La sélection nationale senior masculine de football d’Argentine a remporté, le dimanche 14 juillet 2024, la Copa América 2024 (1-0 contre la Colombie, après prolongations). Mais, l’Argentine semble perdre la bataille culturelle contre la discrimination, la xénophobie et le racisme...
Par Jackson Jean *
Soumis à AlterPresse le 20 juillet 2024
Le sujet du football, du racisme et de la politique est indissociable en Argentine.
Le football n’est pas seulement un sport, mais il est aussi une passion nationale et une partie intégrante de l’identité culturelle argentine.
Des sociologies, comme le Français Pierre Bourdieu, diraient que la Coupe du monde de football (2022) ou la Copa América (2024) ne sont pas seulement des compétitions sportives, mais un champ de bataille symbolique, où, dans l’imaginaire de la plupart des Argentines et Argentins, l’équipe nationale défend ses identités nationales.
Mais quelle est l’identité nationale de l’Argentin-e ? Qu’est-ce qu’une Argentine ? Qu’est-ce qu’un Argentin ?
Comment reconnaît-on une Argentine/un Argentin ? Quels sont les critères ethnologiques, esthétiques, phénotypiques de l’Argentine/l’Argentin ?
C’est là que la fameuse réponse sur l’identité nationale de l’Argentine apparaît.
L’Argentine est un « Crisol de raza ». C’est un récit historiquement utilisé pour défendre combien la composition ethnique et culturelle de ce pays sud-américain résulte du mélange de diverses ethnies et groupes raciaux, et qui – contrairement à d’autres pays d’Amérique latine – s’est formé principalement par l’immigration européenne (blanche), notamment au cours des XIXe et XXe siècles. Ce qui a facilité le progrès du pays.
Une supposée identité, qui a été soutenue par diverses générations d’intellectuel-le-s et de politiques argentins, et qui reste en vigueur aujourd’hui (en 2024) dans la Constitution argentine (Art. 25) et dans l’imaginaire social du public.
Depuis les années 1980, ce sujet n’a plus été débattu dans le pays, champion du monde de football en 2022.
Ainsi, le racisme, qui a caractérisé l’identité nationale au siècle précédent, continue-t-il, malheureusement, d’influencer l’éducation sociale et culturelle des générations millénales et générations Z.
Le système politique argentin actuel est gérontocratique. De fait, aucune politique publique contre le racisme et les discriminations raciales n’est mise en œuvre pour la nouvelle génération de jeunes.
Quel est le lien entre le racisme, le football et la politique en Argentine aujourd’hui ?
Le racisme ne fonctionne pas seulement au niveau individuel – c’est le cas où l’équipe nationale masculine senior argentine a été impliquée dans une polémique pour un chant raciste et transphobe contre le footballeur international français Kylian Mbappé –. Mais, le racisme est aussi omniprésent au niveau structurel et institutionnel.
En Argentine, il y a historiquement eu une discrimination raciale et ethnique enracinée, qui se reflète dans les attitudes envers les joueurs et supporters d’origine indigène, afrodescendante ou immigrée.
Génétiquement afrodescendant, le célèbre footballeur international argentin Diego Armando Maradona (Ndlr : né le 30 octobre 1960 à Lanús, province de Buenos Aires, et mort le 25 novembre 2020 à Tigre, province de Buenos Aires) a été vilipendé par les médias hégémoniques et de droite en Argentine.
L’équipe nationale masculine senior argentine est mondialement connue comme la seule équipe sans diversité ethno-raciale (tous les joueurs sont blancs).
La politique n’est pas isolée de ce fait, car elle définit les politiques sportives du pays et les problématiques de discrimination dans le sport, dans les stades et au sein des clubs.
Le racisme dans le sport est condamné au Brésil
Il suffit de comparer l’Argentine avec son pays voisin, le Brésil, pour observer la différence.
Au Brésil, le racisme dans le sport est condamné par la loi comme un crime de haine.
Après les actes de racisme subi par le footballeur international brésilien Vinicius Jr. (Ndlr : Vinícius José Paixão de Oliveira Júnior, plus connu sous le nom de Vinícius Júnior, parfois abrégé Vinícius Jr. ou Vini Jr., né le 12 juillet 2000 à São Gonçalo dans l’État de Rio de Janeiro), l’État de Rio de Janeiro a promulgué une loi, qui permet « en cas de dénonciation ou de manifestation reconnue de conduite raciste », l’interruption d’un match pour une durée que l’organisateur jugera nécessaire.
Réalités de classisme en Argentine
Le football en Argentine est également fortement lié au classisme [1].
Ils sont peu nombreux, mais très peu, les footballeurs nationaux avec des positions politiques claires et publiques en faveur des minorités sociales et de la justice sociale.
Des joueurs, comme Lionel Messi, ne se sont jamais positionnés publiquement contre les injustices sociales ou politiques, bien que Messi lui-même ait été victime de traitements discriminatoires en Espagne, lors de matches de football où on le traitait de « sub-normal, sub-normal » dans un chant faisant référence à la maladie hormonale de croissance, qu’il a eue enfant et préadolescent.
L’histoire populaire argentine se souvient de Maradona, non seulement pour avoir été champion du monde, mais aussi pour être un « negro » très engagé politiquement et socialement.
Dans son livre Maradona, El Pibe, El Rebelde, El Dios, le journaliste Guillem Balagué révèle combien le passage de Diego par la Ciudad Condal a été difficile.
« Il y a eu de la xénophobie, du racisme à l’égard de ce que Maradona apportait et de son entourage (...) Il a aussi été le premier à nous dire que la Fifa [2] et l’Uefa [3] étaient corrompues ».
Maradona lui-même a écrit sur son compte Facebook : « J’ai joué sept ans à Naples, et j’ai aussi souffert des chants racistes de certaines foules. Je m’en souviens encore » (...)
Les dynamiques de pouvoir, le jeu symbolique et la construction d’identités en Argentine
Ces analyses aident à comprendre comment les dynamiques de pouvoir, la bataille symbolique (le jeu) et la construction d’identités influencent et s’entrelacent en Argentine, et aident également à aborder les problèmes des politiques antisociales des gouvernements argentins et l’analphabétisme ethno-racial présent dans la société, mais reflété dans l’équipe nationale senior masculine actuelle de football.
Je partage également la position d’autres activistes antiracistes en Argentine, entre autres, contre la posture négationniste de la vice-présidente, Victoria Villarruel, à travers son réseau X, soutenant ainsi le racisme et l’homophobie exprimés par l’équipe senior masculine de football argentine, malgré le fait qu’Enzo Fernández lui-même se soit excusé et ait reconnu que le chant était discriminatoire et homophobe.
« En Argentine, les expressions discriminatoires sont considérées comme du « folklore », niant ainsi le racisme. L’Institut national contre le racisme et la discrimination (Inadi), crucial pour faire face à ces problèmes, a été supprimé [par le président actuel Javier Milei]. Le racisme a des racines historiques depuis la colonisation, avec des politiques qui ignorent les peuples autochtones et afrodescendants. Ne pas reconnaître cela rend la réparation difficile et perpétue la haine raciale. Il est crucial de pénaliser les discours de haine raciale, mais aussi d’(ethno) éduquer et de sensibiliser la société (argentine) pour éviter leurs conséquences tragiques ». Lilia Ferrer-Morillo (École régionale afroféministe Anne Marie Coriolan).
« L’incident avec Enzo Fernández, lors d’un direct sur Instagram, a révélé des chants racistes de joueurs argentins envers leurs pairs français afrodescendants, mettant en lumière un sujet minimisé dans notre société. Le football argentin, pionnier en matière de supporters, a normalisé l’homophobie, la transphobie, le classisme, le racisme, la xénophobie et d’autres formes de discrimination. Ce « rituel » doit être éradiqué du sport, car il perpétue la violence et la division. Cette culture de haine et de violence m’a conduit à m’éloigner du football, incapable de tolérer des chants et des comportements, qui contredisent mes valeurs ». Roberto Ruiz (Malungo Libros).
« Je suis fan de l’équipe nationale argentine, mais au XXIe siècle, avec l’accès à tant d’informations, personne ne peut plaider l’ignorance du racisme. Se moquer de la couleur de peau ou de l’origine ethnique d’une personne est inacceptable. De plus, les joueurs de football argentins ont le privilège de voyager. Ils sont riches, ils devraient être plus conscients de leur responsabilité de déconstruire le racisme et de plaider pour la justice sociale, car beaucoup étaient pauvres et considérés comme des « negros » dans des quartiers populaires aussi. En tant que femme noire et migrante, vivant en Argentine, cette réaction me fait inquiéter pour l’avenir de ma fille noire, née ici. Nous imaginons que, dans 10, 15 ou 20 ans, elle soit célèbre et apparaisse à la télévision, il est évident qu’on se moquera d’elle aussi. Si elle a une position contraire à certains, on dira qu’elle est une immigrante et non une vraie Argentine. Si les Argentins ne choisissent pas de déconstruire leurs préjugés et de voir les autres comme des égaux, cette situation se répétera tôt ou tard ». Snyre C. Jean (Coopérative Minga).
« Depuis le mouvement antiraciste en Argentine, nous voulons souligner comment des actes, comme ceux-ci, montrent que les discours racistes sont complètement naturalisés et institutionnalisés en Argentine. Il est fondamental que ces incidents incitent la société à réfléchir sur ses pratiques racistes et discriminatoires, et que nous progressions vers la promotion de l’égalité, de l’équité et de l’antiracisme. Nous devons changer les discours racistes dans le langage, notamment ceux qui associent le noir à ce qui est mauvais, dangereux ou illégal. Il est également crucial que des institutions comme l’Afa [4] et la Conmebol [5] approfondissent la pénalisation et la sanction de ces pratiques et discours racistes. La majorité des joueurs et des personnes dans les ligues professionnelles promeuvent un sport lié à l’antiracisme ». Carlos Nazareno Alvarez (Agrupación Xango).
*Journaliste et membre du Programme d’investigation et extension sur les Afrodescendant (e) s et Étude de la diaspora africaine (Uniafro) de l’Université nationale de San Martín (Unsam) en Argentine, où il est gradué en Gestion législative et politique publique et Spécialisé en politique internationale
[1] Le classisme est une discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale, souvent basée sur des critères économiques.
La discrimination classiste est fondée sur la stratification sociale, vision selon laquelle la société consiste en un ensemble de classes sociales différenciées et hiérarchisées. Les « classistes », qui assument leur appartenance à une classe sociale, cherchent à légitimer leurs propres avantages ainsi que les préjudices subis par ceux qui ne font pas partie de la même classe.
En raison des conditions socio-économiques, le classisme se base sur l’opposition entre des individus de classes différentes. Cette discrimination systémique peut être renforcée par d’autres, telles que le racisme, aboutissant à l’intersection des oppressions raciste et classiste. Il peut également être renforcé par le sexisme.
Comme l’indique l’anthropologue féministe Ochy Curiel : « Le fait d’être des femmes noires nous place en situation d’oppression à la fois de genre, de « race » et de classe : en plus d’être des femmes et définies « racinement » comme noires, la plupart d’entre nous font partie des couches sociales les plus appauvries. »1
Naomi Klein, dans son livre No Logo, explique toutefois que lutter contre le classisme n’est pas comparable à lutter contre les autres formes de discrimination, car il ne s’agit pas seulement d’un « problème de prise de conscience » mais plus largement des « questions plus cruciales de répartition des richesses ». C’est cette différence qui explique à ses yeux que le concept de classisme soit moins courant que ses équivalents le racisme, le sexisme, etc. :
« Ce que je remets en cause, ce sont les luttes que nous, guerriers nord-américains de la culture, ne sommes pas arrivés à livrer. À l’époque la question de la pauvreté n’était pas souvent évoquée ; bien sûr de temps à autre, dans nos croisades contre le trio des « ismes », quelqu’un soulevait le « classisme » et, dépassés en termes de politically correct, nous ajoutions consciencieusement « classisme » à notre liste noire. Mais notre critique se concentrait sur la représentation des femmes et des minorités au sein des structures de pouvoir, et non sur l’économie qui sous-tendait ces structures. La « discrimination contre la pauvreté » [...] ne pouvait être résolue par un changement de perceptions ni de langage, ni même, au sens strict, de comportement individuel[...] Pour que nous, étudiants, affrontions le problème sous-jacent au « classisme », il aurait fallu nous mesurer aux questions cruciales de la distribution des richesses ».
[2] La Fédération internationale de football association (souvent désignée par l’acronyme Fifa) est la fédération sportive internationale du football, du futsal et du beach soccer.
Association des fédérations nationales, fondée le 21 mai 1904 à Paris, elle a pour vocation de gérer et de développer le football dans le monde. La Coupe du monde de football est créée en 1924 par Jules Rimet2, président de la fédération internationale de 1920 à 1954.
Le terme Football Association (en anglais : association football) est l’appellation originelle, utilisée pour distinguer ce sport des autres variantes de football, qui se développent à la même époque.
[3] L’Union des associations européennes de football, plus connue sous son sigle Uefa, est une association regroupant et représentant les fédérations nationales de football d’Europe.
Fondée en 1954 à Bâle en Suisse, l’Uefa a pour rôle de gérer et développer le football à l’échelon continental, sous l’égide de la Fifa.
[4] Asociación del fútbol agrgentino / Afa.
[5] La Confédération sud-américaine de football, plus connue sous l’acronyme Conmebol, construit à partir de ses appellations officielles, est l’organisme continental qui regroupe, sous l’égide de la Fifa, les fédérations de football d’Amérique du Sud.