Español English French Kwéyol

Haïti-RD/Affaire rivière Massacre : Proposition d’une sortie de crise par la conciliation

Par Smith Augustin*

Soumis à AlterPresse le 26 septembre 2023

Les relations diplomatiques haïtiano-dominicaines sont en crise depuis la reprise en août dernier des travaux de construction d’un canal du côté haïtien de la rivière Massacre suivie de l’injonction faite par les autorités dominicaines au gouvernement haïtien d’arrêter ou de faire arrêter les travaux. Cette situation est en effet un rebondissement dans l’actualité de la même affaire qui avait été soulevée en avril 2021. À cette époque, elle avait connu une ampleur médiatique et politique nettement moindre, mais les négociations bilatérales entreprises n’ont pas pu la résoudre.

L’euphorie nationale ressentie du côté haïtien au cours de cette deuxième phase de l’affaire a clairement poussé le gouvernement haïtien actuel à réviser sa stratégie initiale de se déresponsabiliser du projet. Le discours officiel du Premier ministre Ariel Henry à la 78e Assemblée générale des Nations unies semble confirmer son nouveau positionnement qui lui donne d’ailleurs une certaine popularité jusque-là inespérée. D’un autre côté, l’opinion publique dominicaine se divise sur la convenance des mesures drastiques prises par le président Abinader dans le cadre de cette affaire. La décision relative à la fermeture totale des frontières dominicaines avec Haïti est la plus critiquée. Par la force des choses, nous nous acheminons sans doute vers la prise de nouvelles mesures plus justes et plus raisonnables en vue d’une sortie de crise – comme nous l’avons toujours souhaité – pacifique et surtout durable. La question fondamentale porte sur la voie à emprunter ou la méthode à adopter.

D’aucuns pensent que les deux pays doivent recourir à l’arbitrage international tel que cela est prévu par le Traité de paix, d’amitié et d’arbitrage du 20 février 1929 (ci-devant Traité de 1929) ou le règlement judiciaire international, notamment celui de la Cour internationale de justice (Cij), prévu par la Charte des Nations unies et le Pacte de Bogota. Pour d’autres, il faudra choisir plutôt la voie diplomatique du dialogue et de la négociation bilatéraux.

Dans cet article, j’analyserai en premier lieu le bien-fondé juridique de la procédure arbitrale et du règlement judiciaire international tout en montrant leurs incommodités. En deuxième lieu, je démontrerai que la meilleure voie de sortie de la crise serait celle de la conciliation à travers le choix conjoint d’un agent conciliateur et la création d’une Commission bilatérale de conciliation (Cbc). Je conclurai en indiquant les étapes à suivre par ladite Commission en vue d’une résolution pacifique et – j’ose même dire – définitive de la crise.


1. La procédure arbitrale et le règlement judiciaire internationaux

1.1. La légitimité et les incommodités de la procédure arbitrale

Statuant sur les modes alternatifs de résolution des conflits (MARC), l’Ordre des avocats du barreau belge de Mons définit l’arbitrage comme étant un mécanisme qui « consiste à recourir à un tiers, ou un collège de tiers, impartial, qui possède une expertise dans le domaine du droit en question et qui, comme un juge, va trancher le litige entre les parties après avoir entendu les éléments de fait et l’argumentation de celles-ci. (…) L’arbitre prend sa décision en fonction du droit applicable et les obligations contractuelles des parties ». La Convention de la Haye de 1899 définit, en son article 15, l’objet de l’arbitrage international qui est « le règlement de litiges entre les États par des juges de leur choix et sur la base du respect du droit ».

Dans le cadre du différend opposant Haïti et la République dominicaine sur l’utilisation des eaux de la rivière Massacre, l’arbitrage international serait effectivement envisageable. Premièrement, il est prévu tant par le Traité de 1929 (articles 3-9) que par la Charte des Nations unies (article 33, Chapitre VII) qui, de manière générale, le promeut et le recommande de telle sorte que les différends opposant les États ne dérivent pas en une menace pour la paix, la sécurité et la justice internationales.

Deuxièmement, l’objet même de la controverse portant sur l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre est un sujet de droit qui relève de la compétence matérielle d’un arbitre international. La Rivière Massacre, de par sa nature de cours d’eau partagé, est liée à « un régime de communauté, de copropriété ou de co-souveraineté » qui donne à sa gestion un caractère forcément international ou transfrontalier vu qu’il existe naturellement, quoiqu’en partie, en dehors de ce qu’on peut appeler « une zone de juridiction nationale exclusive ».

En ce sens, pour une solution pacifique à la crise, au moins l’un des États peut légitimement recourir à un arbitre international institutionnellement constitué (article 5, Traité de 1929 ; article 33, Charte des NU, article 31 du Pacte de Bogota). A ce niveau, se présenteraient deux options de recours : un cabinet privé d’arbitrage international ou la Cour permanente d’arbitrage de la Haye (Cpa).

Le recrutement d’une firme ou d’un cabinet privé d’arbitrage international tel que ceux de Londres (Lcia), de Stockholm ou de Pékin ne serait pas le plus approprié pour le litige en question. Leurs procédures coûtent généralement très cher et s’adaptent mieux à des conflits commerciaux entre entreprises privées. Pareillement, selon le règlement de 2012 de la Cpa, le pays demandeur ou défendeur est soumis au paiement de nombreux frais d’arbitrage généralement élevés et relatifs aux honoraires et aux dépenses courantes à la fois des arbitres choisis, des experts consultés et du bureau international de la Cour (Article 40-43, Règlement Cpa de 2012).

Selon l’article 5 du Traité de 1929, à défaut d’un commun accord sur le choix de l’arbitre, les États haïtien et dominicain peuvent aussi procéder à la constitution ad hoc d’un tribunal arbitral. La procédure proposée est tout aussi compliquée pour la création de ce tribunal que pour la manière de le faire fonctionner.


1.2. Le pénible recours au règlement judiciaire international de la Cij

En vertu de l’article 33 de la Charte des Nations-Unies et l’article 31 du Pacte de Bogota portant sur les modes pacifiques de résolution de conflits, les États haïtien et dominicain pourraient également avoir recours au règlement judiciaire de la Cour Internationale de Justice (Cij) dans le cadre du différend les opposant sur l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre. Le risque est pourtant élevé, en envisageant ce recours, de se perdre dans une procédure relativement longue et pénible. Les hautes exigences de minutie et de compétence technique et juridique de la Cour l’éloignent de toute démarche expéditive.

Une préoccupation de taille est que le Statut de la Cij est muet sur le délai de traitement des affaires reçues. Par exemple, dans la pratique, celles qui ont opposé par devant cette Cour des pays de l’Amérique latine et de la Caraïbe sur des litiges provoqués par l’utilisation des cours d’eau partagés pour dommage causé à l’environnement sur leur territoire durent généralement au moins deux ans. L’une des principales affaires de ce genre, Affaire Costa Rica c. Nicaragua pour la construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan a duré cinq ans entre l’introduction de la requête et l’arrêt définitif de la Cour (18 novembre 2010 – 16 décembre 2015). À date, l’affaire la plus longue, portant sur la même controverse et connue sous le nom de Différend territorial et maritime Nicaragua c. Colombie, a duré plus de onze ans (2001-2012).

Rien n’empêcherait, qui sait, que l’actuel différend opposant Haïti et la République dominicaine, ne puisse dépasser un tel record une fois porté par devant la Cij. Les paysans haïtiens et leurs terres assoiffées d’eau pourraient-ils s’offrir le luxe d’une telle attente ?


1.3. L’exigence de l’épuisement de la voie diplomatique

Il n’y a pas que les incommodités susmentionnées de la procédure de l’arbitrage et du règlement judiciaire internationaux. Les recours aux juridictions internationales ne constituent en principe que des recours ultimes après l’épuisement de la voie diplomatique. L’arbitrage international n’est envisageable en effet, selon l’article 3 du Traité de 1929, conformément à l’article 16 de la Convention de la Haye de 1899, que si le différend est « impossible de se régler par voie diplomatique à travers des procédures d’investigation et de conciliation ».

Jusqu’à date, il n’y a aucune preuve d’épuisement de la voie diplomatique bilatérale dans la recherche des solutions à l’affaire en question. L’objectif de la prochaine partie du texte sera donc de montrer que la voie diplomatique de la négociation bilatérale, renforcée par la présence d’un agent conciliateur, pourra aider à résoudre la crise, notamment si l’on tient compte des étapes qui seront proposées ou en adoptant une procédure d’entente similaire.


2. La voie diplomatique de la négociation bilatérale : l’option de la conciliation

L’histoire diplomatique des relations haïtiano-dominicaines démontre que les deux pays ont plutôt choisi la voie de la négociation bilatérale au détriment de la procédure arbitrale et du règlement international comme mode de résolution pacifique de leurs conflits au cours des 19e et 20e siècles. En d’autres termes, leur volonté et leur capacité de résoudre eux-mêmes leurs différends font partie intégrante de leur histoire commune.

2.1. L’histoire des relations haïtiano-dominicaines et ses leçons d’entente diplomatique

Au-delà des moments houleux qu’ont connu les deux États à la première moitié du 19e siècle, les relations se sont améliorées et les deux pays ont connu et surtout promu l’amitié, la solidarité et la coopération bilatérale dès la deuxième moitié du siècle. Elle débute avec l’expérience historique de soutien du président Geffrard aux luttes des patriotes dominicains pour l’obtention de la restauration de l’indépendance de leur pays contre l’annexion espagnole (1861-1865). Elle atteint son apogée avec la signature à Port-au-Prince du Traité de paix, d’amitié, de commerce, de navigation et d’extradition du 9 novembre 1874 qui a fondé les relations diplomatiques et consulaires entre les deux pays.

Par ailleurs, les controverses relatives à la question du tracé frontalier que les tentatives d’arbitrage du Vatican (1895 et 1898) n’ont pas pu vider, ont été résolues grâce à des commissions bilatérales haïtiano-dominicaines dont les travaux ont abouti aux accords définitifs de délimitation frontalière que sont le Traité du 21 janvier 1929, le Protocole de révision du 9 mars 1936 et l’Annexe au Protocole de révision du 15 mars 1936.

Par ailleurs, on peut légitimement reprocher au gouvernement de Vincent une certaine mollesse dans la gestion diplomatique du dossier relatif au massacre des Haïtiens en 1937. On peut aussi s’accorder sur le fait que les accords du 31 janvier et du 26 février 1938 ont été des « accords du déshonneur ou de la honte ». Ils ont malgré tout conduit à une résolution pacifique du conflit, à la condamnation de 16 Dominicains à 30 ans de prison et à l’obligation faite à Trujillo de prendre du recul jusqu’à opter en mai 1938 pour une présidence de doublure assurée par Jacinto Bienvenido Peynado.

Enfin, il convient de signaler, ne serait-ce pour nous en inspirer aujourd’hui, la signature le 9 février 1978 de la Convention et du Protocole additionnel pour la construction du barrage international de dérivation sur la Rivière Pedernales qui constitue le plus bel exemple d’entente haïtiano-dominicaine sur l’utilisation des eaux partagées. Et ceci, sans compter La Déclaration conjointe du 23 novembre 2007 pour la gestion du bassin supérieur du fleuve Artibonite signée par les ministres de l’Environnement des deux pays ; La Déclaration de Villa Anacaona du 18 septembre 2008 , dans laquelle les ministres de l’Environnement des deux pays se sont engagés à définir des actions de gestion intégrée et à promouvoir un processus de coopération environnementale et de ressources naturelles, avec des actions de reboisement à travers le Plan Quisqueya Vert ; La Déclaration de Santo Domingo du 20 mars 2009 , pour la conservation de la biodiversité caribéenne et du corridor biologique dans les Caraïbes et Le Mémorandum d’accord du 3 février 2014 réitérant l’engagement des gouvernements en faveur de la protection de l’environnement de l’île et le renforcement du programme de frontière verte, la réduction de la dégradation de l’environnement insulaire notamment sa biodiversité et la promotion de l’éducation environnementale et de la recherche scientifique en la matière.

2.2. La résolution pacifique du différend actuel

Partant de leurs longues expériences de réussite en matière de négociation bilatérale comme mode de résolution pacifique des différends les opposant, Haïti et la République dominicaine peuvent compter sur leur propre capacité à résoudre le litige actuel portant sur l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre.

2.2.1. Quid de l’investigation et de la conciliation ?

Le Traité de 1929, en son article 3, prescrit que la voie diplomatique de recours aux procédures d’investigation et de conciliation doit précéder celle de l’arbitrage. On peut faire économie de l’investigation comme mode de résolution de conflits à part entière, mais sans l’écarter totalement. Le travail d’investigation, tel que nous le démontrerons ultérieurement, est un support technique à la procédure de conciliation que nous proposerons.

La conciliation est l’un des modes alternatifs de règlement des conflits qui se définit, selon l’Ordre des avocats du barreau belge de Mons, comme étant « l’action d’amener à s’entendre des personnes d’opinions divergentes. (…) Elle consiste en une intervention, dans un différend ou dans une négociation, d’une tierce personne choisie par les parties, impartiale et neutre, sans pouvoir décisionnel, dans le but de les aider à trouver elles-mêmes leur propre solution et à concrétiser celle-ci. Le conciliateur se distingue du médiateur en ce qu’il fait des recommandations en vue du règlement des différends. (…) Il est guidé par des principes d’équité, d’impartialité, et de justice ».

L’idée d’inclure un agent conciliateur dans la procédure de dialogue et de négociation bilatéraux ne contredit pas celle qui défend la capacité intrinsèque des deux États de résoudre par eux-mêmes leur différend sans recourir à un juge ou un arbitre international. Le conciliateur, contrairement à l’arbitre, n’a aucun pouvoir décisionnel dans la procédure de conciliation. Aujourd’hui, sa présence s’avère toutefois importante dans le cadre des négociations bilatérales haïtiano-dominicaines compte tenu du déséquilibre de puissances existant entre les deux États en litige. L’expérience historique du rejet unilatéral et arbitraire de la Déclaration conjointe du 27 mai 2021 par la chancellerie dominicaine convainc clairement, en particulier, de l’utilité de cette prudence stratégique.

2.2.2. La proposition de la conciliation : sa méthode, ses acteurs et ses étapes

La démarche de conciliation proposée en vue d’une solution pacifique et définitive au présent litige opposant la République d’Haïti et la République dominicaine autour de l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre comprend sept étapes à franchir totalement dans un délai raisonnable de 60 jours. Pour ce faire, elle devrait être conduite de cette manière et par les acteurs suivants :

1- Première étape : La République Dominicaine répond positivement à l’invitation au dialogue du gouvernement haïtien en échange d’une déclaration d’engagement de celui-ci signifiant sa prise en charge officielle du projet de construction du canal. Les deux États choisissent d’un commun accord un agent conciliateur (représentant d’un État tiers ou d’une organisation internationale dont ils sont tous deux membres).

2- Deuxième étape : En acceptant de revenir à la table de dialogue, le gouvernement dominicain proclame la levée TEMPORAIRE de ses récentes mesures (fermeture des frontières, interruption de l’émission des visas aux Haïtiens, interdiction d’entrée, etc.) et s’engage à n’entreprendre présentement aucun ouvrage parallèle sur la Rivière Massacre. Le gouvernement haïtien décrète la suspension TEMPORAIRE des travaux de construction du canal sur la même rivière pour évaluation.

3- Troisième étape : Les deux États créent une Commission Bilatérale de Conciliation (Cbc) et désignent ses membres respectifs. Ladite Commission comprend 12 membres, six membres de chaque côté choisis en fonction de leurs homologues respectifs : (1) le Chef de la mission diplomatique haïtienne en République dominicaine / son homologue en Haïti, (2) le Secrétaire technique/exécutif de la Commission mixte haïtiano-dominicaine, (3) le directeur technique des frontières (Haïti)/directeur de la direction Limites et Frontières (RD), (4) un technicien de haut niveau en ingénierie hydraulique, (5) un technicien de haut niveau en études environnementales et (6) un juriste spécialisé de préférence en droit du contentieux international.

4- Quatrième étape : Ouverture des travaux de la Cbc sous l’auspice du conciliateur. Principaux points de l’agenda : a)- (re)définition conjointe du sujet de la controverse, du siège de la commission et des règles de la procédure de conciliation dont la signature de la déclaration conjointe d’un engagement pour le respect et l’application obligatoires des délibérations finales (article 6, traité de 1929) ; b) élaboration des termes de références en vue du recrutement d’une firme internationale neutre (afin d’éviter tout conflit d’intérêt) ou la formation d’une équipe binationale haïtiano-dominicaine (Direction Évaluation Impact Environnemental en RD / Bureau National d’Évaluation Environnementale (Bnee) du Ministère de l’environnement en Haïti) pour une étude d’évaluation des impacts binationaux de nature environnementale et sociale du projet haïtien en cours et des projets dominicains existants sur la Rivière Massacre.

5- Cinquième étape : Deuxième rencontre de la Cbc : Approbation, après l’autorisation conjointe des deux gouvernements, du recrutement de la firme ou de la mise en place de l’équipe binationale d’évaluation, validation des activités et du budget de l’étude.

6- Sixième étape : Conduite de l’étude en 30 à 45 jours ouvrables et soumission du rapport final à la Cbc. Points clés à traiter dans le rapport : a) description et analyse de l’état des sites ; b) description et analyse des projets ; c) description et analyse de tous les éléments et ressources naturels et sociaux affectés ou susceptibles d’être affectés par la réalisation de ces projets ; d) indication des mesures prévues pour éviter, réduire, éliminer ou compenser les effets dommageables ; e) recommandation d’un plan de construction et de gestion environnementale.

7- Septième étape : Troisième rencontre de la Cbc : Présentation des résultats de l’étude, discussions, négociations et délibérations finales.

Tout compte fait, il revient de manière souveraine aux gouvernements haïtien et dominicain de décider des voies à suivre et de l’issue finale qu’ils auront voulu donner à cette affaire. Ce texte constitue ma modeste contribution à un devoir citoyen de participer dans la conception d’un dénouement heureux et responsable de la crise. Je laisse aux jugements infaillibles de l’Histoire de décider librement du reste.

* Juriste et sociologue
Ex-Ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine

Source photo : Ouanaminthe View - FB