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Migration internationale (Haïti) : Zoom sur les nouvelles mesures migratoires à la frontière colombo-panaméenne du Darien

Les Haïtiennes et Haïtiens représenteraient la troisième nationalité, derrière les Vénézuéliennes et Vénézuéliens et les Équatoriennes et Équatoriens, ayant transité par la route inhospitalière et dangereuse de Darien en l’année 2023, selon les autorités migratoires panaméennes

Par Wooldy Edson Louidor

Bogotá (Colombie), 4 juillet 2024 [AlterPresse] --- Bien qu’ayant été annoncée, depuis quelques jours, par le nouveau chef d’État du Panama, José Raúl Mulino, notamment au cours de sa première visite officielle à la frontière de son pays avec la Colombie au Darien [1][1], le vendredi 28 juin 2024, la nouvelle de la fermeture de la frontière de Darien (entre le Panama et la Colombie) n’a aucun effet de surprise, selon les informations rassemblées par l’agence en ligne AlterPresse.

Pourtant, cette décision tombe comme une douche froide.

« Le Panama ne sera plus un pays de transit pour les illégaux » (les sans papiers), a déclaré, de manière solennelle et polémique, José Raúl Mulino dans son discours d’investiture présidentielle, le lundi premier juillet 2024.

C’est comme si le Panama récupérait finalement sa souveraineté nationale dans cette jungle de Darien [2] et son nouveau président se préparait à mener une guerre sans merci contre les ennemis du pays, en y incluant les migrantes et migrants en transit, dont les femmes et les enfants.

En outre, le même jour de son entrée en fonctions officielle, le lundi 1er juillet 2024 pour un mandat présidentiel de 5 ans (jusqu’au 1er juillet 2029), José Raúl Mulino a signé, avec l’administration étasunienne, un mémorandum d’entente, visant à « gérer la migration irrégulière dans la région », notamment par la « réalisation d’un programme de vols de rapatriement » [United States Signs Arrangement with Panama to Implement Removal Flight Program (US Department of State, premier juillet 2024) https://www.state.gov/united-states-signs-arrangement-with-panama-to-implement-removal-flight-program/ ]][2], souligne le document.

Quel est le contexte de ce discours durci du nouveau président panaméen contre la migration et de ce mémorandum d’entente ?

Quelles sont les implications de cet acte solennel panaméen-étasunien pour les personnes migrantes elles-mêmes et pour les autres pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, dont Haïti ?


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Place de la migration dans le programme gouvernemental du nouveau président panaméen

Le discours d’investiture du nouveau chef d’État panaméen commence par la référence aux grands problèmes et défis, qui attendent son gouvernement pour les cinq prochaines années (2024-2029) [3][3].

Parmi ces problèmes figure, en tête de liste, la migration qualifiée d’ « illégale ».

De manière plus précise, la migration serait, selon José Raúl Mulino, le troisième problème majeur de Panama, devancé seulement par la « perte de l’économie » ayant appauvri la population panaméenne et aussi les « persécutions politiques » dirigées systématiquement à l’encontre des adversaires politiques, convertis par le régime antérieur en ennemis à abattre.

Cette migration dite « illégale » dans la jungle du Darien serait, à son tour, à l’origine de graves complications pour le pays, dont la présence de la criminalité organisée transnationale, liée au trafic de drogue et de migrantes et de migrants, et la contamination environnementale.

En outre, elle représenterait un grand défi pour la sécurité nationale au Panama, en particulier, pour les forces armées navales et terrestres, en plus d’énormes déficits budgétaires qu’elle provoque, en ce qui a trait aux fonds publics décaissés et utilisés à des fins de gestion migratoire d’étrangères et d’étrangers en transit.

Cette mise en contexte du discours d’investiture permet de situer, notamment dans son programme de gouvernement, le bien-fondé de l’insistance du nouveau chef d’État sur la nécessité pour son pays de faire face à la « migration illégale massive », en tant que problème national et, en même temps, de faire appel à la solidarité internationale pour mettre fin tant au drame humanitaire, dont souffrent les migrantes et migrants en transit, qu’à la pollution environnementale qui affecte ce « poumon du monde » qu’est la jungle du Darien.

Contradiction entre mesures de rapatriement et exigence de la protection internationale

Par ailleurs, le mémorandum d’entente entre les deux gouvernements panaméen et étasunien fait partie de la stratégie globale des États-Unis d’Amérique, orientée à externaliser la frontière colombo-panaméenne, par où, en l’année 2023, ont transité 520,085 mille personnes migrantes, provenant du monde entier, dont les Caraïbes, l’Afrique et l’Asie, et cherchant à atteindre le sol étasunien.

Cette externalisation consisterait, pour les États-Unis, à participer, de manière active et conjointement avec les autorités migratoires panaméennes et colombiennes, au contrôle de cette frontière, en vue de contenir les flux migratoires, particulièrement en amont.

Par ailleurs, selon les autorités migratoires panaméennes [4][4], 46,422 Haïtiennes et Haïtiens auraient traversé la jungle de Darien, de manière irrégulière, au cours de l’année 2023.

Les Haïtiennes et Haïtiens représenteraient la troisième nationalité ayant transité par cette route inhospitalière et dangereuse, derrière les Vénézuéliennes et Vénézuéliens (328,650) et les Équatoriennes et Équatoriens (57,250) [5][5].

Ces flux migratoires mondialisés en transit constituent un volume très significatif de migration irrégulière, qui, selon l’actuel secrétaire étasunien à la Sécurité intérieure Alejandro Mayorkas, « est un défi régional, qui exige une réponse régionale », alors que « les États-Unis continuent de travailler à protéger ses frontières et à rapatrier les individus, qui ne sont pas autorisés légalement à résider dans le pays [6][6] », souligne le haut-fonctionnaire de l’administration de Joseph Robinette Biden dit Joe Biden.

Pourquoi le mémorandum d’entente insiste sur la décision étasunienne d’aider le gouvernement panaméen, par l’entremise d’un programme spécial, à rapatrier les migrantes et migrants en situation irrégulière ?

Pourquoi les rapatriements en tant que point clé de ce mémorandum ?

La Déclaration de Los Angeles sur Migration et Protection, signée le 10 juin 2020 par 21 pays des Amériques, dont Haïti

Les États-Unis invoquent la Déclaration de Los Angeles sur Migration et Protection [7][7], signée, le 10 juin 2020, en marge du Neuvième Sommet des Chefs d’État et de gouvernement des Amériques, par 21 pays du continent américain, dont Haïti.

Cette déclaration conjointe constituerait le socle, sur lequel le mémorandum d’entente du 1er juillet 2024 est fondé, dans la mesure où ce document a posé les bases, orientées à « réaliser des actions coordonnées pour promouvoir la stabilité, élargir les canaux légaux et offrir aux individus des alternatives pour pouvoir rester là où ils sont, et pour aborder, de façon humaine, la problématique des frontières tout au long du continent » [8][8].

Cependant, cette déclaration - qui cherche à « créer les conditions favorables à une migration sûre, ordonnée, humaine et régulière » - insiste aussi sur l’obligation des États à permettre aux étrangères et étrangers d’avoir accès à la protection internationale, dont le droit d’asile qui interdit les rapatriements, selon le principe devenu classique du non-refoulement.

Il y aurait là une contradiction flagrante entre les mesures de rapatriement, telles qu’annoncées de manière indistincte dans le mémorandum, et les exigences de la protection internationale des droits des personnes réfugiées.

Implications géopolitiques du mémorandum pour les autres pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, dont Haïti

Il est à souligner que le nouveau président panaméen met sur le même pied d’égalité les négociations autour de la frontière de Darien avec l’administration des États-Unis et celles avec ses homologues latinoaméricains.

Par exemple, le même jour de l’investiture du lundi 1er juillet 2024, José Raúl Mulino a non seulement signé le mémorandum susmentionné, mais aussi il a rencontré son homologue colombien, Gustavo Petro, pour discuter au sujet de l’agenda binational, dont la migration dans la jungle du Darien serait un dossier fondamental, selon les déclarations rapportées par le chancelier colombien Luis Gilberto Murillo sur son compte X [9][9].

Cependant, le langage utilisé par le nouveau président panaméen ne cesse point de soulever des critiques, en raison de sa teneur jugée hostile envers les migrantes et migrants.

José Raúl Mulino criminalise la migration en parlant de « migration illégale »

Par exemple, José Raúl Mulino criminalise la migration en parlant de « migration illégale » et en l’associant à la criminalité organisée transnationale, sans apporter aucune nuance ni considération pour les personnes migrantes en transit, dont les femmes, les enfants, qui font face à une situation humanitaire difficile dans la jungle de Darien.

Ceci est d’autant plus grave que, en ce moment, les États et gouvernements de l’Amérique Latine et des Caraïbes s’engagent - de concert avec la société civile, l’académie et autres groupes d’intérêt - à élargir et à actualiser, pour cette région, le cadre politique et légal de la protection internationale des personnes déplacées, réfugiées et migrantes, dans le contexte du quarantième anniversaire de la Déclaration de Carthagène sur les réfugiés, adoptée en novembre 1984 [10][10] à Carthagène des Indes (en Colombie), lors du Colloque sur la protection internationale des réfugiés en Amérique centrale, au Mexique et au Panama.

Ce processus, intitulé « Proceso Cartagena+40 », dirigé par le gouvernement chilien et appuyé techniquement par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (Hcr), devra conduire les États et gouvernements de la région à élaborer et souscrire, prochainement à Santiago du Chili, une Déclaration et un Plan d’action pour les dix prochaines années (2024-2034) autour des mécanismes de protection des personnes déplacées, réfugiées et migrantes, à mettre en œuvre conjointement tout au long de la région des Amériques et des Caraïbes.

Dans cette déclaration de Carthagène le 22 novembre 1984, les États signataires ont convenu, il y a 40 ans, d’une définition plus ample du concept de réfugié, qui « pourrait, non seulement englober les éléments de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967, mais aussi s’étendre aux personnes qui ont fui leur pays, parce que leur vie, leur sécurité ou leur liberté étaient menacées par une violence généralisée, une agression étrangère, des conflits internes, une violation massive des droits humains ou d’autres circonstances ayant perturbé gravement l’ordre public ».

En ce sens, ce mémorandum d’entente du lundi 1er juillet 2024, entre le Panama et les États-Unis d’Amérique, pourrait être considéré comme une note discordante, de la part du nouveau président panaméen José Raúl Mulino,

Or, il y a un concert régional, qui vise à renforcer la solidarité entre les pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, et à créer des canaux de dialogue bilatéraux et multilatéraux et des mécanismes conjoints pour faire face aux défis de la migration, au lieu de faire appel, comme à l’accoutumée, au grand voisin du Nord, qui tend presque toujours à mettre, au premier plan et par-dessus tout, son agenda migratoire. [wel rc apr 04/07/2024 12:45]

Photo : Organisation internationale pour les migrations (Oim)


[1Voir cette conférence pour la presse qu’il a réalisée, le 28 juin 2024, depuis la frontière colombo-panaméenne au Darien : Conferencia de Prensa de José Raúl Mulino desde Darién (TVN Noticias, 28 juin 2024) https://www.youtube.com/watch?v=KMVZAHZqtFY

[2La région du Darién ou bouchon du Darién (de l’Espagnol, tapón del Darién) est une zone de marais et de forêt située à la frontière entre la Colombie et le Panama, d’environ 160 km de long et 50 km de large.

Le bouchon du Darién ne comporte aucune infrastructure. En particulier, il ne possède aucune route, leur construction étant hors de prix dans la zone, présentant un impact écologique très lourd, et le secteur étant aux mains des narcotrafiquants, notamment du Clan del Golfo : aucun consensus politique en faveur de la construction d’une voie le traversant n’a jamais pu émerger - https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gion_du_Dari%C3%A9n.

[3Voir l’intégralité du discours : El discurso completo de José Raúl Mulino al asumir como presidente de Panamá (CNN en español, premier juillet 2024) https://www.youtube.com/watch?v=UIbVtnsYxBA

[4Voir Estadísticas. Tránsito irregular por Darién (Migración Panamá) https://www.migracion.gob.pa/wp-content/uploads/IRREGULARES-X-DARIEN-2023.pdf

[5Estadísticas. Tránsito irregular por Darién.... op.cit.

[6United States Signs Arrangement with Panama to Implement Removal Flight Program..., op.cit.

[8United States Signs Arrangement with Panama to Implement Removal Flight Program..., op.cit.