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Haïti : De Jean Rabel à La Saline, l’impunité, citadelle imprenable ?

Par Gotson Pierre

P-au-P, 23 juil. 2024 [AlterPresse] --- Au soir du 23 juillet 2024, les cris de justice des paysannes et paysans de Jean Rabel (Nord-Ouest), massacrés, il y a 37 ans (23 juillet 1987 - 139 paysannes et paysans assassinés, selon des chiffres officiels), ne cessent point de résonner.

Que la vérité soit définitivement établie, que les auteurs rendent compte de leur forfait et qu’ils soient punis, clament-ils dans un communiqué parvenu à AlterPresse.

Comme ils le font inlassablement chaque année. Pas de place à l’oubli.

Entre le 23 et le 27 juillet 1987, environ 139 paysannes et paysans (chiffre officiel fourni par le Conseil national de gouvernement/Cng de l’époque) ont été assassinés par des militaires, d’anciens membres de la milice des Duvalier et de grands propriétaires terriens.

Un important mouvement paysan Tèt ansanm avait pris racines à Jean Rabel et remettait continuellement en question le statu quo. Une conscience sociale se développait au sein de la population paysanne.

De plus en plus de voix s’élevaient en faveur d’un engagement de l’État pour un développement équitable et durable, l’accès à la terre, la mise en place d’infrastructures agricoles, l’accès au crédit, etc.

139 vies éteintes dans l’indifférence. 37 ans de silence de la justice.

La Saline, un signe d’espoir ?

Un signe d’espoir peut-être, l’ordonnance du juge instructeur Jean Wilner Morin concernant le massacre de La Saline, une zone à l’ouest de la capitale.

Dans la nuit du 12 au 13 novembre 2018, des individus munis d’armes automatiques, de poings et d’armes blanches ont attaqué les habitantes et habitants de plusieurs quartiers de La Saline, causant des dizaines de morts, l’incendie de plusieurs maisons et le viol de nombreuses femmes et jeunes filles.

Mémorial en mémoire des victimes de l’Insécurité, érigé à Bourdon, Port-au-Prince, en novembre 2020, à l’occasion du deuxième anniversaire du massacre de La Saline. Initiative de l’organisation « Nou pap dòmi »

Pas moins de 85 victimes mentionnées dans l’ordonnance rendue publique la semaine écoulée. Près de 6 ans après le carnage, la vérité judiciaire est donc connue.

L’histoire est la suivante :

« Des individus, membres d’un gang armé, étaient pour la plupart commandités par des hommes politiques tant au pouvoir à l’époque, dans l’objectif d’éliminer un autre gang, ce, premièrement, et de prendre le contrôle du grand marché public de la Croix des Bossales à La Saline, mais avaient entre autres missions d’empêcher que des manifestations anti-gouvernementales organisées par les gangs rivaux en faveur de l’opposition politique fassent recettes ».

« Le massacre La Saline est né d’un conflit politique entre les gangs proches du pouvoir d’alors et les gangs se déclarant de l’opposition politique ».

« La Direction centrale de la police judiciaire (Dcpj), dans son rapport, a fait état de près de 75 plaintes de victimes de ce carnage, connu sous le nom de massacre de La Saline. Les parents des différentes victimes, qui ont déposé plaintes à la Direction Centrale de la police judiciaire, et ceux entendus au cabinet d’instruction accusent la Police nationale d’Haïti (Pnh) de laxisme ; pour certains, la police aurait été contrainte de ne pas apporter secours aux habitants de La Saline, cibles des bandits armés ».

« Le massacre de La Saline, selon les déclarations des victimes, de leurs parents proches et le rapport de Police, trouve son explication dans l’expansion des gangs, encouragés et utilisés par des politiciens de tout rang et de tout acabit en fonction de leur intérêt politique. Ces politiciens sont pour la plupart des activistes de l’opposition ou des officiels du gouvernement, opérant des fois à travers des policiers corrompus en fonction ou des ex policiers »...

Tels sont les motifs du massacre de La Saline, suivant les conclusions de l’instruction judiciaire. A part 3 accusés décédés, Grégory Antoine alias Ti Greg, Alectis Serge dit Ti Junior et Andris Iscar, 30 ont été inculpés.

Il s’agit de : « Hervé Barthélémy Bonheur ou Léonel Altona alias Bout Jeanjean, Pouchon Jean, Nelson Mikelson, Josué François, Bergelin Etienne, Emanus Charles, Jameson Pierre, Policar Felanto, Kalison Rosiclair, Engy Exavier, Pyram Félix alias Toutou Number one, Chery Christ-Roi alias Chrislat, Cherizier Jimmy alias Barbecue, Joseph Pierre Richard Duplan, Fednel Monchéry, Manel Lundy, Sensiny Saint- Clair, Sadrac Brice, Manesse Gay, Eddyson Sony Laforest, , Pierre Richard St-Fort, , Polesse Dossous, , Pierre Michel alias Blanc piman machann bal, Wilson Alfred alias Grenn,, Max Dolph Desir, Bolliard Junior Alexis, Gerda Petidor, Cado Charles, Dahana Jean Michel et Pierre Léon Saint Remy ».

Devant le tribunal criminel sans assistance de jury, ils doivent répondre de : « détention illégale d’arme à feu, assassinat, tentative d’assassinat, vol à mains armées, incendie criminel, enlèvement et séquestration et association de malfaiteurs ».

Il faut s’arrêter à trois cas particuliers : Jimmy Chérizier alias Barbecue, ex policier devenu chef de gang, Fednel Monchéry, ancien directeur général du Ministère de l’intérieur, et Pierre-Richard Duplan, ancien délégué départemental de l’exécutif pour l’Ouest.

« Selon les déclarations de Ti Joel ainsi connu et des rescapés du massacre, les Ex policiers Jimmy Cherizier alias Barbecue et Grégory Antoine alias Ti Greg ont été tous deux aux côtés des autres bandits de La Saline en train d’assassiner des hommes, des femmes et des enfants dans la nuit funeste du 12 au 13 novembre 2018 ».

« Rita Dieujuste, entendue à titre de plaignante au cabinet d’instruction en date du 25 juillet deux mille vingt-trois sur les évènements de La Saline, a déclaré nettement avoir vu Jimmy Cherizier, accompagné des bandits à sapates, habillés avec les uniformes de police, semer la mort parmi des citoyens paisibles de La Saline ».

En ce qui concerne Fednel Monchéry : « la dame Rita Dieujuste, entendue à titre de victime au cabinet d’instruction, en présence de ses avocats, a déclaré qu’elle avait vu Fedenel MONCHERY à plusieurs reprises dans la zone de La Saline dans sa voiture, à sa suite un Pick up frappé du logo du Ministère de l’intérieur et des collectivités territoriales ».

« La dame Rita Dieujuste dans ses déclarations insiste sur le fait d’avoir vu l’ancien directeur général du Ministère de l’intérieur Fednel Monchéry en compagnie de Joseph Pierre Richard Duplan dans la zone de La Saline, distribuant des armes aux membres des gangs, en vue de la perpétration du massacre de La Saline ».

« Monsieur Ernst Leger, victime également pour avoir perdu son enfant, affirme avoir vu Fednel Monchery à La Saline avant le massacre et que ce dernier était avec des chefs de gangs pour la planification de ces actes criminels, qui ont coûté la vie à des dizaines de riverains à La Saline ».

« Un mandat de comparution a été signifié à l’inculpé, aux fins de présenter sa version des faits. Cependant, il a préféré adresser une lettre manuscrite au Juge pour lui demander de surseoir à l’instruction de l’affaire ».

Quant à Joseph Pierre-Richard Duplan : il « a été entendu au cabinet d’instruction à titre d’inculpé et a nié en bloc tout ce qui est porté contre lui, déclarant au contraire qu’il a entendu et lu les informations à propos du massacre de La Saline dans les médias ».

« Confronté au cabinet d’instruction, deux victimes du massacre (qui) avaient déclaré avoir vu de leurs propres yeux l’ancien délégué départemental distribuer des armes aux chefs de gangs de La Saline. (…) Au moment de la confrontation, les victimes ont repris sans se faire prier et à grands renforts d’explications en présence de l’inculpé les mêmes versions, ce que Joseph Pierre Richard Duplan a démenti au cours de la confrontation sans pour autant donner des précisions et les informations justes relativement, où il se trouvait à la date et l’heure dont font état les victimes ».

« L’inculpé déclare ne pas se souvenir de ses occupations ou du moins, où li était, lorsque les victimes ont affirmé l’avoir vu en compagnie des chefs de gangs de La Saline, distribuant des armes et de très grosses sommes d’argent pour la perpétration du massacre ».

Retour à Jean Rabel : modes opératoires semblables

Quand on revient 37 ans en arrière, à Jean Rabel, il est possible d’observer que les motifs et les modes opératoires se ressemblent, se fondant sur un enchevêtrement de causes d’ordre économique et politique et mobilisant des moyens étatiques.

Marche paysanne à Jean Rabel à l’occasion du 36e anniversaire du massacre du 23 juillet 1987

L’organisation Tèt Kole Ti Peyizan raconte, dans son communiqué à l’occasion des 37 ans du massacre, que « le Groupe Tet ansanm, l’Équipe Missionnaire de Janrabel et leurs alliés, le Groupe Bitasyon Caritas et l’Équipe Missionnaire Bochan à Port-de-Paix, ainsi que le Groupe Paysan et l’Équipe Missionnaire de Bombardopolis, réalisaient un projet sociopolitique, culturel et d’économie solidaire dans le département du Nord-Ouest, dans les années 1970-1980. Un projet alternatif qui faisait très peur ».

De leur côté, « les ennemis jurés du peuple haïtien mijotaient des répliques et des coups sauvages, dans le cadre de la mise en œuvre de politiques de domination et d’agression violente ».

« Les petits paysans revendiquaient un État, capable d’agir sur les moyens de production, en vue de leur permettre, ainsi qu’aux agriculteurs, d’avoir accès à de bonnes terres, des terres de l’État, aux canaux d’irrigation (…) pour que les paysans puissent produire davantage, renforcer et protéger la production agricole nationale et préserver le pays de l’invasion de produits étrangers et de l’aide alimentaire ».

Les petits paysans de Jean Rabel, Mahotière et Bochan revendiquaient « un État capable de fournir à la population des hôpitaux, des dispensaires, des laboratoires, des médicaments et du personnel adéquats et qualifié, ainsi que l’infrastructure médicale nécessaire ; des écoles primaires, secondaires et professionnelles et des universités publiques gratuites pour les jeunes ».

Telles sont les revendications que portaient les associations paysannes, lorsqu’elles se sont « soulevées dans le Nord-Ouest contre les taxes de marché, l’alimentation désastreuse et le système des chefs de section », précise Tèt Kole.

L’organisation signale, entre autres, qu’un mois avant la tuerie, le 14 juin 1987, « le général Henri Namphy, président du Conseil national de gouvernement (Cng), accompagné d’Alphonse Jean, gros makout (partisan de la dictature des Duvalier) devant l’Éternel, alors candidat à la présidentielle, est allé remonter le moral des forces armées à Jean-Rabel ».

Après le sanglant massacre du jeudi 23 juillet 1987 à Jean Rabel, un grand potentat, également propriétaire terrien dans la zone, Nicol Poitevien, l’avait revendiqué en se vantant d’ « avoir assassiné 1,042 communistes ».

Nicol Poitevien, qui a été arrêté, sous la présidence de René Préval, en relation avec ce massacre, a été libéré, par la suite. D’autres présumés auteurs et complices auraient également été relâchés.

Le fait est qu’aucune instruction véritable n’a été conduite sur les crimes commis le 23 juillet 1987 à Jean-Rabel.

C’est une enquête qui se poursuit, comme pour la plupart des dossiers gardés dans les tiroirs de la justice au cours des dernières décennies.

Il y aurait tant à faire pourtant. Car, avant et après le 7 février 1986, date de la chute de la féroce dictature des Duvalier, que de massacres, en périodes de troubles, d’agitation et de mobilisation socio-politique, à travers le pays.

La vérité judiciaire est donc connue sur La Saline, sans qu’un jugement ne se pointe à l’horizon pour que des condamnations soient prononcées. Une première quand-même !

Mais la route menant à l’assaut de la citadelle de l’impunité, sera peut-être très longue. [gp apr 23/07/2024 22:00]