Témoignage de Frantz Large, lors d’un hommage rendu par les secteurs culturels à Port-au-Prince au célèbre peintre André Pierre
Document soumis à AlterPresse le 10 aout 2005
Mon intérêt actif pour la peinture haïtienne commence avec André Pierre. C’était il y a plus d’un quart d’un siècle. Je faisais partie, avec Pierre Richard Pratt, Frédéric Surpris, et Jean Claude Chéry, d’un groupe de jeunes qui passaient de la radio Métropole a la Télévision Nationale encore en phase d’essais. A l’époque ( on était en 1979 ) la jeunesse conservait encore ses illusions sur le jean claudisme. Disons tout de suite que ces dernières ne durèrent pas longtemps. Dès la mise à sac de adio Haiti, toute notre équipe prit congé de cet organisme.
Je me souviens d’une rencontre avec le directeur de la TNH Jacques Lemaire, au cours de laquelle celui-ci me fit part d’un projet d’entrevue de l’artiste André Pierre. « laissez moi le faire » réclamé-je aussitôt.
André Pierre je le connaissais, sinon personnellement, du moins par les tableaux que je pouvais observer à la Galerie d’art Nader. Ma culture artistique à l’époque était bien trop limitée pour me permettre d’apprécier pleinement la force de ses toiles. J’éprouvais néanmoins, rien qu’à les regarder, une impression bien particulière : Quelque chose qui alliait joie, sérénité, à la sensation de se trouver devant quelque chose de très mystérieux et de très sacré.
Quelques jours après ma rencontre avec monsieur Lemaire, ayant obtenu l’autorisation de réaliser l’entrevue, je me rendis chez monsieur André Pierre, tout gonflé de l’importance de mes nouvelles attributions de recherchiste à la TNH. Je n’oublierai jamais le regard que cet homme trapu, les mains dans les poches, nu-pieds, le pantalon gros bleu roulé à mi-jambe, lança au véhicule de la TNH. à€ peu près le regard que vous lanceriez à un carrosse du XVIIème siècle s’arrêtant devant votre domicile. Après nous avoir observé pendant un certain temps, et nous avoir invité à nous asseoir, il nous proposa un remontant. Pour ne pas le contrarier j’acceptai. Le remontant en question consistait en une décoction qui sembla à mon palais constituer en éthanol pratiquement pur. « Vous n’êtes pas le neveu de votre oncle » commenta placidement notre hôte en observant ma grimace, pour enchaîner immédiatement sur ses excellents rapports avec l’agronome Alix Large, à Damiens. Le jeune André Pierre y était alors technicien agricole. à€ un moment du récit de son existence il s’arrêta. « Tout vient de la terre » s’exclama-t-il et nous regardant avec un sourire entendu, il reprit lentement « tout.... vient de la terre. »
Après cette phrase sentencieuse, il revient je ne sais pourquoi, à ce qu’était sa vie avant sa fréquentation de la ferme école de Damiens. Il s’étend quelque temps sur d’excellentes études primaires menées chez les frères, études au cours desquelles il avait obtenu de nombreux prix. Il parle des commentaires élogieux des Frères. Pour le moment je suis un peu perdu, mais en rétrospective je pense qu’il y avait dans les propos de celui qui s’intitule du titre de « peintre philosophe » une pointe de nostalgie. Nostalgie peut être justifiée, du moins d’un certain point de vue. Je suis persuadé que s’il lui avait été donné de continuer ses études, il aurait pu briller dans n’importe quelle profession libérale, et même dans un centre de recherches de sciences pures. André Pierre est l’une des intelligences les plus brillantes qu’ils m’ait été donné de rencontrer.
Après avoir parlé de Damiens, il relate ses premiers essais en peinture, sa rencontre avec plusieurs personnalités du monde des arts, d’Issah Saieh surtout auquel il voue une véritable amitié. à€ un moment, je me laisse tomber sur une chaise et fais signe de filmer. L’interview se fera de lui-même. Au fonds, et mes différentes et nombreuses rencontres avec l’artiste me le confirmeront, avec André Pierre il n’y a pas de possibilité d’interview. Il n’y a qu’un monologue, fait de tranches de son existence, d’amples considérations mystico-philosophiques, et d’excursions dans le monde des esprits tout cela entrecoupé d’explications de ses toiles. On n’a pas à lui parler. Il n’y a qu’à l’entendre parler.
Car chez lui, tout parle. Ses silences aussi parlent, soit qu’il nous tende la bouteille remplie de sa décoction que nous faisons passer à la ronde, soit qu’il se tienne debout, le regard perdu au loin.
Le silence est souvent interrompu par une chanson. Une chanson vodoue, c’est-à -dire venue de l’aube des âges, puisque, comme il le dit avec justesse « au commencement était le vodou » une chanson qui parle de nos dieux : de Legba qui ouvre la barrière, des redoutables Ogou, des mystérieuses Erzulie, sans oublier évidemment tous les autres. Oui, tous ces autres, toutes ces centaines, tous ces milliers d’autres. Tous ces astres qui peuplent notre panthéon noir, tous ces êtres qui de notre naissance à notre mort, nous accompagnent, acceptés ou non, de leur ineffable présence.
De ces dieux de notre terroir, de notre chair et de notre sang, André Pierre aura légué à l’humanité une iconographie d’une incomparable ampleur. Beaucoup de peintres on le sait, ont ou ont eu recours à la thématique du vodou. Mais de ce culte colossal, nul d’autre que lui ne se sera livré à une aussi encyclopédique restitution. Véritable Hésiode de notre religion nationale, il nous montre en effet les esprits saisis (à la différence d’Hyppolite ) dans la lumière du réel. à€ regarder le foisonnement organique qui gambade à travers ses compositions, à regarder la vie qui sourd à chaque coin de la toile, on pense aux vieux artistes allemands à Grà¼newald, à Cranach, à Dà¼hrer surtout auquel il fait songer par son symbolisme, mais à un Dà¼hrer encore plus véhément, à un Dà¼hrer encore plus vibrant : chez André Pierre en effet, chaque détail, chaque couleur, chaque geste hurle sa vérité, hurle sa vie.
Je reste abasourdi devant quelques-unes de ses plus magistrales et des plus poignantes compositions, comme l’extraordinaire « retour des Lois en Afrique » oui nous disons poignantes, parce qu’au-delà le délire des couleurs et la maestria de la composition, cette toile, l’une des dernières du peintre, nous livre un message des plus pathétiques. « les esprits nous ont laissé » martèle l’artiste, le regard au loin, « ils retournent d’où ils viennent »
Faut il s’en étonner ? Non seulement nous les reléguons dans l’oubli, mais nous sommes indignes d’eux. Oui, nous sommes indignes des esprits dont la rage, flamboyant en lettres de sang et de feu en une chaude nuit du mois d’août aura donné sa liberté non seulement à une île, mais aussi à un Continent.
Oui, nous sommes indignes de nos esprits. Et nous sommes indignes d’Haïti. Au moment même où j’écris ces lignes, on défriche à qui mieux mieux les derniers survivants de nos réserves naturelles, les quelques arbres rescapés de la Fôret des Pins, du Parc Naturel la Visite, du parc Macaya, sans que ni les soldats étrangers qui se prélassent à quelques kilomètres du lieu du massacre, ni nos autorités ne lèvent le plus petit doigt pour éviter ce qui se présente comme l’acte final de l’un des plus honteux génocides de tous les temps. Et il n’y a personne qui s’en émeuve ! Nous sommes bien trop occupés à nous déchirer les uns les autres. Au moment même où j’écris ces lignes, des soi-disant compagnies internationales se livrent sans le moindre contrôle à l’exploitation de nos richesses sous-marines, évaluées par certains à plusieurs milliards de dollars américains, alors que nous nous multiplions en courbettes de remerciement pour l’aumône de quelques milliers de dollars. Et il n’y a personne qui s’en émeuve ! .
Essayez de retrouver cette toile : le départ des Loas pour l’Afrique. Vous y retrouverez toute la tragédie haïtienne.
Mais vous y trouverez autre chose. Vous y trouverez un rêve immense, cristallisé dans une langue d’une pureté, d’une vérité auxquels seule une poignée d’êtres humains auront pu avoir accès.
Parce que tout, chez André Pierre, le dessin d’une rigoureuse netteté, les couleurs dont la richesse semble celle des rêves de notre enfance, la rigoureuse organisation spatiale qui plante invariablement, baignant au sein d’une vie palpitante, des êtres de Beauté drapés de leurs plus saisissants atours, tout cela n’est que la transcription littérale d’un univers fantastique et mirobolant.
D’un univers bien réel pourtant, car il est non seulement celui de notre âme de créoles, mais parce qu’il est celui des racines mêmes de l’Humanité.
Mon opinion sincère est que le seul hommage digne de ce nom que nous puissions rendre à la plus grande gloire vivante de notre Patrie, c’est de jurer de nous battre jusqu’à notre dernier souffle pour que ne meure cet Univers.
Dr Frantz Large
Ce mercredi 3 août 2005