Par Renauld Govain [1]
Soumis à AlterPresse le 19 mai 2024
Désigner et proposer un candidat au poste de premier ministre au Cpt, une erreur de la part de la Corpuha
Introduction
L’idée d’écrire ce bref article vient de ma participation au webinaire « Persistance de la crise socio-économique et l’avenir de l’Université en Haïti » que l’Université Notre-Dame d’Haïti (Undh) a eu la brillante idée d’organiser le vendredi 17 mai 2024. Il a été organisé à la triple occasion de la fête 1) des enseignantes et enseignants, 2) du drapeau national et 3) de l’Université. En effet, au début du XXe siècle, Dantès Bellegarde a vu en l’université la gardienne du drapeau. Ma conception de l’université ne partage certes pas tout à fait cette association université-drapeau, mais ce n’est pas le lieu d’en discuter.
Vous me permettrez, avant d’entrer dans le vif du sujet, de préciser que la parole que je porte ici est une parole familiale. Familiale à plus d’un titre.
D’abord, elle concerne la famille universitaire haïtienne. Ensuite, j’ai d’excellents rapports de travail avec la quasi-totalité des panélistes du webinaire : j’ai enseigné à l’Université Quisqueya (UniQ) où j’ai développé des habitudes d’échanges et de discussions avec le recteur Jacky Lumarque, qui se poursuivent aujourd’hui encore. Je me suis fait remplacer à l’UniQ en 2016 après être élu doyen à la Faculté de linguistique appliquée (Fla) de l’Université d’État d’Haïti (Ueh). J’ai aussi enseigné à l’Université autonome de Port-au-Prince (Unap), où j’ai tissé des rapports quasi-filiaux avec le recteur Jean-Robert Charles (président en exercice de la Conférence des recteurs, présidents et dirigeants d’institutions d’enseignement supérieur haïtiennes / Corpuha), qui m’a vu grandir en termes universitaires. J’ai arrêté d’enseigner à l’Unap à la suite de son éloignement de Port-au-Prince, mais je suis resté attaché à l’institution. Le professeur Christian Toussaint, qui a communiqué à la place du recteur Fritz Deshommes de l’Université d’État d’Haïti, est un collègue immédiat. J’ai la chance de collaborer depuis la fondation de l’Université publique des Nippes (UPNippes) avec le recteur Yves Voltaire, qui, par ailleurs, a été mon curé à Paillant. Il est vrai que je n’ai pas eu le privilège de collaborer de près avec le recteur de l’Undh, Jean Mary Louis. Néanmoins, je le reconnais comme dirigeant d’une université haïtienne. J’ai eu l’occasion de parcourir très brièvement sa thèse de doctorat à l’Université du Québec à Montréal (Uqam) intitulée L’invention d’Haïti comme société pauvre : l’herméneutique de la société pauvre haïtienne.
Vous comprendrez sûrement que j’ai raison de signifier que je porte ici une parole familiale.
L’université habilitée à proposer des candidats au poste de premier ministre ?
Comme le webinaire m’a offert l’heureuse occasion d’avoir plusieurs membres de la Corpuha dans le panel et qu’il porte sur la crise socio-économique et l’avenir de l’Université en Haïti, ayant lu dans la presse que la Corpuha s’est autorisée à désigner et proposer au Conseil présidentiel de transition (Cpt) un candidat au poste de premier ministre, bien sûr après avoir été appelée à le faire, j’ai profité de la présence de ces éminentes personnalités universitaires haïtiennes pour leur demander quelle distance pourraient avoir les universités haïtiennes vis-à-vis du pouvoir politique, au cas où leur candidat parviendrait à avoir la bénédiction de la majorité des sept membres votants du Cpt et, ainsi, devenir le chef du prochain gouvernement. Ou encore, comment la Corpuha se positionnera-t-elle, au cas où son candidat ne serait pas nommé, puisque, en acceptant de proposer un candidat, la conférence fait d’elle-même une actrice politique ?
À ce questionnement, le président de la Corpuha a réagi avec une étrange élégance, mêlée d’une véhémence douce-amère, en s’attelant à reprendre son collègue plutôt que de répondre à la question qu’il a posée. Je l’en remercie. Je remercie aussi les recteurs de l’UPNippes et de l’Undh, qui ont répondu, par la suite, à ce questionnement, tout en gardant le sens de l’universitaire et en respectant le droit au questionnement dans le respect de la « chose universitaire ». J’ai écrit reprendre, parce que le président considère ce questionnement comme une erreur (pour employer un euphémisme). Il n’a pas mesuré la portée universitaire du questionnement et en a eu une interprétation politicarde. En fait, il n’avait pas saisi le sens du questionnement, auquel il n’a pas répondu, bien qu’il ait beaucoup parlé.
À ne pas oublier que je porte une parole familiale, tout de même universitaire. Il arrive parfois, dans une famille, qu’un membre en admoneste un autre, non parce qu’il garde une dent contre lui, mais parce qu’il en veut à un autre, qui ne lui est guère immédiatement accessible. Punir le plus accessible, en lieu et place du prétendu punissable, pourtant moins accessible, peut quand même procurer une certaine satisfaction. Toutes les expériences ne seraient-elles pas permises dans une famille ?
Néanmoins, l’universitaire que je suis est maître de sa réflexion. Il appartient, certes, à une institution qu’est l’Université d’État d’Haïti, mais il est et restera un universitaire attaché au principe de l’indépendance d’esprit, de la réflexion et de la recherche, dans les limites entre l’universitaire et le politique, guidant l’action universitaire dans le respect des principes établis. Je ne suis le porte-parole de personne.
Ce que je sais, c’est que le président de la Corpuha a une grande appréciation pour moi, et qu’il sait que j’ai une grande affection pour lui. Mais l’appréciation réciproque ne nous empêchera pas de conserver le sens critique (à entendre la critique rationnelle universitaire) et du respect des principes universitaires, pour le bien de notre université haïtienne.
Rien ne sert de désigner et proposer, parce qu’on nous demande de le faire. Il faut savoir analyser, en fonction de la nature spécifique de l’institution ! Il n’y a aucun problème à ce que l’universitaire soit un acteur politique actif. Mais, il doit pouvoir faire la différence entre les deux statuts et adopter la posture, qui correspond à chacun d’eux, au moment qu’il faut.
Je ne croirais pas qu’une haute instance, comme la Corpuha, qui évolue dans la plus haute sphère nationale de l’enseignement supérieur, éviterait à tout prix d’expérimenter l’adage haïtien sòt ki bay, enbesil ki pa pran. Il y a, certes, eu une demande officielle de désignation d’un candidat. Il y a, certes, eu élection à l’occasion d’une assemblée générale extraordinaire, organisée à cette fin le 14 mai 2024, où la majorité des votants a choisi de proposer un candidat. La majorité a choisi, c’est d’accord. Mais je n’apprendrai à personne que la majorité n’a pas toujours raison. En termes plus clairs, le fait que la désignation ait été décidée par la majorité ne fait pas que cela entre dans le cadre de l’université pour autant.
Pourquoi l’université ne doit pas participer à l’exercice de la politique ?
L’université participe en amont à la préparation du personnel politique à tous les niveaux. Mais elle ne participe pas au choix du personnel politique. En effet, elle a pour rôle, à travers ses missions principales d’enseignement, de recherche et de diffusion de la culture scientifique, technique et de l’innovation (et de service à la communauté qui en résulte), de former les élites pour faire fonctionner le pays, en travaillant dans toutes les sphères nationales, dont la politique, mais pas de participer dans l’exercice de la politique ou de déléguer des candidats à participer à une sélection, afin de parvenir à être nommés comme premier ministre ou à un quelconque autre poste. Ce rôle est dévolu aux partis politiques ou, le cas échéant, à d’autres organisations socioprofessionnelles en fonction de critères établis ou improvisés, au gré des expériences communautaires, en vue de gérer le vivre-ensemble dans la cité.
Dans un article de vulgarisation sur l’université, publié dans le numéro du 25 au 28 janvier 2019 du quotidien Le National, Edelyn Dorismond, Jean Waddimir Gustinvil et moi-même avons écrit que « l’université se caractérise par trois aspects fondamentaux : la raison critique, la liberté et la vérité, et se construit comme communauté autonome » [2]. À ne pas entendre par vérité une donnée, mais un construit au travers d’un processus de questionnement, de réflexions, de confrontation de données. Nous avons aussi posé la nécessité pour l’université de « se préserver une zone d’autonomie face à la tentation de contrôle de la religion, de l’État et de l’économie », en sachant que, « dès le départ, l’université se pense et se définit par l’autonomie d’une sphère pour la production du savoir méthodique, porté par l’idéal d’objectivité ou de scientificité ».
Le rôle de l’université est de contribuer au développement des connaissances, de la science, au bénéfice de la collectivité. La science est déterminante pour le développement de toute société, qui veut avancer vers l’avenir avec assurance.
Parce que l’université couve une promesse d’excellence et est autonome et indépendante de toute orientation extérieure, en termes de gouvernance imposée, parce que le savoir constitue un service public marqué par sa neutralité, elle ne doit pas compromettre cette indépendance et cette neutralité. Un service public, même s’il est offert par des institutions privées, l’aspect service public résidant notamment dans le fait qu’il repose sur une mission d’intérêt général offrant un bien commun à l’ensemble des membres de la cité, voire à des citoyens appartenant à d’autres communautés, et ne vise pas de profit personnel.
L’Université n’a pas pour finalité la recherche et l’exercice du pouvoir politique, alors qu’elle est tout à la fois un lieu de pouvoir et contre-pouvoir, si l’on part du principe qu’elle est un lieu de production du savoir et que le savoir oriente le pouvoir et façonne le contre-pouvoir. La recherche et l’exercice du pouvoir sont l’affaire des politiciens ; l’université se donne pour rôle, entre autres, de mener des réflexions sur le processus de recherche et d’exercice du pouvoir politique par des politiciens.
Nous pouvons signaler une première bourde, tendant à montrer que la Corpuha semble se méprendre de ses vraies prérogatives comme fédération de dirigeants d’institutions d’enseignement supérieur. Il s’agit de sa décision d’honorer, en décembre 2020, un premier ministre de la « Médaille de l’ordre du mérite au grade de Commandeur » en reconnaissance de « ses qualités de cœur et d’esprit, son parcours universitaire et professionnel, ses réalisations et pour ce qu’il est comme citoyen ». L’article du Nouvelliste, qui en a rendu compte le 21 décembre 2020, a présenté cette médaille comme « la plus haute distinction de la Corpuha ». Elle a été décernée à l’occasion d’un gala de levée de fonds au bénéfice d’activités de formation de professeurs d’universités sur l’enseignement à distance.
Dans la réalité des faits, à moins de me tromper, pareille distinction n’est prévue, ni dans les statuts, ni dans le règlement intérieur de la Corpuha. Ainsi, n’exagérerait-on pas à penser qu’elle relèverait, sinon d’une attitude fantaisiste, du moins d’un geste épris d’une certaine courtisanerie. Ces choix, qui, de toute évidence, se trouvent en désaccord avec les standards de fonctionnement des institutions d’enseignement supérieur nationales, peuvent donner la fausse impression d’une association d’universités, sinon politicarde, du moins courtisane. Et, s’ils se répétaient, ils constitueraient de mauvais précédents pour l’Université haïtienne.
Pour ne pas conclure…
Que la Corpuha ait proposé un candidat au poste de premier ministre est une bourde. La participation de l’Université haïtienne dans cette expérience, qui rappelle celle de la zafra – deux grosses centaines de postulants – peut être considérée comme un signe que cette université n’arriverait pas encore à établir la différence entre la gouvernance universitaire et le pouvoir politique. L’Université haïtienne se retrouve devant l’urgence de la détermination de son double rapport avec le savoir et le pouvoir politique.
Je renouvelle mes vives félicitations à l’Undh pour cet important webinaire, qui a permis de relancer la réflexion sur l’avenir de l’Université haïtienne ou plutôt l’avenir de l’université en Haïti.
Il laisse comprendre qu’il y a beaucoup à faire pour qu’Haïti invente son université, en fonction des standards de fonctionnement d’une telle institution. Par exemple, la tradition universitaire nous apprend que l’universitaire, en réagissant aux propos (écrits ou oraux) d’un collègue, ne s’attaque pas au collègue, mais à son argumentaire pour l’ajuster, en fonction de sa propre lecture qui repose sur des arguments éclairés par des données, voire des faits, tout en sachant garder raison. Cependant, une parenthèse de ce webinaire a montré le contraire. Ces comportements sont à réviser dans la nouvelle université haïtienne.
Port-au-Prince, le 19 mai 2024
Photo : Villa d’accueil, siège traditionnel de la Primature (capture d’écran)
[1] Doyen de la Faculté de linguistique appliquée (Fla) de l’Université d’État d’Haïti (Ueh), professeur à l’Ueh
[2] Dorismond E., Gustinvil J.W. & Govain R. (2019), « La nouvelle université haïtienne entre universalisme et marché : une perspective située », Le National du vendredi 25 au lundi 28 janvier.