Par Jean-Claude Bajeux
Soumis à AlterPresse le 17 aout 2005
Ces vingt ans, qui se sont écoulés avec tant de rapidité, ont débouché sur une débauche de mort et de désordre, de deuil et de délires. Après deux dictatures qui avaient duré vingt neuf ans et assassiné la nation, nous sortons à grande peine d’une troisième tentative et vingt ans de plus ont passé, un temps à l’odeur de cadavres. Comment réorganiser l’Etat quand la corruption et la violence viennent de l’Etat lui-même, quand toutes les institutions ont été minées, domestiquées, paralysées et que les enfants portent mitraillettes, dons de nos gouvernants ? Que doit-on faire quand l’Etat est devenu terroriste, et ne connaît même plus le sens du « bien commun », finalité normale de la gouvernance et quand il a lui-même abandonné au désordre et à la délinquance ou à des institutions étrangères les lambeaux d’une souveraineté qui n’est plus qu’un mot dans l’immense misère du sous-développement.
Comment donc récupérer cette souveraineté dont nous étions si fiers et si jaloux alors que le temps lui-même devient le grand adversaire, et quand, à la croissance démographique correspondent, inversement, la disparition des ressources, la destruction du patrimoine et l’exode massif d’un peuple terrorisé, battu par la faim et les maladies ? Comment même parler de souveraineté quand c’est le voleur qui s’en drape et quand c’est l’assassin qui s’en sert ? Le sous-développement, c’est bien cela, l’impuissance à résoudre les problèmes, à réparer un pont, à faire marcher une turbine ou tout simplement à distribuer l’eau potable...
Pour saisir la chance qui passe, il fallait organiser la capacité de la saisir et de l’incorporer. Il fallait surtout comprendre que cette chance ne consistait pas dans un avoir à répartir, ni dans des rituels d’embrassades, elle était dans la révision des attentes et des désirs, dans la capacité collective de multiplier les grains de riz et les gousses des haricots rouges. Or l’impuissance devant les ponts qui s’écroulent, l’état des routes, des écoles et des hôpitaux ne vient pas seulement d’un manque d’argent. D’un autre ordre, dirait Pascal.
L’impuissance est de l’ordre du mental parce que la faculté d’organiser, de gérer et de multiplier est d’ordre mental. Si nous tournons en rond depuis deux cents ans, c’est bien sûr parce qu’on a décidé de nous ignorer, c’est bien sûr parce qu’on voulait nous neutraliser. Il y avait une réponse à donner à ce dédain affecté, depuis l’effondrement de l’usine Saint-Domingue. Nous ne l’avons pas fait, du moins pour ce qui concerne l’administration du pays. Personne ne nous prend plus au sérieux parce que nous ne sommes pas sérieux et le cri de la liberté d’Ayiti se perd dans les méandres de la corruption et de l’incompétence.
C’est ainsi que nous avons manqué tant de rendez-vous décisifs. Et si jusqu’ici il n’y a pas eu de transition, il faudra bien en chercher le chemin et la mériter.
Pourtant, un petit peuple, méditerranéen, d’une ville pas plus grande que le Cap Haïtien, avait formulé les règles et les valeurs exigés par la coexistence. Deux mille quatre cents ans avant nous, hommes d’état, poètes, tragédiens, philosophes, sceptiques, rationnels ou mystiques, avaient exploré la topographie des degrés du savoir et les conditions du savoir-vivre. Ils découvraient pourquoi les dieux avaient raison de se méfier de la folie des hommes et pourquoi Créon avait si peur d’Antigone. Pascal, pour écrire que « le cœur a des raisons que la raison ne connaît point » avait quelque part sur son chemin rencontré Antigone. Car, plus haut que le pouvoir, existe une constellation de valeurs, celle qui commande le simple respect d’une vie humaine.
La liberté des citoyens de la République d’Ayiti exigeait une rupture avec le monde « d’avant » ce monde, où, selon l’expression de Sonthonax, on vendait des hommes au marché comme des bêtes. Pour inventer une société d’êtres libres, il fallait rompre avec une certaine vision, il fallait lui opposer d’autres valeurs, comme l’a fait Pétion quand un propriétaire de la Jamaique vint réclamer le bateau qui lui appartenait « et son contenu ». Avec une élégance suprême, Pétion répondit que le monsieur pouvait reprendre son bateau, mais, « quant aux personnes qui s’y trouvaient... ». Cette réponse vaut un monde.
La liberté ne pouvait exister que sur la base d’une égalité solidaire toujours à inventer et à redéfinir, toujours à approfondir. La république ne survivrait que sur la base d’une capacité d’invention dont l’outil serait l’écriture, que sur la base d’une discussion et d’une révision constante des écritures. Pourquoi n’a-t-on jamais mis à jour les codes de la justice haïtienne ? Pour quoi en faire ? On n’en a pas besoin, comme l’on n’a pas besoin de code de la route. La route elle-même est encore à inventer. Pourquoi n’y a-t-il pas un code qui sanctionne les trente-sept façons de voler l’Etat ? A qui servirait-il ? Pourquoi la loi s’exprime-t-elle de façon tellement maladroite sur les questions de nationalité et ne sanctionne pas les références ethniques dans le discours public et les menaces contenues dans ces références ? Pourquoi donc, de tout temps, le discours des hommes publics, le discours du pouvoir,.le discours des responsables de l’Etat, les textes même des manuels d’histoire sont-ils tellement mortifères, truffés d’approbation pour les discours de violence et d’hostilité à base ethnique et qu’un silence complice accueille des tornades de sauvagerie ? Ce silence, séculaire, fait mal, de Darfour à Jacques Roche.
Ce retour cyclique, jusqu’à nos jours, surtout au sommet de l’état, d’un discours répétitif et menaçant, qui reproduit une théorie archaïque de la mixité n’a pu que détruire les bases d’une nationalité unique, fermer le pays aux investissements et alimenter, depuis surtout 1918, un exode à quoi qui s’ajoutent les assassinats massifs de ces quarante sept dernières années, bloquant toute mobilisation nationale pour un développement national. La justice y perd son latin et la banqueroute était fatalement au terme de telles bêtises et d’un tel aveuglement, mortel et suicidaire, comme le prévoyait la lettre de Jean-Baptiste Say, dans la réponse, datée du 9 avril 1822, à un article signé de Pierre André, représentant de la commune de Port-au-Prince, dans le numéro 29 du journal Le Phare.
La chance que nous voulions surprendre, la grâce que nous voulions mériter, le miracle que nous voulions vivre, le progrès qui nous arracherait de la boue, n’apparaîtront au firmament de notre destin, si nous survivons à cet aveugle désastre, que quand nous aurons intériorisé les valeurs qui les rendent possibles, qui rendent possible la coexistence, qui rendent possibles l’écriture, la création, et l’accumulation des créations, qui rendent possible un nouveau discours loin du langage de bois, du langage style ‘Himalaya de cadavres’, du langage ‘moun sa yo’, du langage assassin et pervers.. Les miracles ne sont possibles qu’au bout de ce lent travail pour trouver le discours qui mettra tout le monde ensemble, mais aussi les formules qui permettent à la pensée et au langage de remettre en santé les fibres qui joignent Société, Etat, Justice, Développement.
Après avoir opéré pendant deux cent ans en roue libre, il faut prendre le temps maintenant pour analyser les conditions d’une refondation, à partir de ce paysage lunaire. L’Etat ne pourra revivre que dans des institutions, de toutes sortes, capables de contrôler et de limiter l’insatiable appétit de l’animal humain. Il nous faut tomber d’accord sur la définition d’un concept de Nation qui soit autre que raciale, ou religieuse, ou mystique, qui serve de ciment à tous les secteurs de la vie civile en respectant leurs particularités et leurs intérfêtes, faire fonctionner les engrenages qui nous feront décoller du trou et qui permettront de faire du temps le créateur de richesses nouvelles. Quel citoyen ne serait pas intéressé par une telle perspective ?
Cela prendra du temps ? Cela prendra le temps qu’il faudra.
La transition démocratique, si nous voulons la faire, sera, à ses débuts, lente, modeste et humble. Elle n’aura pas la splendeur d’une épiphanie jubilatoire. Elle n’aura pas l’arrogance des fous de la mitraillette. Mais elle n’aura pas non plus les élans d’une bamboche mystique. Ses artisans seront sans doute humbles et modestes, dans le genre de ce peintre qui avait pour nom André Pierre et qui habitait parmi nous à la Croix-des-Missions. Ce sera une marche lente et dure sur un chemin malaisé, rugueux, et sablonneux. Alors, le miracle sera parmi nous. Et pourront sourire la mère et ses enfants.
Cela va faire beaucoup de collines à grimper et à descendre et les qualités que nous attendons de nos gouvernants s‘appelleront plutôt sagesse tranquille, et tranquillité entêtée mais aussi humilité et courage. La mobilisation recherchée devra se faire sur des accords négociés pas à pas, définition de la nationalité, dimensions et fonctions des différents secteurs de la police, en particulier la police des sections communales, choix du premier ministre et des responsables de ministères, statuts des municipalités dans une perspective réelle de décentralisation, prise en charge des problèmes de la zone métropolitaine, où, dans la vase, se procrèent la douleur et l’inhumain, et finalement, les études et les chiffres concernant les projets à long terme pour l’éducation de tous nos enfants, pour les travaux d’infrastructure et leur maintien, les cibles d’une nouvelle économie agro-industrielle, ouverte à toutes les entreprises et toutes les innovations, les grandes batailles pour l’eau, le logement, les soins, l’environnement et la beauté
Oui, tout est à faire ou à refaire
Tel est le sens d’un nouveau contrat de co-existence, le seul débat qui vaille la peine, la seule bataille qui vaille, et qui nous remettra, une fois encore, debout.
Jean-Claude Bajeux
15 août 2005