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Haïti-Histoire : Inadéquations, incompréhensions … Lettre ouverte à Ariel Henry

Par Olsen Jean Julien*

Document soumis à AlterPresse le 18 octobre 2023

Monsieur Ariel HENRY,
Premier ministre
En ses bureaux. —

Objet : Disparition de Dessalines, bornage du site du Bois Caïman
et construction d’un musée de l’Esclavage.

Monsieur le Premier ministre,

C’est avec beaucoup d’amertumes que j’ai lu vos tweets ci-dessous annonçant votre projet de construire un musée de l’Esclavage à la suite du bornage du site du Bois Caïman.

Je suis heureux d’annoncer, en ce 17 octobre qui marque la 217e année de la disparition de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines, que le Gouvernement a fait procéder, au cours du mois de septembre écoulé, au bornage du site du Bois Caïman.

Reconnu d’utilité publique par arrêté en date du 20 août 1998, Bois-Caïman est un patrimoine national et universel, consécration de la lutte séculaire de tous les esclaves marrons. Ce bornage ouvre la voie à divers projets, dont la construction du musée de l’Esclavage en Haïti. [1]

Ces textes témoignent une fois de plus de la légèreté avec laquelle l’histoire du peuple haïtien est présentée. Mais au-delà de l’amertume, ils ont motivé ma décision de vous écrire cette lettre ouverte en vue de vous demander de rectifier les faits, de clarifier la confusion en publiant les informations pertinentes et de réviser les objectifs de ce projet.

Vos tweets soulèvent beaucoup de questions. Qu’en est-il du bornage réalisé au moment de la déclaration d’utilité publique du site du Bois-Caïman en 1998 ? Pourquoi ne pas en parler dans le même message ? La construction d’un musée de l’Esclavage en Haïti se fera-t-elle sur le site du Bois Caïman ? Comment assurer la légitimité de ces projets d’infrastructures culturelles sans la participation des élus locaux, des secteurs sociaux, des professionnels concernés et dans le cadre d’un gouvernement de transition ?

Depuis les travaux de l’historien Michel-Rolph Trouillot, nous savons que les stratégies d’effacement et de banalisation de la révolution haïtienne sont multiples et subtiles. Elles se cachent sous le couvert de catégories inadéquates utilisées pour nommer les faits, de l’apparence naïve des discours et de l’imprécision dans la formulation des décisions. [2]

La première inadéquation relevée dans vos tweets est le fait de parler de la « disparition » de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines. L’Empereur n’a pas disparu. Il a été lâchement assassiné le 17 octobre 1806 dans le cadre d’une contre-révolution. Les faits sont bien connus, mais il n’est pas superflu de les rappeler pour les plus jeunes qui liront cette lettre. Voici quelques extraits de la relation de la cruauté des faits compilés par l’historien Thomas Madiou.

« Dessalines était à Marchand quand il avait appris par les lettres de Papalier, de Lafleur, de Gérin, de Lamarre, de Yayou et de Pétion, la nouvelle de la révolte de Mécerou, à Garata.

… Gédéon fit savoir à Gérin que l’Empereur lui avait ordonné de l’attendre au Pont-Rouge ; il ajouta qu’il lui avait dit, qu’avant d’entrer au Port-au-Prince, il voulait le découvrir debout à ce poste. Sur les instances de Gérin, il se déshabilla et donna son uniforme à un officier adjudant-major de la 21e de Léogane, de la même corpulence que lui. Pour mieux attirer Dessalines dans le piège, Gérin plaça cet officier au Pont-Rouge, à la tête d’un bataillon de la 15e. Il était minuit.

… Le 17 octobre, à cinq heures du matin, l’Empereur partit de l’Arcahaie avec son état-major seulement, car la 4e qui eût pu l’accompagner avait reçu l’ordre de rétrograder jusqu’à Montrouis, pour y être habillée.

… Bientôt il découvrit le Pont-Rouge. Il était neuf heures du matin.

… Les généraux Gérin, Yayou et Vaval, l’adjudant général Vernet et plusieurs autres officiers supérieurs, accourent vers le lieu de l’embuscade, les uns à cheval, d’autres à pied. Un profond silence s’établit ensuite ; le mouvement de la vie s’était arrêté dans les artères de la cité. Dessalines se voit trahi ; il est au milieu des 15e et 16e demi-brigades du Sud.

… Enfin un sous-officier, Duverger, ordonna à un jeune soldat de la 15e, nommé Garat, de tirer. Celui-ci lâche son coup de fusil ; l’Empereur, qui n’est pas atteint, continue sa marche avec ardeur. Au même instant, un autre coup de feu part des rangs de la 16e. Au bruit de cette dernière détonation, les soldats s’arrêtent, et Dessalines tombe sous une décharge générale de mousqueterie. Il s’écrie : À mon secours, Charlotin ! Le colonel Charlotin Marcadieux se précipite sur lui et le couvre de son corps ; mais il expire, la tête fendue d’un coup de sabre du chef d’escadron Delaunay, officier du Sud. Dévouement sublime que l’histoire, dans sa justice toujours infaillible, couronnera éternellement.

… Dessalines est achevé par trois coups de poignard que lui porte le général Yayou ; les deux pistolets du général Vaval rentrent sur lui ; il est dépouillé ; on lui coupe les doigts ; on lui enlève les pierreries qui ornent sa main ; on ne lui laisse que son caleçon. Yayou ordonne à quelques grenadiers d’enlever le cadavre.

… On transporte le corps en ville ; maintes fois on le laisse tomber, et chaque fois, la foule se ruant sur le cadavre, le lapide et le hache à coups de sabre ; enfin il est jeté au milieu de la place du gouvernement. La figure n’était plus reconnaissable ; le crâne était brisé, les pieds, les mains étaient coupés.

… L’histoire flétrira toujours ces scènes infâmes qui ne doivent être souffertes, en aucune circonstance. La morale condamne déjà bien assez l’assassinat politique exercé sur les êtres même les plus criminels pour qu’on ne l’accompagne pas de circonstances qui font frémir l’humanité. » [3]

La deuxième inadéquation, implicite dans vos tweets, pourrait avoir des conséquences encore plus graves que l’infamie de l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines, un brave combattant de la liberté. Construire un musée de l’Esclavage sur le site du Bois Caïman serait moralement un assassinat contemporain des idéaux de la Révolution haïtienne.

Cette idée qui flotte depuis un certain temps dans des cercles de l’Administration publique haïtienne résulte d’une triple incompréhension. Elle ignore la pédagogie muséale, la richesse de l’historiographie récente de la révolution haïtienne et la vocation des sites historiques et archéologiques. Les conséquences d’une telle approche seraient un effacement et une banalisation de certains faits de la révolution pour faire place à la nécessité de raconter l’histoire de l’esclavage. On peut faire un musée de l’Esclavage dans n’importe laquelle des anciennes plantations sucrières dont les vestiges permettent de comprendre le fonctionnement du système esclavagiste.

Si un musée devait être aménagé sur le site du Bois Caïman, il faudrait un musée de la RÉVOLUTION HAÏTIENNE. Ce musée devrait être un dispositif intelligent d’interprétation qui présente les Nouveaux Mondes, les nouveaux temps et les nouveaux sujets sociaux issus de cette révolution.

Cette révolution a aboli l’esclavage en rebaptisant la terre « Ayiti », de son ancien nom taïno, dans une magnifique expression de l’imagination herméneutique de nos ancêtres. De la musique à la littérature, de la sculpture à l’architecture, des rituels du vodou aux jeux vidéo, des vèvès à la peinture, de la danse à la cinématographie, la révolution haïtienne a inspiré un nombre incalculable d’expressions créatrices sur tous les continents. Le musée de la Révolution haïtienne devrait être à la hauteur de cette imagination créatrice en présentant les ruptures, les potentiels et les utopies de ces sujets sociaux qui ont juré de vivre libres ou de mourir.

Michel-Rolph Trouillot a écrit que la naïveté est souvent une excuse pour ceux qui exercent le pouvoir. Mais pour ceux sur qui ce pouvoir s’exerce, la naïveté est toujours une erreur. Deux siècles après la révolution, beaucoup de signaux indiquent que nous vivons encore dans un monde où les séquelles de l’esclavage perdurent sous différentes formes. L’existence d’enfants en domesticité, le kidnapping, le trafic de personnes et la négation des droits syndicaux des travailleurs se perpétuent. Beaucoup de nos dirigeants et de nos intellectuels continuent de fonctionner sous l’emprise de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Les idéaux de la Révolution haïtienne sont encore très pertinents dans le contexte actuel et ils cherchent encore un musée pour aider à actualiser leur vérité historique.

Lorsque les chants des sirènes de l’illusion du pouvoir feront place au silence de l’oubli, j’espère que vous comprendrez mieux la valeur inestimable de cette vérité historique.

Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ! [4]

Cordialement,

Olsen Jean Julien

Montréal, le 17 octobre 2023

* Ingénieur-Architecte.
Conservateur d’édifices historiques et de sites archéologiques
Ancien ministre de la culture

Photo : source Primature


[1Voir les trois tweets publiés le 17 octobre 2023. Le premier est publié à 6h29 AM et les deux autres à 6h30. https://twitter.com/DrArielHenry/status/1714227310415466542

[2Michel-Rolph Trouillot, Silencing the past  : power and the production of history (Boston, Mass. : Beacon Press, 1995).

[3Thomas Madiou, Histoire d’Haïti - Tome III - 1803-1807, vol. III (Port-au-Prince, Haïti : Éditions Henri Deschamps, 1989), 401‑7.

[4Citation du discours du Général Jean-Jacques Dessalines, aux Gonaïves, le 1er janvier 1804