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En marge de la mission de l’Oea concernant le Canal de Maribahoux (2 de 2)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 18 Octobre 2023

Derrière la violence préméditée du gouvernement dominicain de combattre la construction du Canal de Maribahoux se cache le refus d’accepter la partie nègre de l’ile. Le mépris et la haine transpirent dans leurs actions contre un monde qu’ils estiment insolent. Comme ils l’avaient prouvé hier avec Jose Francisco Peña Gomez [1], ce Noir d’ascendance haïtienne qui voulait être leur président. Comme ils continuent de le faire quotidiennement dans l’exercice du racisme antinoir et antihaïtien dénoncé par l’anthropologue social dominicain Tahira Vargas Garcia [2] dans une émission télévisée et reproduite dans le journal Acento du 6 Octobre 2023. La volonté d’humilier le peuple haïtien transpire et est patente chez des gens attirés par une certaine confiture raciste. Ils s’estiment supérieurs et prennent des mesures à leur goût concernant la gestion de l’eau de la rivière Massacre. Aussi, la réflexion doit s’étendre dans le temps tout en mariant la politique et l’économie à l’histoire.

Une incitation à créer du travail dans l’agriculture

Se référant aux crues du Nil, le grand géographe arabe Muqaddasi écrivait en l’an 1000 de notre ère qu’une Égypte entièrement cultivée pouvait nourrir le monde entier [3]. Toutes proportions gardées, le même raisonnement peut être fait pour Haïti à partir de ses plaines, en commençant par Maribahoux. Haïti pourrait alors investir dans sa production agricole près de la moitié des importations de produits alimentaires de 1,2 milliard de dollars en 2022, soit au moins 500 millions de dollars.

Ce montant financé actuellement par les transferts de la diaspora inciterait à créer du travail dans l’agriculture pour les Petites et Moyennes Entreprises (PME) et à ralentir l’émigration des ouvriers agricoles haïtiens en République Dominicaine (RD). Ces travaux agricoles sont multiples et consisteraient dans la maintenance des systèmes d’irrigation et de drainage, la préparation des sols, la transformation des produits agricoles, le transport, les chaussures et gants nécessaires aux travailleurs, la couture des vêtements de travail, les chapeaux, etc. Avec cette demande solvable, une banque agricole fonctionnant selon les règles de l’art financerait ces activités suivant un calendrier approprié.

La déficience du système d’irrigation contraint les paysans de la plaine de Maribahoux à cultiver presque uniquement la banane et partiellement de la canne-à-sucre pour la production d’alcool. Avec l’eau du Canal, ils pourraient cultiver le riz à cycle long mais aussi des vivres tels que le manioc, l’arachide, le maïs et le pois. Les prix élevés des produits tels que le sac de riz de 25 kg à 32 dollars, la marmite de sucre à 5 dollars et la marmite de Pois Noirs à 10,5 dollars seraient diminués, cassant ainsi la ceinture de misère qui entoure les pauvres.

Il importe d’irriguer la plaine afin d’augmenter la production et de faire baisser les prix. Déjà en 2022, selon le Conseil National de Sécurité Alimentaire (CNSA), parmi les onze marchés analysés, Ouanaminthe est celui où la hausse des prix du panier alimentaire sur le plan mensuel pour quatre des six produits (pois noirs, maïs, sucre, riz local) est le plus élevé, soit plus de 100% sur une base annuelle et de 24% sur une base mensuelle.

Selon les données de la CNSA, cette hausse continue. En effet, en mai 2023, Ouanaminthe a été l’un des quatre marchés les plus touchés par la flambée des prix du riz local et du maïs local. Avec une hausse des coûts du panier alimentaire de 89% par rapport à 2022, le marché de Ouanaminthe est le second plus élevé des marchés analysés [4].

Leurs paroles parlent et valent leur pesant d’or

La décision du gouvernement dominicain est en passe d’affecter nombre de fermiers qui n’auront pas la force de travail nécessaire pour la mise en valeur de leurs terres. Les entrepreneurs du bâtiment se lamenteront avec le même timbre de voix que les fermiers. Ils paient un travailleur haïtien la moitié du salaire quotidien d’un Dominicain. Tout cela est compliqué et des patrons avaient déjà manifesté leur mécontentement lors de précédents rapatriements d’Haïtiens, car la main-d’œuvre est rare, ce qui nuit à bien des secteurs tels que café, riz, banane, coton, tomate et particulièrement celui du bâtiment où les Haïtiens représentent 80% de la valeur ajoutée [5]. D’un côté les patrons parlent et leurs paroles valent un pesant d’or. Surtout en période électorale. De l’autre, la perception imaginaire et raciste du gouvernement verse dans le fantasme.

Les images envoyées par les drones dominicains montrant ces marées humaines se dirigeant vers le Canal en construction et fuyant la République Dominicaine démontrent dans les deux cas le fiasco des conseillers du président Abinader. Les Haïtiens se dirigent hâtivement vers la frontière, abandonnant leurs effets et leurs épargnes accumulés dans les colmados (épiceries du coin), de peur de subir le même sort que celui de leurs congénères en 1937, quand le tyran Trujillo ordonna le massacre à la machette de plus de 30 000 d’entre eux. Ce massacre [6] a fait l’objet de plusieurs ouvrages en français, anglais et espagnol.

Face à la réponse exagérée du gouvernement d’Abinader, une mise au point est nécessaire pour indiquer que les deux pays se partageant l’ile Quisqueya sont comme les deux ailes d’un même oiseau. « Si Haïti souffre, la République dominicaine souffre aussi. Et lorsque Haïti est en paix, c’est un motif de joie et de satisfaction pour la République dominicaine » avait affirmé le chancelier dominicain Carlos Morales Troncoso [7]. Il ne croyait pas si bien dire. Ces perturbations créées par cette décision politique mal calculée entrainent un manque à gagner de 3 millions de à la RD.

Les échanges entre les deux pays vont dans les deux directions mais ce commerce est tout à fait inégal. Le chaos haïtien a produit l’exode des riches [8] qui investissent en République Dominicaine où ils sont accueillis à bras ouverts. Les commerçants qui alimentent les marchés binationaux ainsi que les soldats et gardiens aux postes frontaliers risquent de ruer dans les brancards. En attendant que le développement s’accompagne d’une certaine éthique, le dicton veut que « pour un soldat dominicain à la frontière, c’est comme gagner à la loterie » [9]. La demande de corruption doit être combattue et il faut reconnaitre cet état de fait dans toutes ses implications, surtout à la frontière terrestre haïtiano-dominicaine où fleurit la contrebande.

Selon le magazine L’Express « faute d’une gestion efficace, la banque centrale haïtienne estime que les réseaux de contrebande font chaque année perdre au pays 400 millions de dollars américains de frais douaniers » [10]. Corruption structurelle avec des sommes substantielles oscillant autour de 700 millions [11] brassés annuellement par le secteur informel en R.D. des deux côtés de cette frontière poreuse. Poulets, farine, cigarettes, riz, ail, essence, sans compter les narcotiques y passent dans les deux directions au vu et au su des gardes qui confondent les intérêts de l’État avec leurs intérêts privés. On est loin de grosses affaires ponctuelles comme les 92 millions à la Odebrecht en RD ou les 2 milliards à la PetroCaribe en Haïti.

L’écart entre les deux pays créé par la dictature des tontons makout

Le monde change et la République dominicaine ne peut plus vouloir mettre au pas sa voisine comme au temps des Trujillo et des Balaguer. Basta le racisme anti-haïtien sans fond, devenu une obsession, qui semble ne pas connaitre de parenthèses. Dans leur condescendance, les Dominicains estiment que les documents et traités signés par un gouvernement de facto haïtien n’ont aucune valeur juridique. La partie dominicaine affronte ses propres contradictions. L’inconscient collectif haïtien est marqué par le massacre de 1937 et il importe de dialoguer pour désamorcer la bombe et éviter un affrontement aboutissant une nouvelle fois à un massacre autour d’une rivière dont elle porte déjà le nom. Les relations haïtiano-dominicaines font partie des sujets qui méritent une attention particulière, surtout en cette période de mondialisation et d’augmentation de la place des pays du Sud dans le Produit Intérieur Mondial (PIB) mondial.

Tandis qu’Haïti et la République Dominicaine avaient le même PIB réel par habitant d’environ 200 dollars en 1960, Haïti est classée [12] en 2023 parmi les pays à faible revenu avec un PIB réel par habitant de moins de 2 170 dollars tandis que la République Dominicaine figure parmi les pays à revenu moyen supérieur avec un PIB réel par habitant de 11 310 dollars. Laura Jaramillo et Cemile Sancak [13] du Fonds Monétaire International (FMI) attribuent cet écart, non à des conditions initiales, mais plutôt à des décisions politiques. Sortant du carcan néo-classique de la privatisation tous azimuts, le FMI reconnait le rôle de la politique dans l’économie. Depuis 1960, Haïti a connu 30 années de croissance économique négative culminant dans les années de privatisation des entreprises publiques, soit une vente en solde de l’État.

La gabegie financière et monétaire

Les échanges commerciaux et économiques entre Haïti et la R.D. selon les statistiques publiques s’accompagnent d’une dimension stratégique telle que l’installation du parc industriel de la COmpagnie de DÉVeloppement Industriel (CODEVI ) excluant une vraie coopération SUD-SUD. 20 ans plus tard, les protestations des paysans de Ouanaminthe réclamant les promesses non tenues, protestations adressées au gouvernement dominicain, à la Banque mondiale et aux institutions finançant la CODEVI en témoignent [14].

Le refus du gouvernement dominicain de voir se concrétiser l’irrigation de la plaine de Maribahoux s’inscrit dans la même optique arbitraire. D’ailleurs, ceci est contraire aux recommandations du Plan d’Actions Départemental pour l’Environnement et le Développement Durable (PADEDD). Selon ce plan, « La culture du maïs est aussi une source de revenus pour les planteurs des sections communales de Ouanaminthe. Mais l’installation de la zone franche a considérablement réduit l’espace occupé par cette culture. Néanmoins, les possibilités de développement de la plaine de Maribahoux existent encore malgré l’installation de la zone franche, car il est toujours possible de l’irriguer à partir de plusieurs prises sur la rivière Masssacre » [15].

L’État haïtien est débile et ne peut maîtriser la gang-grène qui l’empêche de remplir sa fonction régalienne de garantir la sécurité et d‘assurer la collecte de l’impôt. La sécurité a cessé d’être un monopole avec la création des makout au-dessus de la police et de l’armée. La gang-grène qui s’installe diminue la part de la taxation dans le PIB. De 1960 à 1999, ce rapport est de 5% puis 2000 à 2015 de 9,8% et enfin de 2016 à 2022 ce rapport est d’une moyenne de 6%. Comme on le voit, ce rapport n’a jamais dépassé 12%, or il faut au moins 20% du PIB pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) [16].

Écart de développement et conflits au niveau de l’eau

Ces ODD continueront d’être des vœux pieux tant que continuera le traitement inhumain des travailleurs haïtiens dans les « batey ». Le modèle économique dominicain raciste basé sur l’exploitation outrancière des travailleurs haïtiens traités comme des esclaves dans les « batey » se traduit sur le plan politique par une sous-évaluation en général de l’Haïtien qui, devant son maître, doit se courber comme un esclave et n’a rien à dire. Notre devoir est de le souligner tant que le gouvernement dominicain ne se résout pas à mettre fin à la situation d’esclavage [17] des braceros haïtiens. L’écart observé entre les deux pays est à la racine du développement inégal et des clivages observés au niveau de l’eau. Les sociologues Haroldo Dilla Alfonso et Sobeida de Jésus Cedano traduisent ainsi cette malheureuse situation :
« La situation de l’eau reflète dramatiquement l’asymétrie implicite dans les relations transfrontalières. Dajabón possède plusieurs aqueducs qui approvisionnent environ 90 % de la population urbaine. Le plus grand d’entre eux prend l’eau du cours supérieur de la rivière Massacre, avant qu’elle ne devienne la ligne de démarcation entre les deux pays et les deux villes. A cette même hauteur, la rivière est utilisée par plusieurs canaux d’irrigation, ce qui entraîne une réduction substantielle du débit d’eau jusqu’au niveau auquel cette eau peut être utilisée par les habitants de Ouanaminthe. Parce que la rivière passe devant les deux villes, plusieurs drains de Dajabón déversent leurs eaux contaminées dans le ruisseau, de sorte que la rivière que peuvent utiliser les habitants de Ouanaminthe est en réalité un ruisseau diminué et pollué, sans aucun contrôle sanitaire. Aucun des deux gouvernements n’a tenté de réglementer plus équitablement, et en particulier les gouvernements haïtiens successifs ont fait preuve d’un désintérêt irresponsable pour la question » [18].

Une grande histoire d’amour

À côté des événements négatifs incarnés dans les « batey », les Haïtiens mentionnent le soutien en armes, munitions et en hommes donné par le président Geffrard aux Dominicains pour maintenir leur indépendance contre l’Espagne en 1865. La preuve de cette grande histoire d’amour est la reconnaissance manifestée par les Dominicains pour ce soutien des Haïtiens à la restauration de leur indépendance, en baptisant Calle Geffrard la plus grande avenue de leur capitale Santo Domingo. Cette marque de l’amitié entre les deux peuples est restée gravée dans la pierre pendant près d’un siècle jusqu’à l’arrivée au pouvoir du dictateur Trujillo qui a changé le nom de ce boulevard en Avenida Abraham Lincoln. Tout comme les Haitiens sont reconnaissants de l’aide immédiate reçue de leur voisin à l’occasion du séisme de 2010.

Comme l’a écrit l’historien dominicain Émilio Cordero Michel, « Ce triomphe du peuple dominicain luttant contre le pouvoir espagnol n’aurait pas été possible sans l’aide fraternelle offerte par le président haïtien Fabre Geffrard » [19]. Dans cet esprit de coopération, l’eau de la rivière Massacre devrait être équitablement répartie. Le Canal de Maribahoux est criant de vérités multiples. Pour l’agriculture. Pour la production des vivres nécessaires à l’alimentation. Pour diminuer les prix du panier alimentaire. Mais, le plus important, pour la dignité et la fierté d’un peuple qui réclame ses droits. L’heure n’est pas au « raffinement barbare » pour emprunter les mots d’Edgar Morin [20], mais plutôt à la collaboration de deux peuples qui doivent vivre ensemble sur la même île.

*Économiste, Historien


[1Franklin Franco Pichardo, Sobre racismo y antihaitianismo - Si Peña Gómez fuera blanco, Impresora Vidal, Santo Domingo, 1997.

[2Fausto Rosario Adames, « Tahira Vargas : Hay racismo en RD y se expresa todos los días contra los haitianos y los negros dominicanos », Acento, 6 de octubre de 2023.

[3Deborah Manley and Sahar Habdel-Harim, Traveling through Egypt, Cairo and New York, 2004, p. 16.

[4Panier alimentaire et conditions de sécurité alimentaire, Fewsnet, Cnsa/Marndr, Bulletin No 5, Août 2013.

[5UNFPA, Aporte al valor agregado de la población de origen extranjero en la República Dominicana, Santo Domingo, R.D. Mayo 2019, p. 29.

[6Anthony Lespès, Les Semences de la colère, Port-au-Prince : Fardin, 1949 ; Jacques Stephen Alexis ; Compère Général Soleil. Paris, Éditions Gallimard, 1955 ; Robert Crasweller, Trujillo. Life and Times of a Caribbean Dictator, New York : Macmillan, 1966 ; Freddy Prestol Castillo, El Masacre se pasa a pie, Santo Domingo, Ediciones Taller, 1989 ; Edwidge Danticat, The farming of bones, Soho Press, 1998 ; Lauren H. Derby & Richard L. Turits, Terreurs de frontières : Le massacre des Haïtiens en République dominicaine en 1937. Port-au-Prince : Centre Challenges, 2021.

[7« Le ministre dominicain des affaires étrangères se pose en défenseur de la cause haïtienne sur la scène international », Radio Kiskeya, 12 juillet 2005.

[8Candida Acoste, « Haitianos ricos compran negócios rentan vivendas en el pais », Listin Diario, 15 de octubre de 2021.

[9Mary Speck et. al., « Cross-border trade and corruption along the Haiti-Dominican Republic border », Center for Strategic and International Studies (CSIS) and USAID, March 2019, p. 10.

[10« L’inégalité entre Haïti et la République dominicaine, moteur de la crise migratoire », L’Express, 04/07/2018.

[11Jean-Marie Théodat, « Haïti : le bon grain et l’ivraie du commerce mondial des produits vivriers », L’information géographique, 2009/1 Vol. 73.

[12Banque mondiale, « World Bank Country and Lending Groups », 2020,
https://datahelpdesk.worldbank.org/knowledgebase/articles/906519-world-bank-country-and-lending-groups

[13Laura Jaramillo and Cemile Sancak , « Growth in the Dominican Republic and Haiti : Why has the Grass Been Greener on One Side of Hispaniola ? », International Monetary Fund, March 2007.

[14Les paysans haïtiens victimes de la CODEVI, de la Banque Mondiale et de l’État dominicain, Google Group, 22 août 2022 ;

[15Plan d’Actions Départemental pour l’Environnement et le Développement Durable (PADEDD). Plan développement Ouanaminthe, 2013, p. 15.

[16ECLAC, Time to tax for inclusive growth, 2016, p. 7.

[17Maurice Lemoine, Sucre amer, esclaves aujourd’hui dans les Caraïbes, Paris, Éditions L’Harmattan, 1985.

[18Haroldo Dilla Alfonso et Sobeida de Jesus Cedano, « De problemas y oportunidas : intermediación urbana fronteriza en Repúblicana Dominicana », Revista Mexicana de Sociologia, UNAM, numero 1, enero-marzo, 2005, p. 118.

[19Emilio Cordero Michel, « Gregório Luperón y Haiti », Anuário de Estúdios Americanos, Vol. 49, 1992, p. 498.

[20Edgar Morin, La vie de la vie, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 391.