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Haïti : Le temps des patriotes

Par Augustin ANTOINE [1]

Soumis à AlterPresse le 12 décembre 2023

Ces dernières années, il se déploie, sur le pays, un temps mortifère, inextricable et surtout illisible. Marqué par d’épais brouillards, ce temps est générateur de souffrances indescriptibles et multiples pour toutes les Haïtiennes et tous les Haïtiens, où qu’elles et qu’ils se trouvent, en Haïti ou ailleurs.

Pour le peuple des sans voix, avili, humilié et aujourd’hui complètement agenouillé, trahi une fois de plus par ses élites, qui a longtemps marché sous le soleil, dans la pluie et l’humidité, en quête de paix et d’amour, il s’agit d’un temps maudit, où la mort cherche, à tout instant, à dialoguer avec tout être vivant évoluant sur le territoire haïtien.

Temps des chacals, où aucun signe d’espoir n’est visible. Temps de la honte et du déni. Dans son fracassant déploiement, tout ce que nous avons essayé de construire tout au cours de nos 220 ans d’histoire nationale, il l’emporte sur son passage : la symbolique de Vertières et du 1er janvier 1804, nos mythes fondateurs, notre mode de solidarité communautaire et internationale, les récits qui entourent les luttes sociales collectives, nos rencontres commémoratives et festives, même notre capacité à nous indigner devant l’attitude dédaigneuse d’une partie de la communauté internationale envers Haïti, pays qui a tant donné à l’humanité.

Rien ne semble modifier sa folle et ravageuse course !

S’alimentant de la logique du chaos, qui s’est stabilisée depuis, aujourd’hui ce temps nous laisse démunis : plus d’État, plus de mécanismes institutionnels, plus de cadres normatifs et sociétaux, dilution, puis plus de diplomatie digne du peuple de 1804, disparition des valeurs fondatrices de la société haïtienne traditionnelle, déconstruction et désarticulation de la base économique du pays, déshumanisation accélérée de nous-mêmes, fuite massive de nos cerveaux les plus brillants, décapitalisation accélérée des classes laborieuses. Il emporte tout !

Temps du grand désarroi. C’est surtout le temps de l’effroi et de l’affirmation de notre doute collectif. Oui, nous doutons ! Car, l’Haïti d’aujourd’hui, c’est : le viol des fillettes et de leurs mères, sous le regard impuissant des voisins, le vol et le pillage des biens d’autrui durement gagnés, les massacres de masse, l’institutionnalisation des gangs (ils sont plus de 300, selon la Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion / Cnddr). C’est bien le temps du triomphe de la barbarie sur la raison, de l’impunité sur la justice. Le temps de l’ignominie.

Véritable temps des bakas (chimères, créatures infernales de la mythologie Vodou) projetant devant nous et au quotidien un rictus lugubre.

Cependant, de notre lieu d’avant-garde nous forçant à refuser le chemin de la division, reposant sur des luttes fratricides historiques, et à entrer en distanciation critique par rapport à ce cadrage construit pour notre mort sociale collective, il nous est permis de constater qu’il y a, en son sein et en filigrane, sorte de clair-obscur, l’émergence d’un autre temps, annonciateur pour le peuple des sans-voix de multiples possibilités.

C’est le temps des patriotes. Temps des nouvelles opportunités pour nous toutes et tous, et surtout pour notre jeunesse qui s’en va.

Temps de l’exigence de l’effort intellectuel. Temps de la persévérance dans le combat pour la justice sociale et le triomphe du droit sur la barbarie. Temps de la mise en œuvre des fondamentaux de l’éthique de la responsabilité.

Mais, c’est surtout le temps où il nous faut nécessairement transcender nos oppositions structurelles et nos divergences idéologiques de classes, de clans et de groupes, pour nous élever à la hauteur des grands défis du moment et de l’enjeu principal, qui est, aujourd’hui, celui de sortir notre chère Haïti du gouffre, dans lequel ses élites l’ont plongée depuis le déploiement du temps des chacals et des bakas.

Pour entrer dans ce nouveau temps, celui des patriotes, nous avons besoin d’aller au-delà des constructions idéologiques, à partir desquelles nous avons été politiquement socialisés et qui ont marqué nos luttes politiques et sociales tout au cours des 19e et 20e siècles et dont les résultats, après 220 ans d’indépendance nationale, se révèlent de probants et lourds échecs.

Le moment est venu où il nous faut construire un narratif, qui ne soit pas arrêté aux doctrines liées au libéralisme, au socialisme et au nationalisme, pour aborder, de manière plus simple, la question haïtienne à l’heure actuelle.

Il nous importe de redescendre à l’étape première, au point A, qui consiste à rechercher, puis rassembler toutes celles et tous ceux qui sont d’accord pour travailler à la sauvegarde de la patrie commune.

Celle-ci doit être saisie comme la communauté sociale et politique, à laquelle nous appartenons toutes et tous, quel que soit notre âge. Le concept clé ici, c’est le patriotisme, c’est-à-dire amour de la patrie reposant sur la volonté de se dévouer pour elle et de se sacrifier pour la défendre.

À cet égard, le mot d’ordre à véhiculer se veut simple : Haïti d’abord et avant tout !

En m’exprimant ainsi, cela ne veut nullement dire que j’adhère à la propagande très connue chez les dominants, selon laquelle il faut mettre de côté les questions idéologiques qui fâchent. Ce serait nous leurrer car, vivre le monde et l’habiter ne saurait être possible sans idéologie et sans philosophie sociale. Les patriotes, qu’ils soient bourgeois, éléments de la classe moyenne (celle-ci étant aujourd’hui éliminée sur la scène économique et sociale en Haïti), artisans, actrices et acteurs de la classe populaire, ils doivent, en ce moment présent, à cet instant « T », s’entendre sur ce qui est concrètement faisable par nous-mêmes, en terme opérationnel, pour sauver Haïti.

C’est pour cela que je nomme ce temps émergent : celui des patriotes. À différents niveaux de la structure sociale haïtienne, nous devons montrer notre capacité à mettre en synergie toutes nos intelligences et énergies spirituelles pour le bien-être collectif, en passant au premier plan l’intérêt général, sur la base d’un leadership collectif clairement assumé, supporté par un programme d’actions indiquant le chemin de l’espérance pour le court terme.

Pour finir, je voudrais porter à l’attention de toutes celles et tous ceux, qui prendront connaissance de ce papier, que nous sommes, à l’heure actuelle, dans ce qu’il convient d’appeler une temporalité discursive, s’articulant autour d’une conflictualité dialectique, où s’affrontent mortellement le temps des chacals et celui des patriotes.

L’avenir d’Haïti dépend de l’issue de cette confrontation qui, pour nous les patriotes, doit reposer sur la pertinence de nos idées et propositions pour des actions tangibles, pouvant déboucher sur le changement social et comportemental et surtout la force de notre engagement pour Haïti.

Montréal, mardi 5 décembre 2023


[1Sociologue, professeur à l’Université d’État d’Haïti (Ueh), coordonnateur du Centre d’éducation et d’interventions sociales (Ceis) secrétaire général du Mouvement des travailleurs et des citoyens (Mtc)