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Haïti : Transition 2024-2026, la transition politique de tous les dangers

Par Gary Olius*

Soumis à AlterPresse le 2 juin 2024

A travers le CPT, c’est le testament de toute une génération de politiciens et de politiciennes qui s’écrit. L’histoire absoudra ces compatriotes ou leur rendra la monnaie de leurs pièces en appliquant sans concession les principes et les méthodes qui permettent de mesurer la performance des régimes politiques en matière de gouvernance. Elle dira s’ils ont été dignes de la Patrie ou certifiera s’ils ont été sans grandeur. Mais, pour l’heure, une vérité demeure : pour la majorité du peuple haïtien les hommes et les femmes politiques des trente dernières années ont généré des souffrances atroces au pays et n’ont pas légué grand-chose aux futures générations.

Ici, il est question d’une classe politique portée par une idéologie forcenée dont la substance est un anti-duvaliérisme primaire et peu productif, cristallisé dans l’article 291 de la constitution de mars 1987, une politéia qu’elle a façonnée à la mesure de ses idéaux et de ses ambitions politiques. Cette idéologie, s’il en est véritablement une, a créé l’illusion de la fin de la dictature et de la criminalité politique en Haïti à partir de février 1986, uniquement par l’absence des Duvalier et de l’exclusion de leurs partisans du pouvoir politique. Pourtant, ironie de l’histoire, c’est sous le règne de cette génération de politiciens et de politiciennes qu’Haïti a expérimenté ce que l’autoritarisme a de plus néfaste en termes de barbarie, de destruction de biens publics ou privés, de mépris pour la vie humaine et de manque de considération pour le pays et pour son histoire. Cette idéologie, qui faisait du duvaliérisme la borne supérieure de la bêtise politique, est parvenue à favoriser l’éclosion d’une esthétique de la destruction et de la mort ; en élevant des dépouilles humaines déchiquetées à volonté et les décombres des biens détruits en objets d’art et d’admiration, exposés au vu de toute le monde … sur les réseaux sociaux.

En dépit des multiples manœuvres politiques des uns et des autres (avec ou sans les gangs armés comme fer de lance), malgré les accords et les désaccords de groupes politiques réunis de gré ou par la force des choses autour de M. Ariel Henry, en dépit des déclarations fracassantes de la principale responsable du Binuh pour sécuriser le mandat sans contenu et sans durée de ce Premier Ministre honni et décrié, finalement une vraie transition s’impose. Pour le meilleur ou pour le pire ? On ne le sait pas encore ; mais au moins il importe d’analyser avec un réalisme non-complaisant les principaux risques qui y sont associés, afin d’estimer qualitativement sa marge de réussite. Tout cela, dans une optique de vigie éclairée, pour porter les nouveaux chefs à réfléchir sur la meilleure façon de s’y prendre pour mettre fin à la misère et à la souffrance du peuple haïtien

Transition sans opposition déclarée, … risque-ajouté ?

C’est devenu une routine, lorsque les souffrances du peuple haïtien atteignent des proportions insupportables, les américains (décideurs au nom de la communauté internationale) ont, par moment, fomenté ou favorisé des intermèdes transitionnels comme ceux de 2004 et de 2024. Celles-là constituent deux exemples de transition politique rendus remarquables par leur homéomorphie ; en ce sens que ces périodes de transition ont été provoquées par les maladresses et les excès de cette même génération. Elles sont monitorées par la communauté internationale à travers une technocratie qui n’est pas seulement faite de compétences intellectuelles et d’expertise en matière de gouvernance, mais aussi de snobisme ou d’un évangile sociétal, sous couvert d’une certaine modernité qui ne l’est que par sa façon drastique de rompre avec les traditions ou les déterminants de la culture nationale. Cette similarité s’explique aussi par le poids de la communauté internationale dans les prises de décisions importantes, en dépit d’un semblant d’ouverture et de liberté de débattre. 2004 et 2024 sont, en outre, semblables par des exhibitions verbeuses pseudo-nationalistes et purement volontaristes. L’évidence de toutes ces similitudes sautera aux yeux au moment où il faudra tabler sur le contenu de la nouvelle constitution et du nouveau décret électoral …

La transition politique de 2004-2006 a la caractéristique d’avoir pris naissance suite à une violence et une insécurité autogénérée, c’est-à-dire totalement fabriquée par les acteurs politiques haïtiens dans une lutte sans merci pour contrôler monopolistiquement les espaces décisionnels (nou pap negosye vot pep la, pouvwa pa gato, etc). Mais cette transition a eu la vertu de permettre de combler les vides législatifs engendrés par des législatures improductives et de faciliter la mise en place d’entités de contrôle comme l’ULCC, la CNMP, l’UCREF, etc. dont l’utilité est hors de tout soupçon. Et puis on connait la suite, il y a eu ces élections manipulées, les sauts périlleux de l’OEA, les turlututus de la Minustah et les incursions de masse qui ont transformé les piscines de l’Hôtel de Montana en baignades populaires.

La Présidence d’Haïti ayant été transformée en une ‘Assemblée de Secteurs’, on se rendra compte de tout ce que cela implique lors de la mise en place du Conseil Electoral Provisoire et de la promulgation des résultats des élections. Plût au ciel qu’on puisse collecter le nombre de signatures nécessaires pour publier lesdits résultats dans le journal officiel, au cas où plus de 3 conseillers-président soient mécontents. Sinon, tout sera fait au forceps ou ce sera l’impasse politique si les insatisfaits de cette ‘assemblée de secteurs’ se lancent dans une pratique de la ‘chaise vide’ ou décident de gagner le maquis … comme l’un d’entre eux l’avait fait au moment du vote menant à la désignation du Premier Ministre, Garry Conille.

Contre les Gangs armés, gare aux solutions palliatives

La transition gouvernementale de 2024-2026 qui se met en place, 20 ans après, tend à s’apparenter à une tentative de la communauté internationale pour reproduire en grandeur nature la même histoire, dans des conditions différentes. Et, puisque les conditions diffèrent, les résultats risquent de ne pas être les mêmes. En ce sens, il importe de souligner que la violence inouïe et l’immense insécurité causée - de nos jours - par une constellation de gangs armés ne sont pas autocentrées comme celles de 2004, étant donné (i) qu’elle a des ramifications régionales, et (ii) que plus de 90% des armes utilisées par les bandits sont fabriqués aux USA et transitent par le Port de Miami et la frontière haitiano-dominicaine, avant d’être distribuées par des nantis syro-libanais, des dirigeants corrompus des pouvoirs qui se sont succédés de 2014 à nos jours et par des cadres de la PNH.

Pour résoudre durablement cet imbroglio sécuritaire, les dirigeants de cette transition accepteront-ils d’étudier et de s’attaquer à cet immense réseau de complaisance international ? Dans le cas du Port de Miami, les choses pourraient être relativement faciles si les responsables américains veulent collaborer, puisqu’ils sont partie prenante (stakeholder) du processus et leurs propres citoyens ont été victimes des exactions des gangs. Mais dans le cas de la République Dominicaine, la question de la ‘Neutralisation du Développement d’Haïti’ par des contraintes sécuritaires insurmontables est une affaire d’Etat et est inscrite dans le Plan Stratégique du Président Luis Abinader, sinistre personnage qui bénéficie bizarrement du soutien d’une série de nantis profondément impliqués dans les prises de décisions politiques en Haïti.

Malgré la présence de la Minustah lors de la transition de 2004-2006, la soi-disant reprise en mains de la sécurité du pays n’a pas su empêcher la mise en place de l’opération Bagdad, en signe de résistance d’une fraction significative de cette classe politique. Bien que la violence et l’insécurité de l’heure eurent un commandement centralisé et que sa source eut été clairement identifiée, elles n’ont pas été résolues. La raison en est que pour résoudre durablement ce genre de problème il ne suffit pas d’éliminer les mains qui tuent, mais aussi les mains qui donnent ou fournissent les armes . Malheureusement, les missions internationales envoyées en Haïti ont en commun la caractéristique de ne jamais résoudre les problèmes de gangstérisme et de laisser survivre les germes qui pourront être facilement réutilisés pour la réapparition du même problème sous une forme évoluée plus nocive et plus dangereuse. C’est d’ailleurs ce qui explique en partie le retour récurent et consenti des missionnaires . Et, quand ils re-viennent en Haïti au motif de rétablissement de la sécurité, ils dispersent les criminels aux quatre vents sans les éliminer, achètent leur silence pour un certain temps à travers des initiatives-feintes de type DDR en les plaçant dans des organisations fantômes fabriquées sur mesure et grassement financées.

La Tentation à reproduire la formule de 2004

En 2024, les Brésiliens 2004 et autres latinos vont être remplacés par des kényans désignés une fois de plus par les américains, Garry Conille remplace Gérard Latortue, la source monolithique de la violence et de l’insécurité s’est démultipliée et intègre de nos jours plus de 95% de la bourgeoisie et de la classe politique haïtienne, dont beaucoup se constituent en agents de la République Dominicaine pour continuer à s’enrichir de la contrebande résultant de l’importation massive de biens. Boniface Alexandre, homme de loi d’une autre trempe et d’un autre temps, avait laissé toute la latitude à Latortue pour diriger, tandis que de nos jours le CPT, triple-trinité ou une présidence en 9 personnes, tend à se constituer en gouvernement parallèle pour tenir la dragée haute aux membres du gouvernement dirigé par Conille. Les choses ont bien changé et la CIA n’a plus le même mode opératoire ; elle a l’IA à son service. Comment, dans ces conditions, résoudre le problème de l’insécurité, organiser des élections libres et relancer l’économie ?

On ne peut pas, sous prétexte de ne pas vouloir réinventer la roue, céder à la paresse consistant à reproduire fidèlement ou de manière homothétique le modèle de gouvernance de 2004 (avec G. Latortue) et de faire l’économie d’une réflexion sérieuse pour construire une stratégie adaptée permettant de faire face aux multiples subtilités du contexte actuel. Cette reproduction in extenso ne fonctionnera pas et ne pourra donner le ¼ des maigres résultats obtenus en 2004 et, cela, pour diverses raisons qui tiennent (i) au dégout de la population pour la classe politique dans son ensemble pour son inutilité absolue, (ii) à la paternité multiple des gangs armés, (iii) à la ramification internationale de la criminalité organisée en Haïti (impliquant profondément la République Dominicaine, un réseau mafieux fonctionnant aux USA et la mafia de la drogue d’Amérique du Sud), (iv) au degré de méchanceté et de manque d’éthique de la bourgeoisie haïtienne et (v) à la grande capacité de nuisance de certains hommes forts du milieu politique et des affaires.

Pour gérer une telle réalité, il ne suffit pas d’être un intellectuel de belle eau, d’être doté de la meilleure expertise technique du monde et de bénéficier du plus ferme appui de la communauté internationale. L’expérience de Ariel Henry est typique à cet égard, puisqu’en plus de ces caractéristiques il disposait d’un réseau d’influence assez fort dans la classe politique haïtienne. Pourtant, il a été lâché par les Américains qui l’ont supporté pendant plus de deux années et a terminé sa carrière dans l’indignité politique ; en exil doré ou forcé ? mais bien loin d’Haïti. Gerard Latortue, en 2004, avait lui-aussi les mêmes caractéristiques susmentionnées et avant même l’investiture de René Préval (gagnant des élections qu’il avait organisées), il a dû fuir en toute hâte pour ne pas se faire arrêter et humilier. Même les américains n’ont pas été capables de lui donner le minimum de garantie nécessaire pour rester une semaine de plus à Port-au-Prince. Comparaison n’est pas raison, la transition politique de 2024 comme celle de 2004 sera courte, très prometteuse, ingrate et risquée ; elle fait naitre de grands espoirs que le laps de temps ne permettra jamais de satisfaire et ce sont ces insatisfactions ou ces espoirs déçus qui nourriront les plus sombres désillusions ou les plus violents mécontentements …

A l’instar de Latortue, on peut toujours dire «  à l’impossible, nous sommes tenus  » et placer la barre aussi haut que l’on veut, en élaborant un agenda bien garni. On peut mettre tout le monde en confiance, puisque cela contribue à créer une certaine accalmie. Mais il peut être significativement risqué de multiplier les promesses sans connaitre l’état de santé du trésor public pendant que les parlementaires républicains effectuent un marquage à la culotte sur le Président Joe Biden. Pour réussir une telle transition, il faut qu’au-delà d’une certaine capacité et volonté de faire, il y ait une disponibilité financière conséquente ou adéquate. Car la pénurie de ressources se moque éperdument des meilleures expertises et des meilleures volontés du monde. Dans le contexte difficile dans lequel se trouve Haïti, la meilleure vertu d’un décideur consiste à garder ses pieds constamment sur terre, puisque personne n’a échoué pour avoir été réaliste …

* Spécialiste en Gouvernement et Administration Publique
Membre bénévole du Haut Conseil de l’Université Publique du Sud-Est à Jacmel
Auteur de :
« Haïti : 1804-2018, 214 ans de servitude economique et d’une gouvernance assisté »
« Haïti, malade de son système financier et de sa bureaucratie fiscale »