Extrait du rapport d’Amnesty International sur la situation en Haiti, le 28 juillet 2005
Repris par AlterPresse le 3 aout 2005
La consolidation de la paix, de la sécurité et de l’état de droit dépendra du succès du désarmement, de la démobilisation et de la réinsertion (DDR) de tous les groupes armés. Toutes les initiatives destinées à rétablir les droits humains les plus fondamentaux doivent s’appuyer sur un processus de DDR efficace, qui doit par conséquent devenir une priorité pour le gouvernement de transition, la société haïtienne, la MINUSTAH et la communauté internationale en général.
Le contrôle des armes est une préoccupation majeure depuis le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide en 1994, après l’intervention militaire menée par les Etats-Unis pour chasser les militaires qui l’avaient destitué trois ans auparavant. De très nombreuses armes, légères et autres, sont en circulation en Haïti. Elles sont aux mains d’anciens rebelles, d’anciens militaires, de bandes criminelles avec ou sans affiliation politique, d’agents de sécurité et de civils. Tous les Haïtiens ont le droit constitutionnel de posséder des armes à feu avec l’autorisation de la police, mais la circulation et la possession des armes se sont généralisées au fil des ans, principalement de manière illégale.
Des recherches menées en 2004 et 2005 par le programme Small Arms Survey, basé à Genève, montrent que, en Haïti, près de 170000 armes se trouvent entre les mains de particuliers, de divers groupes armés et bandes criminelles, de services de sécurité et de responsables de l’application des lois(8). Selon le rapport de Small Arms Survey, il n’existe pas à ce jour de registre complet, précis et actualisé des armes à feu ; il existait bien un registre national, mais il a été abandonné, bien que des permis de port d’armes aient été accordés début 2005. Les chiffres officiels donnés dans le rapport indiquent que, en 2001, la police nationale avait enregistré 20300 armes possédées légalement par des civils(9).
L’étalage public des armes par les anciens rebelles et militaires est un phénomène récurrent, toléré par les autorités et les responsables de la MINUSTAH. Même si le gouvernement a souvent été menacé de coup d’Etat par les anciens militaires, aucune action convaincante n’a été entreprise avant décembre 2004 pour désarmer ces derniers ou les chasser des bâtiments publics qu’ils occupaient (dont des postes de police).
Depuis que le gouvernement de transition a pris ses fonctions début mars 2004, aucun effort sérieux n’a été fourni pour s’attaquer au problème du désarmement, malgré une forte augmentation de la violence et des décès par armes à feu. Il est apparu clairement que le gouvernement n’avait pas la volonté politique de s’attaquer sérieusement à ce problème, bien qu’il ait le soutien de la MINUSTAH pour l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme de désarmement, de démobilisation et de réinsertion. Le secrétaire général et le Conseil de sécurité des Nations Unies ont appelé à maintes reprises les autorités haïtiennes à prendre en main de toute urgence le problème du désarmement, mais aucun programme exhaustif de DDR n’a encore été mis en place.
La faiblesse du processus de DDR, malgré un an de présence des Nations Unies dans le pays, pourrait avoir des répercussions extrêmement négatives sur l’environnement politique dans le contexte des élections à venir, et la communauté internationale doit se saisir de cette question. Déjà , l’association dangereuse de la prolifération des armes, du taux de chômage élevé (près de 60 p. cent) et de la méfiance qui existe entre les différents secteurs sociaux et politiques en Haïti contribue à rendre la situation explosive, et la présence de la MINUSTAH ne parvient que partiellement à remédier à cette instabilité.
Une initiative limitée a été menée en 2004 pour encourager les Haïtiens à déposer volontairement leurs armes. Cependant, il manquait à cette initiative un cadre spécifique permettant d’aborder plus globalement le désarmement. Le gouvernement de transition avait fixé le 15 septembre 2004 comme date limite pour le dépôt volontaire des armes. Les autorités avaient laissé entendre que, après cette date, une politique plus volontariste de désarmement des groupes armés illégaux serait menée par la police nationale, en collaboration avec la MINUSTAH. Cependant, cette échéance est passée presque inaperçue et il est apparu clairement que ni les autorités haïtiennes, ni la MINUSTAH n’avaient prévu de cadre coordonné pour lancer le processus de désarmement. En tout état de cause, si un tel cadre existait, il n’a pas été appliqué.
Il est apparu en outre que les autorités haïtiennes toléraient certains groupes armés illégaux, tels que les anciens rebelles et les anciens militaires et leurs acolytes, tandis qu’elles poursuivaient les bandes armées présumées favorables à Jean-Bertrand Aristide. En octobre et en novembre 2004, les délégués d’Amnesty International ont observé que les anciens membres des FADH qui montraient leurs armes en public dans la capitale et dans d’autres villes n’étaient pas inquiétés par la PNH ni par la MINUSTAH. à€ la même époque, avant l’opération menée le 20 mars 2005 par la MINUSTAH pour mettre fin à l’occupation d’un poste de police à Petite-Goâve, les représentants d’Amnesty International ont constaté que des anciens militaires se chargeaient du maintien de l’ordre, là encore sans être inquiétés.
à€ mesure que l’année 2004 s’écoulait, le gouvernement de transition entamait une réflexion sur son inefficacité en matière de DDR, tandis que la MINUSTAH se tournait vers de petits projets locaux pour combattre l’impunité et la circulation des armes. Un précédent projet mené dans le quartier de Carrefour-Feuilles (au sud-ouest de Port-au-Prince) par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) s’est révélé très utile pour évaluer la réaction des groupes visés. Les contacts avec la population locale ont été établis sur un an afin d’instaurer un climat de confiance. Les armes ont été rendues sur la base du volontariat en échange de l’accès à des programmes de microcrédit. Fin 2004, la MINUSTAH envisageait l’extension de ce projet pilote à d’autres quartiers de la capitale.
La capacité du gouvernement de transition à mener à bien le désarmement en 2004 a été en partie limitée par son absence d’autorité dans la majeure partie du pays. L’administration et les services publics se sont effondrés pendant la rébellion de février 2004 ; les responsables de l’application des lois ont fui ; les postes de police, les prisons et les tribunaux ont été pillés, brûlés et détruits ; et les représentants locaux des différentes administrations ont pris la fuite ou ont été démis de leurs fonctions. Les anciens rebelles et militaires ont occupé le vide laissé par l’Etat et pris le contrôle de la plus grande partie du pays, les armes à la main. Toutefois, à la fin du premier semestre 2005, il est aussi apparu que le gouvernement de transition n’avait pas la volonté politique de s’attaquer de manière exhaustive et systématique au désarmement, à la démobilisation et à la réinsertion.
Les anciens militaires, en position de force, ont obtenu du gouvernement de transition la satisfaction de leurs revendications concernant leur indemnisation financière et l’intégration dans la police nationale pour ceux d’entre eux qui le souhaitaient. Un Bureau de gestion des militaires démobilisés a été créé pour s’occuper des doléances des anciens soldats. Ce Bureau a exigé le paiement des arriérés de rémunération depuis la démobilisation de 1995, ainsi que des fonds de retraite militaires. Le gouvernement de transition a accepté de payer au total 28 millions de dollars (environ 23 millions d’euros) aux anciens membres des FADH en trois versements. Cependant, aucune mesure n’a été prise pour faire en sorte que les anciens militaires rendent leurs armes et le dernier versement n’a été conditionné à aucune obligation de démobilisation. Un grand nombre d’anciens militaires ont exprimé leur désir de déposer les armes et d’être démobilisés, mais toutes les factions ne sont pas d’accord sur ce point et beaucoup ont refusé de rendre leurs armes.
Le 3 février 2005, près d’un an après le début de la rébellion qui a chassé du pouvoir le président Aristide et son gouvernement, le gouvernement de transition a enfin annoncé l’adoption d’un décret présidentiel créant la Commission nationale de désarmement. Quelques semaines plus tard, les membres de cette Commission - des représentants du gouvernement et de la société civile - ont été nommés. Toutefois, au moment de la rédaction du présent document, la Commission ne disposait pas d’un programme clair de DDR, ni du financement nécessaire pour fonctionner et aider les combattants démobilisés à se réinsérer - un élément essentiel du processus de DDR. Dans son rapport de mission d’avril 2005, le Conseil de sécurité des Nations Unies a jugé inquiétantes « les limites [des] attributions [de la Commission] et son attitude ambiguëface au problème [du désarmement], en ce qui concerne notamment le personnel de l’ancienne armée(10) ».
Le 12 mars 2005, des anciens militaires ont symboliquement déposé leurs armes à Cap-Haïtien, marquant leur retour à la vie civile. Toutefois, pendant la cérémonie officielle, à laquelle assistaient, entre autres, le Premier ministre Gérard Latortue et le représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies, Juan Gabriel Valdés, seules sept armes en mauvais état ont été rendues par les 325 militaires nouvellement démobilisés. Il est à craindre que les armes n’aient été transférées à d’autres factions de l’ancienne armée ou stockées. La mort, le 8 avril 2005, de deux dirigeants de l’ancienne armée, Ramisinthe Ravix et René Jean Anthony (alias « Grenn Sonnen »), lors d’affrontements avec la MINUSTAH et la PNH, pourrait avoir des répercussions sur l’avenir du programme de DDR visant les anciens militaires ; ces derniers pourraient éventuellement s’opposer au désarmement.
Pour désarmer, démobiliser et réinsérer les combattants, il est aussi nécessaire de procéder à des améliorations en termes d’infrastructures, de services publics et d’institutions. Le désarmement et la démobilisation des combattants et leur réinsertion dans la société ne peuvent pas se faire dans un vide politique et juridique. La PNH ne peut pas intégrer en son sein tous les candidats à la démobilisation sans une stratégie et des programmes à long terme pour leur apporter une formation appropriée et assurer leur professionnalisation. La promotion d’emplois durables et de la formation professionnelle devrait être une priorité dans les programmes de réinsertion des anciens rebelles et des anciens membres de bandes armées, dans l’objectif de leur permettre de gagner leur vie.