Par Roosevelt Millard*
Soumis à AlterPresse
La nouvelle est tombée comme un couperet, le vendredi 2 août 2024.
Un collègue annonce les funérailles du professeur Antoine Rosemont Jeudy (16 décembre 1957 - 21 juillet 2024) que nous croyions bien vivant, se préparant à approfondir le débat engagé sur la couleur du drapeau haïtien depuis la publication de l’article du Docteur Watson Denis : "18 mai, Création et symbolisme du drapeau haïtien".
Le débat n’aura pas lieu, le tribun n’est plus. Le juriste est parti avec sa flamme nationaliste et patriotique.
Triste et terrible nouvelle pour toute la communauté universitaire qui appréciait cet intellectuel toujours en quête de savoir, qui, après ses études de Gestion des affaires en République Dominicaine, est rentré en Haïti et a embrassé d’autres filières, notamment les Sciences de la Communication puis les Études postgraduées en Population et Développement à la Faculté des sciences humaines (Fasch), les langues vivantes à l’École normale supérieure (Ens), la Maîtrise en Anthropologie à la Faculté d’ethnologie (Fe), les Sciences juridiques à la Faculté de droit et des sciences économiques (Fdse) et la formation à l’École du Barreau de Port-au-Prince après avoir eu sa licence. Il s’est récemment inscrit sur titre au département de philosophie de l’Ens, nous informe le Secrétaire général de cette institution, le professeur Bildadson Cadélus.
Antoine Jeudy est l’auteur du roman "Porté disparu", qui raconte les péripéties, mais aussi d’autres moments moins pénibles, d’un jeune haïtien en République Dominicaine. Ce n’est pas un roman autobiographique, a-t-il tenu à préciser, même lorsqu’il a admis que son vécu n’est pas sans influence sur son écriture.
Antoine Jeudy, "Don Antonio" pour ses amis hispanophones, est un ancien animateur de musique latine à Radio Haïti Inter. Il avait gardé son amitié avec Sony Bastien, Marvel Dandin, Lilianne Pierre Paul, Anthony Pascal (Konpè Filo) et bien d’autres journalistes.
Antoine Jeudy était un grand ami de la Fédération nationale des etudiants haïtiens (Feneh), fondée en 1986 après la chute de la dictature. Il a fourni son appui pour les questions de traduction lors du premier congrès de cette organisation et avait mis son véhicule à notre disposition. Malgré son appartenance à une famille de notables traditionnels et conservateurs, il admirait cette jeunesse courageuse de la deuxième moitié des années 1980, qui avait assumé de lourdes responsabilités face au néolibéralisme et à l’autoritarisme. Il rappelait souvent nos rencontres, où il faisait office de traducteur dans ce restaurant du Champ de Mars, fréquenté surtout par les petits bourgeois du secteur démocratique. Il était un admirateur des dirigeants de la Feneh : Ronald Jean-Jacques, Watson Denis, Michael De Lansheer, Sandra Dorzin, Junot Félix, Emile Hérald Charles, Roosevelt Millard (votre serviteur), etc.
Antoine Jeudy était un ami, un voisin, un camarade, qui avait un rêve pour une Haïti meilleure. Il était aussi un homme très généreux, qui consacrait sa vie à faire du bien et à défendre les bonnes causes. Ses amis le connaissent comme un militant contre toutes les formes de discrimination, même les plus subtiles, et surtout de discrimination "raciale". Il n’avait pas peur de poser la problématique de la question de couleur en Haïti, un sujet tabou dans certains milieux, même de la gauche.
Antoine Jeudy, cadre supérieur du Bureau des mines, enseignait aussi à l’Université Kiskeya. Il n’a jamais abandonné sa chaire de professeur d’Espagnol au Lycée Pétion et gardait des liens d’amitié avec ses anciens élèves, qui le visitaient souvent chez lui à la Rue Edmond Paul, sa résidence depuis son enfance. Les individus armés l’ont chassé de cette résidence, qu’ils ont par la suite pillée. Antoine Jeudy a dû se réfugier dans des conditions non idéales, sans pouvoir faire le deuil de ses pertes matérielles et surtout symboliques. Ce qui, semble-t-il, a contribué à la détérioration de sa santé.
Antoine Jeudy, "l’homme des librairies", était un bibliophile. Une partie importante de son revenu était régulièrement consacrée à l’achat de livres, des dernières parutions. Je ne sais pas s’il a eu le temps de "sauver", ne serait-ce qu’une partie de sa bibliothèque bien garnie, lorsque sa maison a été mise à sac. Le professeur Jeudy passait presque tous les jours quelques bonnes minutes de son temps en compagnie de ses amis auprès du bouquiniste de la rue Capois, en face du Lycée des Jeunes Filles. C’est là que se partageaient les dernières informations et se faisaient les débats les plus animés.
Le professeur Jeudy était aussi un passionné et un haut gradé de la franc-maçonnerie, d’où il tirait une grande sagesse.
Il était un témoin des événements des 50 dernières années au Bas Peu de Chose. Il nous parlait du journaliste, "karatéka" et militant Gasner Raymond, disparu dans les conditions que l’on sait, et des moments de gloire du "Victory Sportif Club".
Sa résidence était le lieu de rencontre de belles têtes de l’Intelligentsia et d’amis de plusieurs générations et tendances diverses : ses contemporains comme ses anciens et actuels élèves et étudiants.
La nation a perdu un de ses fils les plus valeureux (les plus "authentiques", diraient certains). Il est parti sans voir la nouvelle Haïti, dans ce contexte d’épuisement du système économique, politique et social haïtien, d’insécurité généralisée et de grande confusion. Il est aussi victime de l’effondrement du système de santé en Haïti. Suite à son malaise, sa famille a arpenté avec lui trois centres hospitaliers, qui étaient tous dysfonctionnels, avant de se rendre à l’hôpital du Canapé Vert, où, après un temps d’attente sans être pris en charge, il est décédé.
Terminons avec ces quelques témoignages, qui donnent une idée de la dimension de l’homme.
Le professeur Hancy Pierre, spécialiste en relations internationales, souligne : "Je veux retenir d’Antoine Jeudy un homme jovial et intègre".
Le psychologue et psychopédagogue Ronald Jean-Jacques, qui n’est pas du genre à faire des cadeaux, affirme de son côté : "C’était un homme d’une vaste et diverse culture, de grande spiritualité et d’un humanisme énorme !".
Le coordonnateur de l’Association des professeur(e)s de l’Université d’État d’Haïti (Apueh), le philosophe et anthropologue Picard Byron, va dans le même sens en considérant Antoine Jeudy comme un "amant inconditionnel des choses de l’esprit".
Nos sympathies à sa famille, à tous ses proches et à toutes celles et tous ceux qui avaient l’habitude de faire une agréable et enrichissante pause chez lui à la Rue Edmond Paul.
Qu’il repose en paix !
*Public manager
Collègue et ami du défunt