de la mainmise de la communauté internationale dans le processus de prise de décision alors que, dans le même temps, la population est écartée des grandes décisions la concernant. Ainsi, ces forces devraient être associées à la constitution d’un autre contre-pouvoir, populaire et citoyen, afin justement de garantir que les orientations prises répondent aux besoins et attentes de la majorité des Haïtiennes et des Haïtiens, à l’intérêt commun, et ne soient pas déconnectées des réalités du pays. En clair, il s’agit d’éviter l’instauration d’une sorte de « dictature technocratique » ou les idéologies échafaudées dans les grandes institutions prestigieuses s’imposent en Haïti sans en passer par l’épreuve de la réalité et du jugement démocratique. L’histoire récente de notre pays est jonchée des cadavres de ces fausses bonnes idées, et de leurs victimes.
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Le repositionnement de l’environnement au cœur de la stratégie nationale de reconstruction, l’intégration du long terme dans les réponses aux urgences politiques, sécuritaires et humanitaire, ainsi que la prise en compte de l’intérêt général dans les circonstances spécifiques de l’Haïti d’aujourd’hui, sont les trois dimensions essentielles et indissociables de notre engagement. Notre réussite dépendra fortement de notre capacité à gérer ce risque idéologique et à sortir de nos zones de confort pour construire l’Haïti de demain dans un monde traversé d’incertitudes et de ruptures.
Ce combat pour la prise en compte et l’intégration du long terme, de l’environnement et du bien commun dans les politiques publiques peut paraitre un combat intellectuel, stratégique et structurel, mais il doit pouvoir insuffler dès aujourd’hui les décisions concrètes et les actions directes au service des Haïtiennes et des Haïtiens.
Ainsi, il n’est plus à démontrer que la sauvegarde et la restauration de l’environnement peuvent être créatrices d’emplois décents et utiles au bien commun, et ceci sera un chantier prioritaire du mouvement. De la même manière, il est indispensable que nous reprenions en main notre territoire en pleine désagrégation pour le protéger et le restaurer, pour redonner confiance aux citoyens et combattre le sentiment d’abandon, et enfin les reconnaître et les mobiliser en tant qu’acteurs de ce territoire. Cette reprise en main du territoire signifie avant tout qu’il faut en finir avec ce cet enfer de violence et d’insécurité où des pans entiers du pays et de la zone métropolitaine de Port-au- Prince sont sous le contrôle des gangs qui kidnappent, tuent et pillent.
Mais nous devons aussi procéder urgemment à un réaménagement du territoire, à une planification territoriale en commençant par un vrai zonage qui soit en harmonie avec la vocation naturelle et socioculturelle de l’espace. C’est dans ce cadre que nous pourrons reboiser le pays, protéger nos sources, nos montagnes et nos côtes, restaurer les modes de vie ruraux, garantir la sécurité alimentaire pour toutes et tous, veiller à la salubrité de nos villes, et porter un coup d’arrêt à la progression de la bidonvilisation, terreau de l’insécurité et du banditisme. Tout cela ne sera pas possible sans une mobilisation de toutes nos ressources et sans la compréhension, l’implication et la participation réelles de la population.
Se donner corps et âme à cette cause nous confèrera une place dans la régénération de ce pays dont rêvait Anténor Firmin. De surcroit, Haïti répondra ainsi de son devoir vis-à-vis de la planète entière et de la vie sur terre. Elle aussi appelle au secours. C’est dans cette forge unique où le long terme, l’environnement et le bien commun façonnent les réponses aux urgences que peut émerger l’identité renouvelée d’Haïtiennes et d’Haïtiens debout et libres.
Signatures
Photo : Cayes-Jacmel, sud-est Haiti - Gotson Pierre