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Haïti-Crise : La dynamique des gangs à Port-au-Prince (1/2)

Les gangs assiègent Port-au-Prince depuis le 29 février dernier. Leurs chefs se proclament révolutionnaires voulant transformer une société haïtienne ravagée par la mondialisation capitaliste. Qui sont ces chefs de gang ? Peuvent-ils vraiment faire une révolution ? Quels liens existe-t-il entre la formation de ces bandes et le néolibéralisme ? L’article analyse ces questionnements.

Par Ilionor Louis*

Soumis à AlterPresse le 18 mars 2024

Le 29 février de l’année en cours, des gangs armés conduits par Jimmy Chérizier alias Barbecue commencèrent ce qu’ils appellent une révolution en vue de changer de système en Haïti. Ces gangs se sont fédérés en une coalition dénommée Vivre Ensemble (VA). Les membres de cette coalition gagnent les rues, mitraillette en bandoulière, pistolet à la ceinture et passe-montagne sur le visage de la majorité d’entre eux. Leur objectif déclaré est d’obtenir la démission du Premier ministre de facto, Ariel Henry, désigné par le Président Jovenel Moïse avant son assassinat dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021. À défaut d’un Parlement, Monsieur Henry a reçu confirmation de son poste à travers un tweet des membres d’un groupe de diplomates accrédités en Haïti connu sous le nom de CORE GROUP. Selon la Constitution de la République, il faut un Président et un Premier Ministre à la tête de l’exécutif haïtien. Mais le CORE GROUP imposa un Premier ministre au grand mépris de la loi-mère.

Arrivé au pouvoir après l’assassinat de Jovenel Moïse, Ariel Henry avait signé un accord selon lequel, il organiserait des élections générales avant la fin de 2023 afin de passer le pouvoir à un président élu, le 7 février 2024. Ces élections n’ont pu avoir lieu. Le 7 février dernier, le Premier ministre refusa de démissionner malgré des protestations populaires. Depuis son arrivée au pouvoir, M. Henry a adopté un train de mesures qui ont fait flamber le coût de la vie. Il a fait augmenter le prix du carburant à plus de 300%. Il faut plus de 5 US$ pour acheter un galon d’essence tandis que le salaire minimum journalier d’un ouvrier ou d’une ouvrière de la sous-traitance est inférieur au prix d’un gallon. Depuis son accession à la tête du gouvernement, il n’a rien fait pour garantir la sécurité de la population. Si avant l’assassinat du Président Moïse on pouvait se rendre sans crainte dans le Sud et le Nord du pays en transport public ou privé, sous le gouvernement de M. Henry, les gangs ont assiégé la capitale. Il faut payer des droits de passages aux membres de gangs pour se rendre n’importe où dans le pays à partir de Port-au-Prince. Kidnapping, viols, braquage, massacres, incendie de maisons par les gangs ont augmenté. La population haïtienne, spécialement les habitants de Port-au-Prince, ont souffert et continuent de souffrir pendant la période de gouvernance d’Ariel Henry.

Pourtant, à la réunion de la CARICOM, il a déclaré vouloir rester au pouvoir pour organiser des élections le 31 aout 2025. Ce qui lui donnerait un mandat présidentiel de presque cinq ans, alors qu’il n’a pas été élu. Les gangs en ont profité pour déclencher un mouvement armé exigeant la démission d’Ariel Henry.

Origines des gangs en Haïti

Dans une perspective historique, certains font remonter l’histoire des gangs en Haïti à l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines, fondateur de la patrie. Ady Jean Gardy affirme que « les gangs ont commencé à se manifester après l’assassinat du père fondateur de la Patrie, Jean-Jacques Dessalines. L’un des premiers gangs serait connu sous le nom de Malfait et Malfou qui avait semé la terreur dans le Sud ».

Selon Ady Jean Gardy, tous ces chefs d’État haïtiens, Jean-Pierre Boyer,, Soulouque, Hyppolite et Salomon, au 19ème siècle, avaient combattu des gangs. Et même au début du 20ème siècle, durant l’occupation américaine d’Haïti, des gangs s’étaient confondus avec les Cacos. Jean Gardy qualifie Jean-Baptiste Goman de chef de gang, ce qui peut soulever des questionnements sur sa conception de ce que c’est un gang, car Goman était un chef rebelle, un homme politique.

Selon un dossier mis en ligne par Haïti Libre, un média en ligne, « le modèle historique des gangs d’aujourd’hui trouve son origine, en 1959, dans les milices des Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), plus connues sous le nom de « Tonton Makout ». Ces milices seraient responsables de la mort d’environ 60 000 personnes, en 28 ans de dictature. Après la chute des Duvalier suivie de la dissolution du corps des « Tontons Makout », il y a eu d’autres gangs communément appelés « Attachés » ayant commis des crimes abominables contre la population.

Certains auteurs ( Francisque, 2021, Global Initiative, 2022) font remonter, dans une perspective plus récente, l’histoire des gangs au retour du Président Aristide notamment avec sa décision de dissoudre l’armée et au cours de son deuxième mandat de 2001 à 2004. En effet, le Président Aristide était populaire dans les bidonvilles. Selon David Baker (cité par Jameson Francisque) « Aristide avait fourni des armes en grand nombre à des jeunes, en échange de leur support. Ces armes ont par la même occasion donné l’opportunité à des groupes de s’impliquer dans des actions violentes et des crimes. Après le départ de « Titid », chassés par des groupes armés, les asayan, ces gangs impliqués dans des crimes divers, ont accentué leur contrôle dans leurs zones d’influence ». Outre la distribution d’armes à certains de ses partisans, « l’action du gouvernement sur les questions des pensions militaires et de la reconversion des soldats sans emploi incitent un nombre croissant de personnes à rejoindre les groupes armés ». Selon Global Initiative, c’est au début des années 2000 qu’Aristide forma ses propres groupes armés appelés Chimères. Ces groupes travaillent de concert avec la Police Nationale d’Haïti (PNH). En 2001, le régime Lavalas, avec Jean-Bertrand Aristide, tenta de désarmer les milices et de réprimer les anciens soldats. Cette initiative se solda par un échec car en 2003-2004, un Front National Révolutionnaire pour la Libération et la Reconstruction, un groupe armé, prend naissance ralliant des groupes armés anti-gouvernementaux et d’anciens soldats de l’armée haïtienne. Cela donnera naissance à l’armée cannibale ou Front de Résistance de l’Artibonite qui allait s’emparer des Gonaïves qui jusque-là étaient aux mains du gouvernement. Ce mouvement a été à la base du coup d’État qui renversa Aristide le 29 février 2004.

L’approche focalisée sur des groupes armés ou des paramilitaires à la solde ou en face de politiciens prête à confusion en ce qui concerne la finalité et certaines actions des gangs telles qu’elles opèrent aujourd’hui. Les milices, par exemple, sous Duvalier et sous le gouvernement putschiste issu du coup d’État de 1991, traquent, enlèvent des opposants, incendient des quartiers pour le compte d’un régime. Elles ne se disputent pas des territoires tandis que les gangs d’aujourd’hui, même si elles sont de connivence avec des politiciens, vivent généralement de braquage, de la traite des personnes, du narcotrafic entre autres. Ils ont en commun avec les milices ou paramilitaires d’assassiner des individus, de massacrer des villages ou quartiers, d’incendier des maisons. Cependant, il faut éviter de confondre milice, paramilitaire avec des gangs. Ce n’est pas la même chose.

Port-au-Prince et ses gangs

En ce qui concerne la situation à Port-au-Prince, la formation des gangs correspond plutôt à l’application des politiques néolibérales qui a provoqué un exode rural massif vers les grandes villes notamment vers Port-au-Prince, après la chute de la dictature des Duvalier et le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, en 1994. Les bidonvilles de Port-au-Prince sont passés du statut de « …quartiers de pauvreté à des zones de marginalité extrême ». Il a été prévu que la population de Port-au-Prince passerait d’un demi-million au début des années 1980 à un million en 1986, avec un rythme de croissance de 7%. Aujourd’hui, la population de Port-au-Prince est estimée à trois millions d’habitants, ce qui a porté Jean Goulet à parler des pauvres qui construisent la ville. L’application des politiques d’ajustement structurel coïncide aussi avec la corruption des élites politiques et économiques, ce qui a contribué à aggraver la situation des populations marginalisées vivant dans les bidonvilles des grandes villes d’Haïti. Ces espaces sont assimilables à des lieux de relégation avec une manière différenciée d’accéder aux services de base notamment l’eau et l’électricité. À juste titre, les habitants de ces quartiers les appellent ghettos, pour traduire la précarité des conditions de vie et la marginalisation socio-économique dont ils sont victimes. Le concept de ghetto est relayé par des médias au point que des journalistes en font une rubrique dans leur émission de Nouvelles.

Les conditions de vie sont très difficiles, constituant ainsi un terreau fertile pour la formation de bandes criminelles. Sur la page d’accueil d’une de ces milliers d’ONG qui aident à gérer la misère de la population dans les bidonvilles de Port-au-Prince, on peut lire ceci : « Pas d’eau courante, pas ou peu d’électricité et pour la plupart pas de latrines. Pas de tout-à-l’égout, pas de commerces, un accès aux soins de santé et à l’éducation des plus sommaires, la population de Cité Soleil survit tant bien que mal ». Les bidonvilles se trouvent dans une situation d’oubli par rapport à l’Administration Publique haïtienne. Village de Dieu, Cité de l’Éternel, Caridad, Fort-Mercredi, Savane Pistache, Cité Gabriel, Cité Georges, Cité Lucien, Fort National, pour ne citer que celles-là font partie de ces bidonvilles se trouvant dans une situation d’abandon. Les parents doivent se débrouiller pour donner à manger aux enfants, payer les scolarités, les soins de santé, le transport entre autres. Tôt, les enfants de ces quartiers abandonnent la formation classique pour se démêler eux-mêmes afin de survivre. L’État n’apporte aucune assistance. Il n’y a pas de politique publique en matière de prise en charge de l’institution familiale, notamment des familles nombreuses avec très peu de revenu ou des familles dirigées seulement par des femmes pauvres. C’est l’une des raisons pour lesquelles les membres de gangs sont recrutés, très jeune, dans ces espaces. C’est leur deuxième famille où le père est le chef de gang avec droit de vie et de mort sur chacun d’eux.

Injonctions néolibérales, protestations populaires et Gangs armés

Le FMI conditionne ses prêts à des pays comme Haïti, la Guinée et l’Égypte. Ce « scénario ressemble comme deux gouttes d’eau à celui du début des années 1980 ». Le FMI n’est pas seule. « Banque mondiale, Club de Paris, Institut de la finance internationale (qui a pris de facto la place du Club de Londres pour les créanciers privés), tout ce petit monde est à la manœuvre pour imposer de nouveau ses règles, en tenant compte de la situation nouvelle ». Ces institutions posent comme conditions d’abandonner les mesures sociales telles que les subventions et les compensations permettant au classes populaires d’accéder à des services de base, même précaires. Le maintien des subvention constituerait, selon les institutions financières internationales, un obstacle au remboursement de la dette. C’est dans cette optique que le FMI a imposé à Haïti depuis 2018 l’abandon des subventions des prix du carburant. Les protestations populaires avaient porté Jovenel moïse à faire marche arrière. Ariel Henry a foncé sans tenir compte des conséquences de la suspension des subventions dur les populations. « Entre décembre 2021 et septembre 2022, les prix de l’essence ont augmenté dans ces pourcentages : essence +183,5%, diesel +296,5%, kérozène +307,9%. De plus, le carburant n’est plus accessible dans les stations-service, mais uniquement sur le marché informel ; les prix ont explosé, passant de 353 à 30005 gourdes pour 4,4l de diesel, si l’on arrive encore à en trouver. Cela provoque une augmentation énorme du prix des produits de première nécessité et un appauvrissement presque total de la population ». Le feu s’allumé en Haïti après l’adoption de ces mesures.

Colette Lespinasse, Els Hortensius et Isabelle Franck accusent le FMI et la Banque Mondiale : « Dans le contexte de la hausse vertigineuse des prix de l’énergie au niveau mondial, la fin de la subvention du carburant par l’État haïtien met le feu aux poudres de la colère populaire. Si l’État porte une lourde responsabilité dans la misère qui est le lot de la majorité de la population haïtienne, la pression des Institutions financières internationales y joue un rôle non négligeable. Tout comme au Soudan, en Indonésie ou aux Philippines, les conditionnalités imposées par le FMI et la Banque mondiale en échange de leurs prêts ont un effet catastrophique sur les droits humains ». Ces deux institutions, responsables de la misère des peuples du tiers-monde, « poursuivent la promotion du néolibéralisme et du capitalisme qui ont causé des ravages sociaux, économiques et écologiques à l’échelle planétaire ». La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire international à les impositions faites aux pays endettés sont à la base de facteurs tendant à déstabiliser ces pays. Elles sont responsables, à travers les programmes d’ajustement structurel imposés de la baisse considérable des dépenses de santé et d’éducation, des privatisations, de l’ouverture des pays des Suds à la libre circulation des capitaux et de marchandises dans un contexte de mondialisation capitaliste.

En Haïti, cette accentuation de la misère et de la pauvreté favorise la montée en puissance des gangs armés qui ont des connexions non seulement avec les classes dominantes et des professionnelles de la politique, mais aussi avec le système. Cependant, avec le temps, les gangs ont acquis une certaine autonomie en perfectionnant leurs pratiques à travers des enlèvements contre rançon, des extractions de ressources dans les communautés dont ils contrôlent « Les gangs, devenus plus indépendants, ont voulu accroître leur richesse et leur pouvoir en menant des actions violentes de plus en plus brutales afin d’asseoir leur contrôle sur les communautés dont ils extraient des ressources ». Selon Alex Johnson, « la violence omniprésente des gangs et les enlèvements, ainsi que la corruption bien ancrée de la classe dirigeante haïtienne, servent à maintenir le régime capitaliste en Haïti, dont les principaux maîtres, les impérialismes américain et européen, utilisent depuis des décennies ces forces pour imposer un climat d’inégalité sociale brutale, d’oppression politique et de misère ». Dans la dernière partie de cet article, j’analyse les liens existant entre les guerres civiles, l’application des politiques néolibérales et l’apparition des bandes criminelles dans quelques pays d’Amérique centrale.

(A suivre)

*Sociologue, enseignant

Voir l’article original accompagné de notes :
https://blogs.mediapart.fr/ilionorlouis/blog/180324/comprendre-la-dynamique-des-gangs-port-au-prince#_edn19