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Haïti-Crise : La dynamique des gangs à Port-au-Prince (2/2)

Les gangs assiègent Port-au-Prince depuis le 29 février 2024. Leurs chefs se proclament révolutionnaires, voulant transformer une société haïtienne ravagée par la mondialisation capitaliste. Peuvent-ils vraiment, comme ils le prétendent, faire une révolution ? Telle est le principal questionnement abordé dans la deuxième partie de cette série.

Par Ilionor Louis*

Soumis à AlterPresse le 18 mars 2024

Les gangs, en Haïti, peuvent-ils faire la révolution ?

La réponse est négative : les gangs, en Haïti, ne peuvent faire aucune révolution. Ils ne sont qu’un instrument aux mains des politiciens corrompus, des classes dominantes et de l’empire. Imaginez des jeunes gens lourdement armés comme eux, posant des actions révolutionnaires guidés par leurs croyances idéologiques progressistes, remettant en question la domination impérialiste à seulement 1558 kilomètres de Floride (États-Unis). Une intervention ou une tentative d’intervention militaire des États-Unis serait inévitable comme c’était le cas quand Fidel Castro et ses hommes faisaient la révolution à Cuba. Armes et munitions des bandes armées haïtiennes proviennent des États-Unis. Aucun effort n’est fait du côté des dirigeants pour couper l’alimentation de ces bandes en armes et munitions.

Par rapport aux attitudes et comportement de ces soi-disant révolutionnaires, la plupart d’entre eux, non seulement portent des casquettes ou des mouchoirs à l’effigie du drapeau des États-Unis, mais dans leur parler quotidien, ils empruntent des vocables à l’anglais américain (Yeah, Ever, But, So). Ils adorent la devise américaine. Ainsi, ils exhibent sur les réseaux sociaux, comme butin de leurs actions criminelles, des liasses de billet vert. Ils sont aussi fascinés par un style de vie fondé sur un mode de consommation se traduisant par la construction de maisons de luxe (à même le bidonville), de grandes piscines, l’organisation de grandes fêtes de réjouissance, l’hyper sexualisation du corps de la femme entre autres.

En termes de relations de complicité avec l’Empire, l’une des fonctions des gangs est d’étouffer les révoltes populaires, spécialement celles qui exigent un vrai changement de système, une rupture avec la domination impérialiste. Sans le consentement des chefs de gangs dans les quartiers populaires, il ne peut y avoir ni organisation populaire ni participation des populations aux manifestations populaires antisystème. Les chefs de gangs se comportent comme des caïds dans leur territoire, voulant tout contrôler. Ils « réalisent un substitut de travail social, assurent un contrôle du territoire et un réservoir de votes auprès d’hommes politiques et de membres de l’oligarchie ». Selon Alex Johnson, Jimmy Chérizier, le porte-parole de la Plateforme Vivre-Ensemble des bandes armées, « a des liens de longue date avec une section de la bourgeoisie haïtienne représentée par le Parti haïtien tèt kale (Phtk), qui inclut le régime fantoche soutenu par Clinton de l’ancien président Michel « Micky le doux » (Sweet Mickey) Martelly et Moise, ce dernier connu pour avoir déchainé ses forces dans des répressions violentes contre l’opposition populaire à sa présidence ».

De là, à se poser une question : le renversement d’Ariel Henry est-il vraiment l’œuvre des gangs armés ? Ou bien est-ce une diversion du système pour se débarrasser d’Ariel Henry devenu un colis encombrant qui n’a pu livrer d’autre résultat que la hausse des prix des produits pétroliers après plus de trente mois de règne ? Tout porte à croire que les chefs de gang ne sont pas libres de leurs actions malgré leur prétendue autonomie proclamée par leur porte-parole lors de ses prestations publiques. Les gangs ne sont qu’une émanation du système et ont probablement besoin d’une révolution sociale pour les effacer.

Principales actions posées par les gangs dans l’actuelle conjoncture

Les principales actions des gangs dans la conjoncture actuelle consistent à monter aux barricades pour empêcher les interventions policières, défiler dans les rues lourdement armés, piller des magasins, vandaliser des succursales de banques en emportant les caisses et tout ce qu’ils y trouvent, violer des femmes et des filles, kidnapper des individus, incendier des maisons, attaquer des commissariats et sous-commissariats de police, y mettre le feu entre autres. Ils attaquent des prisons en libérant leurs pairs, injustement incarcérés, selon eux. Ainsi, ils ont quasi détruit le principal centre de détention du pays dénommé : Pénitencier National. À la commune de Croix-des-Bouquets, située à vingt (20) kilomètres au nord de Port-au-Prince, ils ont détruit un autre centre de détention. Auparavant, des membres de gangs de Canaan avaient mis le feu à la prison des femmes située à Cabaret.

Outre les prisons, ils s’en sont pris à l’Aéroport International Toussaint Louverture de Port-au-Prince. Mais ils ont buté sur la résistance des membres de la jeune armée de la République en processus de refondation. Ils ont dû faire marche-arrière. Au moment où j’écris ces notes, ils viennent de piller l’Autorité portuaire nationale (Apn) emportant beaucoup de marchandises gardées dans des containers. Ils promettent de continuer les mêmes actions tant que leurs objectifs ne sont pas atteints. Si la démission du Premier Ministre de facto, Ariel Henry, n’est pas obtenue, ils prédisent un génocide qu’ils rejettent déjà sur la responsabilité de la Communauté internationale, spécialement, les États-Unis, accusés de protéger Ariel Henry. On dirait que leurs objectifs, par cette déclaration, se réduisent à la démission du Premier Ministre de facto. Avant d’entrer dans l’analyse des dernières actions posées par les gangs, voyons comment se sont formés les gangs dans l’histoire récente du pays et les relations entretenues avec certains secteurs.

Les gangs et leurs relations à Port-au-Prince

Contrairement à l’hypothèse selon laquelle l’application des politiques néolibérales et la corruption des élites politiques et économiques constituent des déterminants de la formation des gangs à Port-au-Prince, d’autres auteurs pensent que l’histoire des gangs est étroitement liée à l’évolution de la situation politique dans le pays c’est-à-dire à la faillite de l’État. la prolifération des groupes armés en Haïti est la conséquence directe de l’absence de l’État dans les quartiers précaires. Les citoyens pour la plupart, sont à la merci des chefs de gangs qui s’érigent en bienfaiteurs, et bénéficient de l’assentiment de la population de leurs zones de domination. Cette multiplication des bandes armées s’inscrit également dans une logique de « pouvoir ». Il est un fait indéniable que certains de ces groupes sont réputés proches du pouvoir en place, d’autres sont proches de certains hommes politiques de l’opposition. Donc, l’utilisation des gangs, en Haïti, devient, depuis une vingtaine d’années, une stratégie de lutte pour la conquête du pouvoir, le renversement, mais aussi, le maintien du pouvoir. Par conséquent, les gangs sont aujourd’hui inhérents au pouvoir en place, qui, naturellement, les soutient en munitions et en argent ». Outre des membres de la classe politique haïtienne, les gangs développent des relations avec :

• des non élus mais ayant des rapports avec les élus. Les non élus sont des ministres ou des représentants de partis politiques au pouvoir. Ils sont utilisés par le pouvoir pour alimenter les gangs en argent, armes et munitions. Les témoignages de certains leaders de gangs arrêtés et emprisonnés sont éloquents en ce sens. Le Réseau national de défense des droits humains (Rnddh) dénonce les liens entre le chef de gang Vitelhomme Innocent, des hauts gradés de la Police nationale haïtienne (Pnh) et des membres du gouvernent de facto en Haïti.

• des ONG, des associations de quartiers ou des fondations. Les relations des ONG avec les gangs sont basées souvent sur la négociation en vue de permettre l’intervention de l’Ong sur le terrain ou bien sur la confrontation si l’Ong ne coopère pas. La négociation implique l’attribution d’une part du budget du projet de l’Ong au chef de gang. Certaines Ong intervenant dans la commune de Cité Soleil peuvent en témoigner en ce sens. Des gangs ont essayé de se métamorphoser en association à but non lucratif pour faire ce qu’ils appellent « le social » c’est-à-dire distribuer de la nourriture à des familles nécessiteuses, organiser des journées de nettoyage dans leur quartier ou organiser des soirées festives entre autres…. L’association sert de parapluie au gang pour se blanchir des activités délinquantes ou illégales mais également pour adresser des demandes aux entrepreneurs, propriétaires de magasins ou d’usines, dans le quartier des gangsters.

• des entrepreneurs (de grands entrepreneurs surtout). Avec les entrepreneurs, les gangsters développent des rapports mécaniques fondés sur la reconnaissance de la capacité de nuisance du gang. En conséquence, ils entrent dans le stratagème de la métamorphose du gang en accordant des subventions moyennant la sécurité de leurs entreprises. Si pour les gangsters l’entrepreneur et son entreprise constituent une opportunité de création du capital économique, pour l’entrepreneur lui-même, le gangster et sa fondation constituent une garantie de la sécurité de son entreprise. Dans le rapport du groupe des experts de l’Onu, de grands entrepreneurs sont accusés d’utiliser les gangs pour faire passer leurs marchandises et pour disperser des manifestants. Il existe, donc, entre les gangs et des entrepreneurs un besoin réciproque en matière d’acquisition et d’accumulation de capital.

• des journalistes. Les relations des gangs avec des journalistes sont controversées. D’une part les gangs ont assassiné et persécuté plusieurs journalistes à Port-au-Prince. D’autre part, ils développent des relations avec des journalistes vedettes de certaines émissions d’actualité pour soigner leur image, parfois pour vanter leur puissance ou capacité de nuisance. De leur côté, les journalistes sont en quête de recherche d’augmentation de leur audimat à travers l’inédit, le sensationnel. Ils ont le numéro de téléphone du leader de gang, peuvent l’appeler au moment de l’émission pour l’inviter à prendre la parole tandis que celui-ci est soi-disant recherché par la police. Ceci a porté Rebecca Bruny à affirmer ceci « même dans les médias établis, les bandits influencent l’information en Haïti ». Des chefs de gangs se plaisent à inviter les médias pour donner des conférences de presse, à Port-au-Prince.

Enfin, pour revenir aux politiciens, les gangs développement avec eux surtout des rapports occasionnels comme avec les journalistes. Si l’homme politique n’a pas de pouvoir ou n’est pas au pouvoir, les relations avec les chefs de gangs tombent immédiatement. Tandis que ces relations peuvent être plus durables avec des entrepreneurs. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que les politiciens contrôlent les gangs. Les élites économiques, non plus. Les bandes criminelles sèment la terreur et tiennent la capitale haïtienne en état de siège.

Selon Robenson Geffrard du Journal Le Nouvelliste « les différents gangs auraient plus de 3000 soldats et autant d’armes, selon les autorités haïtiennes ».

Citant la Stratégie nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réinsertion (Snddr), il ajoute qu’« en 2019, environ 162 groupes armés avaient été répertoriés sur le territoire national dont la moitié opère dans l’aire métropolitaine ». Mais à ce nombre, il faut absolument ajouter des bases latentes peu connues mais qui sont aussi potentiellement dangereuses, selon la Snddr.

Ainsi, représentent-ils une grande menace pour la sécurité des vies et des biens dans la Cité compromettant ainsi le vivre-ensemble. Ils assiègent aujourd’hui la zone métropolitaine de Port-au-Prince.

Paramilitaires, gangs et néolibéralisme

Je voudrais, pour terminer, reprendre la thèse selon laquelle les gangs, à Port-au-Prince, sont un produit du néolibéralisme dans l’état actuel des choses ainsi qu’un dérivé de la corruption qui gangrène les élites politiques et économiques. Ils sont à la fois conséquence et outils d’un système qui recourt à chaque fois à des groupes armés contre les classes populaires. Mais paradoxalement, ceux qui incendient les quartiers populaires, violent des femmes et des filles, assassinent des jeunes gens, rançonnent de petites marchandes, vandalisent des écoles et des hôpitaux entre autres, sont issus des masses. Ils le font dans le contexte actuel, en Haïti, au nom d’un mot, un concept tellement galvaudé, incompris de ceux-là même qui ne se lassent de le répéter : la RÉVOLUTION.

Ce n’est pas la première fois que des groupes, ennemis du peuple, dont les membres sont recrutés au sein du peuple, se disent révolutionnaires. Après le coup d’État du 30 septembre 1991 qui a couté la vie à plusieurs milliers d’Haïtiens vivant surtout dans les quartiers populaires, Emmanuel « Toto » Constant fonda une organisation paramilitaire dénommée Front révolutionnaire armé pour le progrès d’Haïti (Fraph). Cette organisation, appuyée par des militaires qui ont fait le Coup, est responsable de plusieurs massacres perpétrés dans les quartiers populaires. À l’instar des paramilitaires, les gangs sont les ennemis du « gros peuple » notamment des populations reléguées dans les bidonvilles de Port-au-Prince.

Soit à Port-au-Prince (en Haïti), soit en Amérique latine (particulièrement l’Amérique centrale) le système a toujours recours à des paramilitaires pour dissuader ou écraser des mouvements populaires ou bien des guérillas de gauche au temps des dictatures militaires. Au Guatemala, au beau milieu du XXe siècle, « le Président Harry Truman autorise la Central intelligence agency (Cia) à entreprendre, avec le support du dictateur Anastasio Somosa, une opération visant à renverser le régime d’Arbenz ». Le coup a eu lieu finalement sous le gouvernement de Dwight Eisenhower, en juin 1954. Arbenz dut partir en exil. Il s’en suivit une guerre civile qui dura 36 ans et fit près de 200,000 morts et disparus particulièrement dans la population indienne. La guerre civile prit fin dans ce pays par la signature d’un accord de paix, le 29 décembre 1996, entre le président Alvaro Arzù et la guérilla. En Amérique centrale, le Guatemala est considéré comme « un terrain privilégié des conflits de guerre froide et un laboratoire de pointe pour des « traitements psychologiques » issus des expériences des États-Unis au Vietnam ». Les gangs vont commencer à s’installer au Guatemala, à partir des années 1980 avec des immigrés clandestins venus du Honduras et du Salvador fuyant des conditions de vie difficiles. La situation s’est empirée dans le pays avec la construction d’une démocratie fragile, des réformes structurelles ayant jeté beaucoup de familles dans la misère. « le Guatemala est un pays qui fait face en 2023 à des défis socio-économiques tels que la pauvreté, les inégalités et la criminalité. Celle-ci est un problème majeur, avec des taux élevés d’homicides, de vols et de trafic humain. Les facteurs contribuant à la criminalité comprennent la pauvreté, le chômage, la faiblesse des institutions de l’État, la corruption et le trafic de drogue en raison de la position géographique du Guatemala ». Ce pays est aujourd’hui classé parmi les 20 pays les plus violents du monde avec 4,078 meurtres seulement en 2021 soit une augmentation de 16.5% par rapport à 2020. Plus de 60% des homicides étaient dues à des blessures par balles. Après la guerre civile, la transition vers le néolibéralisme avec son cortège de violences, des homicides, du trafic humain, du narcotrafic semble aussi criminelle que la guerre civile. On pense même qu’il y a un lien entre la guerre civile et la criminalité au Guatemala.

Au Salvador, contre le Front Farabundo Marti de Libération nationale (Fmln), soutenu par Cuba et Nicaragua, le gouvernement militaire appuyé par les États-Unis, mena une guerre sans merci. La guerre Civile éclata en 1979 pour prendre fin avec la signature des accords de paix en 1982. Jusqu’à l’arrivée de Nayib Bukele au pouvoir, les gangs faisaient régner la terreur au Salvador à travers les trafics, les agressions, les menaces et l’extorsion. Ce qui est à la base de l’explosion des gangs au Salvador est la pauvreté et la faiblesse étatique, outre l’expulsion par les États-Unis des milliers de détenus issus des réseaux de délinquants à Los Angeles (États-Unis) à la fin des années 1990.

De même , au Nicaragua, les Contras, luttaient contre le gouvernement sandiniste. Les États-Unis, à travers la CIA, appuyèrent publiquement ces groupes armés. Sous le régime sandiniste, toute une série de programmes sociaux ont été adoptés au cours des années 1980, ce qui a « fait rêver beaucoup de monde tant au Nicaragua qu’à l’étranger ». Benjamin Bastida et Maria Teresa Virgili, faisant référence au Nicaragua de 1979 à 1989, qualifient le programme sandiniste de « programme socialiste utopique ». Il n’y avait pas de place pour les gangs mais le système alimentait des paramilitaires pour combattre le régime sandiniste. Les sandinistes perdirent le pouvoir en 1990. « Depuis lors, (le Nicaragua) est rentré dans le rang, appliquant avec diligence les politiques néolibérales du Consensus de Washington, s’appauvrissant toujours plus d’année en année, à tel point qu’il fut l’un des trois bénéficiaires latino-américains du programme des Pays Pauvres Très Endettés ». La voie s’est ouverte aux gangsters.

Aujourd’hui, les temps ont changé. On est plutôt à l’ère de « l’épuisement des modèles guerriers et la découverte de schèmes démocratiques ». Cependant, la transition démocratique n’a pas eu lieu dans tous les pays dirigés par des dictatures. Si au temps des guérillas l’empire appuyait des paramilitaires, à l’heure des régimes démocratiques fragiles, de l’instabilité politique, de la pauvreté massive, naissent des gangs ou des groupes terroristes susceptibles d’être utilisés par l’empire, malgré les fameux slogans ( on ne négocie pas avec les terroristes) pour combattre voire renverser des gouvernements. S’il existe des différences entre des gangs et des paramilitaires, ils ont des points communs : massacrer des quartiers populaires, violer des femmes, trafiquer des humains, faire régner la terreur. Il n’y a plus de guérilla de gauche, la voie est libre. Les gangs peuvent compter sur la bourgeoisie locale (des oligarques), des politiciens véreux, la mafia internationale. Leurs armes et munitions sont des made in USA . Ils n’en manquent jamais pour commettre leurs forfaits. Plus besoin d’avoir une armée ou de bien de mieux équiper la police pour les réprimer parce qu’ils ne représentent aucune menace réelle pour le système. Ça finira seulement quand les masses comprendront qu’il faut s’organiser pour les combattre. Pour que cela arrive, il faudra que des intellectuels, des universitaires, des étudiantes et étudiants comprennent la nécessité urgente de combler le fossé entre eux et les masses.

*Sociologue, enseignant

Voir l’article original accompagné de notes :
https://blogs.mediapart.fr/ilionorlouis/blog/180324/comprendre-la-dynamique-des-gangs-port-au-prince#_edn19

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