Par Maismy-Mary FLEURANT, Ph. D.*
Soumis à AlterPresse le 27 septembre 2023
La République Dominicaine, pour répondre à la position ferme des agriculteurs haïtiens appuyés du moins officiellement par l’État haïtien, d’utiliser les eaux de la rivière Massacre pour l’arrosage de terres dans la plaine de Maribaroux, a décidé de remettre en service le canal de la Vigie situé sur la rive droite de la rivière. Plus qu’un canal pour l’arrosage des terres agricoles, la présidence dominicaine considère cet ouvrage comme une sauvegarde de la ressource en eau au profit des producteurs dominicains. Le canal de la Vigie va contourner la ville de Dajabon pour rejoindre trois autres ouvrages hydrauliques dominicains en aval du point de captage de Pittobert. Ce nouvel ouvrage entrepris sans consultation et sans notification préalable à l’État haïtien constitue un risque d’escalade et ne contribuera nullement à une résolution pacifique rapide du conflit. Sa construction révèle une vision hégémonique et exclusiviste de l’utilisation d’une ressource en eau partagée. Nous allons chercher à déterminer les éléments factuels qui confortent cette tendance, comprendre les conséquences potentielles sur la disponibilité en eau du côté haïtien et les incidences de cet ouvrage au regard du droit. Nous reviendrons à des propositions fermes et réalistes pour une solution durable à ce conflit.
Une vision hégémonique et exclusiviste de l’utilisation d’une ressource en eau partagée
Aujourd’hui, l’eau est devenue « un enjeu géostratégique majeur pouvant potentiellement engendrer des antagonismes » (Aksoy, 2019). Si la coutume internationale et les grands principes du droit international fluvial et lacustre prévoient une utilisation équitable, raisonnable et non-dommageable des ressources en eau commune, il s’avère que beaucoup d’États partageant un cours d’eau international veulent asseoir une hégémonie dans leur utilisation de la ressource au détriment des autres en se prévalant de leur position géographique, de leur pouvoir économique, politique ou militaire, ou même des acquis d’un continuum historique dans une logique de premier utilisateur-propriétaire (Duhautoy, 2014).
Zeitoun et Warner (2006) comprennent l’hydro-hégémonie comme la volonté par l’un des pays riverains d’un cours d’eau d’atteindre et de consolider un contrôle maximum de la ressource en eau à travers des actions unilatérales. C’est une volonté de capture unilatérale de la ressource en eau qui passe par tout un ensemble de mesures coercitives à l’endroit des autres États cherchant un partage équitable. Zeitoun et Warner indiquent que les États hégémoniques savent utiliser la force militaire, des actions subversives de déstabilisation ou des mesures de coercition et de pression comme des menaces militaires ou des sanctions économiques pour arriver à leurs fins. Ces sanctions économiques sont parfois imposées pour empêcher la construction d’ouvrages hydrauliques par les autres États riverains du cours d’eau (Blanchon, 2009).
Dans le cas de la rivière Massacre, la République Dominicaine a toujours agi comme puissance hégémonique voulant imposer sa compréhension d’une utilisation exclusiviste de l’eau. Les actions qu’elle a entreprises depuis 2021 et particulièrement depuis la reprise de la construction du canal de captage au niveau de Ouanaminthe en août 2023 le prouvent clairement. Le gouvernement dominicain a déployé son armée sur la frontière, maintenant une forte présence de ses troupes à quelques mètres du lieu de captage, ce qui est clairement une mesure d’intimidation. Il a fermé ses frontières avec Haïti, paralysant tous les échanges économiques avec Haïti dans le but évident de pousser les Haïtiens dépendants de la production agricole haïtienne à supplier pour l’arrêt des travaux et la réouverture des marchés binationaux. Les « sanctions » imposées à des citoyens haïtiens entrent dans cette même logique de représailles.
Cette vision hégémonique ne date pas d’aujourd’hui. Elle est concrétisée dans l’ensemble des ouvrages réalisés sur le cours d’eau et du volume de la ressource déjà utilisé par ce pays pour les besoins de sa population. Dans une note d’information publiée le 26 mai 2021 par les ministères dominicains de l’environnement et des ressources naturelles et de l’agriculture et les deux principaux organismes de gestion de l’eau de ce pays, l’Institut national des ressources hydrauliques (Indrhi) et l’Institut national de l’eau potable et de l’assainissement (Inapa), la partie dominicaine reconnait avoir dérivé un débit de 3.22 mètres cubes par seconde de la rivière Massacre à travers 10 canaux d’une longueur totale de 38,10 kilomètres. Le 11e canal, celui de la Vigie n’était plus fonctionnel au moment de cette note. La République Dominicaine reconnait en outre l’existence d’un barrage en terre pour stocker de l’eau pour l’irrigation dans la zone de Cabeza de Caballo qui a un volume de stockage de 0,6 million de mètres cubes et un barrage en construction appelé La Piña d’un volume de stockage de 1 million de mètres cubes d’eau.
On comprend ici une utilisation abusive et unilatérale, complètement disproportionnée et inéquitable que fait la République Dominicaine d’une ressource en eau commune si on prend seulement en compte une étude de l’armée américaine datant de 1999 évaluant le débit de la rivière Massacre est de 5 mètres cubes 34 par seconde (nous rappelons que la République Dominicaine reconnait une dérivation de 3,22 mètres cubes par seconde de ce débit). Cette hydro-hégémonie assumée est préjudiciable à Haïti et ne cadre pas avec les grands principes du droit international et les accords bilatéraux passés entre les deux États.
Le canal de la Vigie, ses incidences sur la disponibilité de la ressource en eau et ses conséquences au regard du droit
La remise en fonctionnement du canal de la Vigie, son expansion pour atteindre la rivière en aval du point de Pittobert, représente une nouvelle pierre d’achoppement et une possibilité de complication et de blocage des négociations à mener entre les deux pays.
Le schéma de construction est celui-ci : dans deux à trois semaines l’État dominicain va rouvrir et nettoyer le canal sur un kilomètre et demi, sa longueur actuelle. Des pompes seront installées pour pomper l’eau de la rivière vers cette prise. À moyen terme, le projet est plus ambitieux. Le canal de la Vigie sera allongé sur plusieurs kilomètres pour se connecter à trois systèmes d’irrigation : Veterano 0, Veterano 1 et Don Pedro. Ces trois systèmes se retrouvent en aval de la prise de Pittobert.
L’intention ouverte et déclarée de la République Dominicaine est donc de détourner l’eau en amont, pour la faire passer dans un canal et la reverser dans les trois systèmes d’irrigation cités plus haut. Cela revient à réduire considérablement le débit de la rivière pour Haïti. Concrètement, le volume de l’eau disponible avec ce nouvel ouvrage sera infime. L’alimentation du canal de Pittobert est menacée avec un débit si minime qui ne pourra nullement répondre aux objectifs initiaux du projet d’arroser 3000 hectares de terre dans la plaine de Maribaroux. Cet ouvrage du canal de la Vigie peut rendre obsolète le canal de Pitobert avant même son achèvement. La République Dominicaine veut garder une utilisation exclusive de la rivière Massacre en détournant unilatéralement une grande partie de l’eau pour en priver la partie haïtienne. Cette nouvelle prise va augmenter le volume total capté par la République Dominicaine alors qu’Haïti n’a jusqu’à présent mis en service aucun ouvrage de captage des eaux, le canal de Pittobert étant toujours en construction.
La construction du canal de la Vigie soulève aussi de graves problèmes de droit. Le président dominicain a déclaré lors de la présentation du projet de la Vigie que cet ouvrage a été construit en 1966 avec l’accord du gouvernement haïtien. Cependant, aujourd’hui, ils le remettent en service sans informer l’État haïtien. Pire, cet ouvrage va connaitre une longue extension sur plusieurs kilomètres avec une augmentation du volume d’eau captée. L’obligation d’information et de notification exigée dans les grands principes du droit international fluvial n’est pas respectée. La République Dominicaine n’a pas présenté le document du projet avec les détails techniques et les études d’impact environnemental et social préalables. L’Assemblée générale des Nations unies, dans l’article 3 de la résolution 3281 (XXIX), précise : « Dans l’exploitation des ressources naturelles communes à deux ou à plusieurs pays, chaque État doit coopérer sur la base d’un système d’information et de consultations préalables afin d’assurer l’exploitation optimale de ces ressources sans porter préjudice aux intérêts légitimes des autres États ». Cet acte unilatéral est absolument contraire à la règle de droit international.
La construction de cet ouvrage est aussi une violation du Traité de paix, d’Amitié et d’Arbitrage du 20 février 1929. Elle va aggraver la réduction du débit de l’eau, altérant encore la disponibilité de l’eau du côté haïtien. C’est cet ouvrage qui peut être considéré comme une déviation de la rivière, ce qui est expressément interdit par l’article 10 de cet accord. Cette déviation est faite pour empêcher Haïti d’utiliser la rivière Massacre. En réduisant encore le débit de la rivière, les conséquences sont directes pour le captage de Pittobert qui ne sera pas assez alimenté en eau pour répondre à ses objectifs.
Des solutions de droit pour une utilisation équitable de la ressource commune
Nous rappelons que le droit international prescrit une utilisation équitable, raisonnable et non-dommageable des ressources en eau. Nous voulons rappeler aussi la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice qui a consacré dans l’Arrêt du 25 septembre 1997 relatif à l’Affaire relative au projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie / Slovaquie) ces grands principes d’utilisation proportionnelle et non-dommageable. La Cour Internationale de Justice reprend la disposition d’un arrêt de la Cour Permanente de Justice Internationale datant de 1929 sur le droit des États riverains sur un fleuve navigable pour l’étendre à l’utilisation des cours d’eau à des fins autres que la navigation. Elle consacre définitivement le principe de parfaite égalité des États riverains dans l’utilisation d’un cours d’eau : « Le développement moderne du droit international a renforcé ce principe également pour les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ».
Des fuites en avant, comme la construction du canal de la Vigie, peuvent entrainer une escalade dans un conflit qui demande de l’apaisement et de la concertation. Des citoyens haïtiens commencent déjà à préconiser comme parade la construction d’ouvrages ou même la déviation des principaux affluents haïtiens de la rivière Massacre, la rivière de Capotille et la rivière de Gens de Nantes qui sont situées en amont de la prise de la Vigie.
Cette escalade n’est pas souhaitable. Il est impératif aux deux États de revenir sur la table de négociation sans conditions préalables dans l’esprit du Traité de 1929 qui veut, comme le rappelle encore une note de l’Organisation des États américains, un partage équitable de la ressource en eau commune. Les deux pays peuvent encore accepter une médiation internationale ou même aller à l’arbitrage. Déjà, la partie haïtienne devrait signifier à la partie dominicaine une protestation officielle et exiger toutes les informations possibles du projet de réhabilitation et d’agrandissement du canal de la Vigie. La voie diplomatique sera ainsi privilégiée. Chacune des parties, et particulièrement la République Dominicaine, doit savoir que la force ne pourra jamais offrir une solution durable à ce conflit.
* Enseignant-chercheur
Vice-recteur à la recherche à l’Université Publique du Nord-Est à Fort-Liberté (Upnef)
Bibliographie
Conventions internationales et bilatérales
Accord binational de 2007 portant sur la réparation des bassins versants du fleuve Artibonite
Accord d’Amitié, de Paix perpétuelle et d’Arbitrage du 27 février 1935
Accord sur la réparation des bassins versants du fleuve Artibonite, Novembre 2007.
Convention des Nations unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation.
Convention du 9 février 1978 entre la République d’Haïti et la République Dominicaine pour la construction du barrage répartiteur international sur la Rivière Pedernales.
Protocole Additionnel au Traité du 21 janvier 1929 sur la délimitation de la frontière entre la République Dominicaine et la République d’Haïti du 9 mars 1936.
Résolution 3281 (XXIX) de l’Assemblée générale de l’ONU (12 décembre 1974)
Traité de paix, d’Amitié et d’Arbitrage du 20 février 1929
Jurisprudence internationale
CIJ, Affaire relative au projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie / Slovaquie), arrêt du 25 septembre 1997, CIJ, Recueil 1997, § 140.
CPJI, Juridiction territoriale de la Commission internationale de I’Oder, arrêt n° 16, 10 septembre 1929, CPJI série A n° 23.
Doctrine et documents officiels
AKSOY, E. (2019). La Géostratégie De L’eau Dans Le Bassin Du Lac Tchad : Entre Enjeux De Développement Et Conflit ? AHBV Akdeniz Havzası ve Afrika Medeniyetleri Dergisi, 4(1), 21-39.
ALFONSO, Haroldo Dilla, « Intercambios desigual y complejos urbanos binacionales en la frontera dominicana con Haití », (2004) 5:9.
Blanchon, David. « Hydro-hégémonie et contre-hégémonie », Géopolitique de l’eau. Entre conflits et coopérations, sous la direction de Blanchon David. Le Cavalier Bleu, 2019, pp. 73-74.
BURCHI, Stephano et Melvin SPREIJ, Institutions for international freshwater management, UNESCO, IHP, WWAP, 2003.
Commandement Sud de l’armée des Etats-Unis, Bureau du Génie, L’évaluation des ressources d’eau d’Haïti, Août 1999.
DE TRAVESEDO, Natalia Gómez et Paola Saenz RAMÍREZ, Análisis de riesgos de desastres y vulnerabilidades en la República Dominicana : Documento de contribución al Sistema Nacional de Prevención, Mitigación y Respuesta a Desastres.VI Plan DIPECHO del Caribe, Comisión Europea/PAZ/Intermon Oxfam/PLAN, 2009.
Duhautoy, Franck. "Du droit de l’eau au droit à l’eau ?." (2014).
FLACSO / INESA, Inventario de los conocimientos e intervenciones sobre la zona transfronteriza Haití-República Dominicana, PNUD/Agence canadienne de développement international,. Décembre 2003 à la p. 72.Service économique de l’Ambassade de France en République Dominicaine, Le commerce extérieur d’Haïti en 2013 juin 2014.
FLEURANT, Maismy-Mary, Haïti-République Dominicaine : Pour un accord global sur la gestion des cours d’eau transfrontaliers, AlterPresse, 4 déc. 2007, http://www.alterpresse.org/spip.php?article6704
FLEURANT, Maismy-Mary, La gestion durable des cours d’eau transfrontaliers d’Haïti et de la République Dominicaine – Problématique, Constats et Perspectives, Centre de Recherche, de Réflexion, de Formation et d’Action Sociale (Cerfas), Port-au-Prince, mai 2014.
Haïti Press Network, Haïti/Rép. Dominicaine : la gestion obsolète des rivières communes, novembre 2004.
IRC International Water and Sanitation Centre, RÉPUBLIQUE DOMINICAINE, SAINT DOMINGUE : 92% des eaux usées ne sont pas traitées, 4 Oct 2005.
MANIGAT, Leslie F., « Les relations haïtiano-dominicaines, ce que tout Haïtien devrait savoir », (1997) Avril-Juin Les Cahiers du CHUDAC.
REDON, Marie « Frontière poreuse, État faible : les relations Haïti/République dominicaine à l’aune de la frontière (Porous border, weak State ? The relations between Haïti and the Dominican Republic seen from the border) », (2010) 3 Bulletin de l’Association de géographes français 308.
REDON, Marie, Des îles en partage Haïti et République Dominicaine, Saint Martin, Timor, Editions de l’Université d’État d’Haiti, Presses Universitaires du Mirail, Port-au-Prince, Toulouse, 2010.
República Dominicana, Dirección General de Ordenamiento y Desarrollo Territorial (DGODT) et BID, Indicadores de la Gestión de Riesgos de Desastres en República Dominicana 2012 : Desafíos pendientes y acciones para el avance, Santo Domingo, República Dominicana, 2013.
SALÈS, Marcel, et. Al., Diffusion haïtienne 1804 – 1854, Collection du tri-cinquantenaire de l’Indépendance d’Haïti, Imprimerie Held, Lausanne, 1954.
Secrétariat Général de l’OEA, Appel au dialogue entre la République d’Haïti et la République Dominicaine, Communiqué du 26 septembre 2023.
THEODAT, Jean-Marie « Au-delà de la frontière, les relations Haïti – République Dominicaine à l’épreuve du tremblement de terre du 12 janvier 2010 » (2012) 2 :24-25 Cresfed 23.
WIDMER, Jocelyn et al., VisiEAU 2018 Vision 2018 pour la gestion de l’eau en Haïti, UEH, University of Florida, Water Mission, Couronne, Culligan, Séjourné SA, FEQUIRE, National, 2018, en ligne : https://www.sie-haiti.org/eis_haiti/media/documents/Haiti-Water-Summit_French.pdf
Zeitoun, Mark, and Jeroen Warner. "Hydro-hegemony–a framework for analysis of trans-boundary water conflicts." Water policy 8.5 (2006) : 435-460.
Photo : capture d’écran