Par Roromme Chantal*
Soumis à AlterPresse le 9 novembre 2023
Le regard, que les acteurs internationaux portent sur Haïti aujourd’hui comme hier, est, à bien des égards, caricatural et souffre d’une inquiétante amnésie. Ce regard est le plus souvent la conséquence d’une pensée paresseuse, quand ce n’est pas le fait d’une flagrante malhonnêteté intellectuelle, mais aussi, et surtout, de préjugés fleurissant sur beaucoup d’ignorance. Et s’il fallait une seule preuve à cette affirmation, ce pourrait être la récente sortie extravagante sur X (ex Twitter) de la très peu diplomatique représentante de l’Onu en Haïti, Maria Isabel Salvador, dont les propos ont été rapportés dans un éditorial de Frantz Duval dans le quotidien Le Nouvelliste ce 9 novembre 2023.
« Mon opinion : Le seul chemin pour sortir d’une transition politique, ce sont des élections démocratiques, transparentes et participatives. On ne sort pas d’une transition par une nouvelle transition. Pour arriver à ces élections, il faut d’abord garantir la sécurité. » On peut difficilement étaler plus d’ignorance et de mensonges relativement à Haïti en à peine une quarantaine de mots, quant aux ingrédients nécessaires à la construction d’un État haïtien moderne, et à la restauration à court terme d’une démocratie viable et fonctionnelle.
Une dangereuse contradiction
Le contexte de cette sortie de la numéro un de l’Onu en Haïti - une initiative manifestement impudente et partisane au regard des débats en cours sur la crise en Haïti - est extrêmement important. Comme le souligne Duval dans son éditorial, elle intervient après la publication récente par l’initiative citoyenne haïtienne dite « Groupe de Montana » d’une proposition qui présente l’architecture d’une nouvelle transition en Haïti.
Or, selon Mme Salvador, l’affaire serait entendue : « ceux qui proposent une nouvelle transition’ s’éloignent des principes démocratiques et veulent imposer leurs intérêts individuels en oubliant les intérêts du peuple ». Et de renchérir : « Haïti a besoin de paix pour élire en démocratie ses autorités (sic), établir l’état (sic) de droit et reconstruire les institutions nécessaires pour avancer vers le développement durable », écrit l’ancienne ministre des Affaires étrangères de l’Équateur.
De ce fait, les représentants de la « communauté internationale », dont certains disent aussi pourtant (sincèrement ?) soutenir un « consensus politique large », s’expriment avec des voix parfois contradictoires, dans un pays sous domination et influence étrangères depuis des siècles, c’est-à-dire où les moindres mots des acteurs étrangers ont un poids énorme. Comme l’histoire récente de ce pays est à même de le prouver, ces messages contradictoires rendront à coup sûr plus difficiles les efforts pour favoriser la paix politique, sinon impossibles. En l’absence d’un accord politique, les militants prodémocratie en Haïti seront dangereusement affaiblis, et laissés à la merci du gouvernement largement impopulaire et complètement illégitime du premier ministre de facto Ariel Henry.
L’ordre institutionnel ou le chaos
Les partisans du statu quo en Haïti adhèrent à la théorie de la démocratie électorale et estiment que l’avenir du pays passe par l’organisation d’élections dans les meilleurs délais. Les partisans d’une transition de rupture, dont je me réclame (sans pour autant être impliqué dans une quelconque démarche partisane), s’appuyant sur plusieurs décennies de recherches en sciences sociales, affirment au contraire que ce sont plutôt des règles juridiques et des institutions légitimes qui sont la clé du succès de notre pays.
Ce serait toutefois une erreur de tenir ces deux positions pour inconciliables, car l’idéal serait d’avoir des dirigeants exceptionnels issus d’élections crédibles et acceptées de tous, évoluant dans un cadre institutionnel légitime. De même, qui pourrait nier que des élections de qualité soient nécessaires dans un pays, comme l’a écrit le juriste haïtien Bernard Gousse, transformé en un véritable « désert institutionnel », c’est-à-dire qui n’a pas de pouvoir législatif, judiciaire et exécutif fonctionnel ?
Certes, si l’on omet des mécanismes complémentaires comme le tirage au sort ou la démocratie délibérative, seule l’élection peut fonder la représentation des opinions et la légitimité d’un régime démocratique. Cela dit, des décennies de recherches en science politique ont également montré que, contrairement à une idée largement répandue, l’élection n’est pas la seule modalité pratique imaginable pour assurer la représentation dans un pays. Au plan de la politique intérieure, rien ne remplace des institutions légitimes en tant que facteurs principaux qui assurent la stabilité politique et sécurisent aussi bien les dirigeants que les gouvernés.
Le président Barack Obama l’avait bien compris. Dans son mémorable discours d’Accra (Ghana), il déclara que l’Afrique n’avait pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes. Il voulait ainsi souligner le fait que la variable personnelle est beaucoup moins déterminante pour le devenir économique des nations que la qualité des règles et institutions, qui régissent les interactions politiques et économiques y prenant place.
Dans le cas d’Haïti, un nombre important d’observateurs haïtiens et étrangers s’accordent pour reconnaître que les conditions, dans lesquelles ces élections peuvent être significatives et possibles, ne sont pas réunies pour le moment. Or, un autre exécutif impopulaire et faible n’est pas ce dont Haïti a besoin et c’est pourtant ce qu’il en résulterait à coup sûr dans le contexte actuel, caractérisé par une opposition politique fragmentée et une anarchie incontrôlée des milices dans les centres urbains haïtiens, dont on sait que les plus puissants sont à la solde du pouvoir en place.
Qui n’a pas en mémoire l’élection présidentielle contestée de 2011-2012 ? Les États-Unis et leurs alliés ont contribué à la faire basculer en faveur de Michel Martelly, dont il est généralement admis que le gouvernement a accéléré la spirale du chaos en Haïti déclenchée par le tremblement de terre de 2010. Aujourd’hui, même un vulgaire partisan de Martelly avouerait, comme l’a écrit dans Foreign Affairs l’intellectuelle haïtienne Monique Clesca, que sa présidence a jeté les bases d’une décennie de corruption gouvernementale, de favoritisme des gangs et de trafic de drogue et d’armes. De même, fait-elle encore remarquer avec raison, le successeur et protégé de Martelly, Jovenel Moïse, a promu la criminalité avec un zèle similaire à celui de son parrain et a achevé de détruire les institutions démocratiques qui se sont mises en travers de son chemin, comme la Cour suprême.
Feindre d’ignorer les leçons de cette histoire très récente d’Haïti ne serait pas seulement une grave erreur, mais reviendrait également à faire preuve de malhonnêteté intellectuelle.
Au-delà des élections
Quelles sont concrètement les options qui s’offrent à Haïti actuellement ? Les interventions militaires telle que la récente « Mission multilatérale d’appui à la sécurité en Haïti (Mmas) » n’est pas la solution. À l’instar de la dernière Mission des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti (Minustah), la plus longue jamais déployée dans la région de 2004 à 2017, de telles forces aideraient au mieux, au moins temporairement, la Police nationale haïtienne à maîtriser les gangs hostiles au gouvernement défaillant du premier ministre Ariel Henry, ce qui lui permettrait de se maintenir au pouvoir et d’organiser éventuellement une farce électorale au profit de ses alliés politiques. Il est en revanche invraisemblable que ces forces étrangères viendraient aider à poser les jalons d’une paix durable.
Il en résulte que, bien plus que d’élections et de forces militaires étrangères, Haïti a besoin de ce que la plupart des analystes et spécialistes appellent un « redémarrage » politique complet, combiné à une réforme constitutionnelle et à un nouveau contrat social dans le cadre d’un processus que les institutions internationales soutiendraient, mais qui serait plutôt porté par les Haïtiens eux-mêmes dont les voix légitimes ne seraient plus ignorées, pour une fois.
Un redémarrage du système politique impliquerait une réforme constitutionnelle, sans toutefois s’y limiter. S’agissant d’un pays traversé par des clivages quasi irrémédiables, hérités de son passé esclavagiste et colonial, il est surtout essentiel pour les Haïtiens d’organiser un dialogue politique national et une conférence qui réuniraient les principales organisations de la société civile, les partis politiques haïtiens et les autres secteurs organisés de la vie nationale autour d’une table. Ce dialogue leur permettrait d’élaborer sur un nouveau contrat social, qui serait assorti d’un pacte de gouvernance et d’un mécanisme de mise en œuvre, et promouvrait activement les intérêts des plus démunis d’Haïti.
Cependant, après plusieurs siècles de domination et d’influence étrangères en Haïti, il est peu probable que cela puisse se produire sans la certitude que la « communauté internationale » soutiendrait fermement l’installation, à cet effet, d’un gouvernement provisoire, composé de technocrates réputés compétents, au-dessus de tout soupçon de corruption.
De toute évidence, les puissances étrangères et ceux qui les représentent en Haïti ne peuvent pas occuper le siège du conducteur de ce processus. Comme l’explique Malick Ghachem, professeur d’histoire au Massachusetts Institute of Technology (Mit) et spécialiste d’Haïti, ces acteurs ont historiquement été, en grande partie, à l’origine de la politique du chaos en Haïti, en exerçant régulièrement des pressions économiques et politiques sur l’État haïtien, qui ont eu pour effets d’exacerber les conflits politiques intérieurs, souvent en favorisant les intérêts de l’élite commerciale du pays, orientée vers l’exportation et ayant des liens privilégiés avec l’Amérique du Nord et l’Europe.
En outre, comme l’observe la chercheuse Séverine Autesserre dans « Sur les fronts de la paix » (2023), la construction d’une paix durable dans un pays en crise ne nécessite pas des milliards d’aide ou des interventions internationales massives, mais exige de donner le pouvoir de décision aux populations locales, seules aptes à décider pour elles-mêmes.
Aujourd’hui, la meilleure façon pour la « communauté internationale » d’aider Haïti est de permettre à ses citoyens d’exercer leur droit légitime à l’autodétermination. C’est exactement ce que dit en créole la musique-thème d’une émission sur la radio privée IBO : « Nous ne sommes pas des zombis ; nous savons très bien ce que nous voulons » !
Il serait grand temps que la « communauté internationale et ses représentants en Haïti cessent de traiter les Haïtiens comme des corps inertes, sans agentivité propre, qu’il convient de secourir en bons samaritains, alors même que tout ce qu’ils font se résume à leur administrer une aide mortelle.
« Nou pa zonbi ; nou fout konn sa nou vle » !
*Roromme Chantal, journaliste et ancien fonctionnaire de l’Onu en Haïti, est professeur de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton au Canada.